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INTERVIEW

LOVE LIFE

Kôji Fukada

Réalisateur et scénariste

Recevoir un cinéaste japonais de renom dans la ville de naissance du 7ème Art est toujours un grand honneur pour les cinéphiles lyonnais que nous sommes. Dans le cas de Kôji Fukada, cinéaste prolifique dont une grande majorité des films auront fait un détour remarqué par les salles d’art et essai, l’événement était d’autant plus important que l’homme, en plus d’être l’invité d’honneur des nouvelles Saisons Hanabi, revient avec ce qui s’impose clairement comme son plus beau zénith artistique à ce jour.

Entretien Interview Rencontre Kôji Fukada réalisateur et scénariste du film
© Art House

Opus d’une infinie subtilité et d’une grande richesse symbolique, "Love Life" était l’occasion rêvée de s’entretenir avec Fukada sur ce qui caractérise son style et sa sensibilité d’artiste. Le découpage en points thématiques de cette retranscription d’entretien s’est donc très logiquement imposé pour mieux mettre en avant la précision de ses propos et de ses réponses.

Origine d’un film

Chaque film a sa propre inspiration. Pour "Love Life", l’origine a très clairement été la chanson éponyme d’Akiko Yano, que j’aime énormément et que j’ai souhaité mettre en valeur de la meilleure façon possible à travers ce film. Je peux aussi vous donner d’autres exemples : "Le Soupir des vagues" est né de ce lieu dans lequel je me suis rendu un jour et qui m’a alors immédiatement inspiré pour écrire le scénario, et le souvenir d’un manga que j’avais lu durant mon enfance a suffi à me donner envie de l’adapter, ce qui a donné le diptyque "Suis-moi je te fuis" / "Fuis-moi je te suis".

Différences entre l’idée de départ et le résultat final ?

Pour parler de ce projet-ci, l’idée m’était venue il y a très longtemps. À l’époque, j’avais juste écrit un synopsis, mais à partir du moment où je me suis mis à écrire le scénario, l’histoire a fini par beaucoup évoluer. Ce que j’ai constamment gardé en tête, entre le moment où j’ai eu l’idée du film et celui où j’ai achevé le montage, était cette scène finale avec un appartement vide et la chanson d’Akiko Yano qui démarre alors. De façon plus globale, quand on écrit un scénario, on ne sait pas encore où ni quand ni comment le film va se tourner concrètement, et donc, en fonction des décors que l’on choisit, la mise en scène finit toujours par évoluer et par induire des changements. Par exemple, les répliques peuvent aussi être changées ou réadaptées pendant le tournage en fonction de ce à quoi on se confronte. Quant au montage, je dirais que c’est pour moi une étape où l’on remet quelque part en jeu le film tout entier. De ce fait, je suis plutôt tolérant et ouvert face aux changements qui peuvent intervenir tout au long de la fabrication d’un film.

Radiographie des sentiments

Je dirais que le fait que mes personnages aient des métiers qui les amènent à prendre soin des autres ou à être dans la préoccupation d’autrui n’a pas vraiment de lien avec leur tempérament, leurs difficultés à eux ou leur maladresse à communiquer. À mon sens, tous les êtres humains en sont à peu près là : on a toujours une incapacité à se comprendre et à communiquer véritablement. Et en règle générale, c’est souvent l’instabilité d’une relation qui permet, sinon de déplacer un peu les choses, en tout cas de les voir sous un autre angle. Je pense que c’est plutôt cela que j’avais envie de montrer, et non pas cette incapacité à eux qui me semble être une incapacité assez commune. J’ajouterais aussi que, par rapport au fait d’être dans le soin ou le social, de faire partie de ceux qui prennent soin des autres, cela fait longtemps qu’au même titre que le personnage de Taeko dans le film, je suis bénévole dans une association qui s’occupe des sans-abris. Du coup, je vis de l’intérieur la question de la diversité des profils de ces gens qui prennent soin des autres : certains sont assez instables dans leur vie personnelle tout en réussissant à s’intéresser aux autres, d’autres vont peut-être être plus apaisés et émotionnellement stables, d’autres qui étaient au départ dans la rue ont finalement basculé du côté de ceux qui s’occupent des autres. C’était très important pour moi de mettre en avant cette diversité de profils et de personnalités.

La tentation rohmérienne

Pour ce qui est des silences ou du fait d’avoir moins de dialogues que dans mes films précédents, je dirais que je n’en avais pas conscience en écrivant le scénario. Peut-être que, pour nous qui « entendons », on a le sentiment que le film est plus silencieux parce que beaucoup de dialogues passent ici par le langage des signes. Mais en matière de quantité de dialogues, ça me paraît équivalent à mes autres films. En outre, j’ai un rapport au texte et au dialogue qui est lié à l’un de mes cinéastes favoris, à savoir Éric Rohmer. Je trouve toujours chez lui cette capacité à utiliser le texte non pas comme quelque chose de très fonctionnel pour faire avancer l’intrigue ou pour expliquer les sentiments des personnages, mais comme quelque chose qui serait doté d’une existence à part. J’aime beaucoup cette légèreté, cette façon qu’il a d’utiliser les silences entre les répliques. On a l’impression que le texte vit tout seul. C’est pour moi une référence, quelque chose que j’ai toujours envie de faire.

Un jeu (de société) et des jeux (de lumière)

D’une part, le jeu Othello est extrêmement cinématographique en raison des deux faces (noire et blanche) de ses pions, et d’autre part, il s’agit d’un jeu où un seul coup peut complètement renverser le déroulement de la partie. De ce point de vue-là, cela me semblait très bien s’accorder au sujet du film. Mais en général, c’est assez rare que les accessoires au cinéma soient vraiment choisis pour des raisons métaphoriques ou symboliques. Là, il y avait surtout des contingences liées à l’âge de l’enfant : il paraissait idéal de choisir un jeu de plateau dans lequel un enfant de cet âge-là pourrait gagner des concours à l’échelle régionale. En outre, il fallait aussi que ce soit un jeu assez simple, ça ne pouvait pas être les échecs ou le shōgi [NDLR : un jeu de société stratégique très populaire au Japon].

Si je suis devenu cinéaste, c’est parce que je suis avant tout un grand fan de cinéma, et je considère que les films pour lesquels j’ai eu un amour incommensurable m’ont quelque part surtout donné envie de faire la même chose. J’ai toujours trouvé qu’il était possible d’exprimer beaucoup de choses au cinéma par le biais des jeux de lumière. Et là, en l’occurrence, dans "Love Life", il y avait aussi la question de l’espace, l’idée de placer les deux immeubles l’un en face de l’autre et de donner une notion tangible de la distance qui sépare les deux bâtiments. Cette question de la lumière est donc venue au travers de cette préoccupation-là, mais en tout cas, elle correspond à quelque chose que j’ai toujours voulu exprimer par la mise en scène.

Double huis clos

Au moment de la phase de repérage, je donne toujours des indications précises pour que les équipes de repérages trouvent quelque chose qui correspond à mon idée. Pour ce film-ci en particulier, la configuration des lieux et la distance entre eux étaient déterminantes en raison d’un des enjeux du film, c’est-à-dire la distance qui tantôt s’allonge tantôt se rétrécit entre les personnages. Cette question de la distance était aussi présente dans les premières phrases de la chanson d’Akiko Yano – c’était quelque chose comme « Peu importe à quel point on est éloignés, on peut toujours s’aimer ». Je voulais que les spectateurs ressentent cette distance, que ce soit au travers d’un plan-séquence qui permet de suivre les personnages au sein de l’espace, ou au travers de l’écoulement du temps qui fait sentir le trajet d’un personnage d’un lieu à un autre. Je trouve que cela permet de montrer comment les personnages sont séparés les uns des autres. Si on prend par exemple le personnage de l’ex-mari, on le découvre la première fois dans un parc, donc dans un lieu assez éloigné de l’appartement de Taeko. Ensuite, il emménage dans un appartement quasiment en face de celui de Taeko. Et enfin, il se retrouve chez elle pour finalement avoir une très grande proximité en sa compagnie dans la salle de bain. Les lieux racontent ainsi comment les personnages se rapprochent peu à peu.

Une caméra sensorielle

J’ai une position un peu intermédiaire entre la caméra qui accompagne les sentiments et celle qui se place en retrait. Ce qui compte pour moi, c’est toujours de pouvoir raconter l’histoire à la troisième personne, donc de devoir maintenir une certaine distance entre les sujets afin de montrer la relation qui se joue entre eux. En même temps, je pense que les mouvements de caméra peuvent aider le spectateur, ou tout du moins activer sa capacité d’imagination. Laisser le spectateur livré à lui-même en le laissant libre d’interpréter tout comme il le souhaite peut très vite avoir ses limites. J’ai donc davantage envie de privilégier la faculté de la caméra à se mouvoir et donc à permettre au spectateur de se projeter dans le film. Au fond, le rôle de la caméra consiste avant tout à stimuler l’imagination du spectateur, et en même temps, il ne faut pas non plus qu’elle soit trop présente et qu’elle se mette à trop raconter ce qui se passe. Cela doit rester un intermédiaire.

L’état du cinéma japonais d’aujourd’hui

La crise du Covid est passée par là : le fait d’avoir dû fermer les salles de cinéma et de ne plus pouvoir tourner pendant un certain temps a évidemment eu un impact très important. Cela dit, je pense qu’au Japon, cette crise a surtout permis de mettre en lumière les problèmes qui existaient déjà dans l’industrie du cinéma et de lever enfin le voile sur ces questions. Il faut dire qu’au Japon, le budget alloué à la culture est extrêmement faible, et que, contrairement à des pays comme la France ou la Corée du Sud, il n’y a pas de système de répartition des recettes produites par le cinéma. Cela veut dire que, pour les films indépendants ou d’auteur, il y a une très grande précarité, une instabilité financière qui fait que l’on doit très souvent trouver soi-même les moyens de faire des films. Par ailleurs, je ne me considère pas comme un vétéran, mais il y a au Japon toute une génération de cinéastes plus jeunes que moi et je crains que, pour eux, la situation soit encore plus difficile qu’elle ne l’a été pour moi. Jusqu’à présent au Japon, on pouvait faire des films avec relativement assez de facilité, notamment en faisant le choix de s’autoproduire. Mais ces dernières années, il y a eu pas mal de réformes visant à améliorer les conditions de travail sur des plateaux de tournage, et de ce fait, tous ces petits films réalisés dans des conditions extrêmement précaires ne peuvent plus vraiment exister parce qu’ils ne sont plus conformes à cette nouvelle législation que l’on essaie d’imposer. Les jeunes cinéastes dont le talent n’est pas encore vraiment affirmé ou dont le nom n’est pas encore reconnu vont donc avoir de plus en plus de mal à rassembler les fonds nécessaires à la concrétisation de leurs projets.

Propos recueillis le 31 mai 2023 au cinéma Comoedia de Lyon

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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