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INTERVIEW

LES FILLES D'OLFA

Kaouther Ben Hania

Réalisatrice

C’est le genre de film dont le dispositif de filmage et de montage s’avère si fascinant qu’il ne peut que susciter des réactions variées, voire des perceptions tantôt complémentaires tantôt contradictoires. D’un autre côté, il fait figure de suite logique dans la mesure où sa réalisatrice Kaouther Ben Hania, au-delà des quelques fictions qu’elle avait pu réaliser dans le passé (dont le très éprouvant « La Belle et la Meute« ), avait révélé de sacrées aptitudes pour renouveler la matière souvent ambiguë et poreuse du documentaire (ceux qui ont eu la chance de voir « Zaineb n’aime pas la neige », suivez mon regard…). Avec « Les Filles d’Olfa » (présenté cette année en compétition à Cannes), la réalisatrice tunisienne franchit en tout cas un nouveau cap, décisif parce que fort d’une radicalité encore plus affirmée et stimulante.

Entretien Interview Rencontre Kaouther Ben Hania réalisatrice du film
© Jour2fête

Le film a beau avoir divisé notre rédaction, il apparaît fondamental de par la rigueur et l’audace du dispositif à l’œuvre, tutoyant aussi bien les essais les plus expérimentaux d’Abbas Kiarostami (une influence revendiquée par la réalisatrice dans le dossier de presse) que ce fabuleux jeu d’identités brouillées et imbriquées qui caractérisait autrefois le "Pater" d’Alain Cavalier. L’occasion de sa venue à Lyon dans le cadre d’une avant-première du film était trop idéale pour ne pas creuser le sujet en sa compagnie.

Origine du projet

Cette histoire vraie condensait tous les éléments qui m’intéressaient : la maternité, la transmission mère-fille, l’adolescence… Au fond, le fait divers en soi n’est pas ce qui m’a séduit le plus, c’était davantage un prétexte pour me pousser à creuser et à comprendre ces sujets qui me passionnaient. Au début, j’avais entendu parler à la radio de l’histoire de ces filles, j’avais trouvé ça très intéressant, ça a vraiment éveillé ma curiosité. Et comme je venais alors de terminer "Zaineb n’aime pas la neige" – un film qui m’avait demandé six ans de travail – et que je voulais commencer un projet de la même nature, à savoir un documentaire conçu en parallèle des fictions que je fais, le projet tout entier a commencé à prendre racine autour de cette histoire. Lorsque j’ai rencontré Olfa, elle a d’ailleurs cru que j’étais journaliste et j’ai donc fait en sorte de lui expliquer ce que j’avais en tête, en lui précisant que le processus allait durer plusieurs années et également que quelqu’un allait devoir jouer son rôle dans certaines scènes. C’est d’ailleurs elle qui a suggéré de choisir Hend Sabri, qui est une actrice très célèbre en Tunisie et en Égypte.

Dispositif et équilibre

En matière d’expérimentation, je savais dès le départ que j’allais faire intervenir des actrices et que leur travail allait consister à passer de l’autre côté de leur métier, en dialoguant le plus possible avec les vraies protagonistes, lesquelles, de leur côté, allaient devoir faire l’effort de ce même dialogue. C’est quelque chose que j’ai installé sur le tournage et que j’ai expérimenté sur plusieurs aspects. Mais en tant que réalisatrice, je suis comme tout le monde : on est rongée par le doute, on s’interroge toujours sur ce que l’on fait, sur la possibilité que ça marche vraiment et que ça puisse parler aux spectateurs. C’est donc au travers de la phase de montage que j’ai fini petit à petit par trouver l’équilibre, mais ce fut très long. Il me fallait notamment introduire le dispositif, mais sans que cela paraisse pédagogique, le but étant que tout reste lié à l’histoire que je voulais évoquer… Je ne dirais pas pour autant que le tournage s’est fait à l’instinct, car tout était assez réfléchi. C’est un processus où, en quelque sorte, beaucoup de choses ont fini par me suggérer d’autres choses. En gros, j’arrivais déjà avec une idée préconçue, on essayait sur le plateau, mais cette idée donnait alors naissance à une autre idée. C’est une liberté que je pouvais me permettre parce qu’on était dans un seul décor, que le film n’était pas très cher et que je ne me confrontais pas à la lourdeur de la fiction pure et dure. Cette expérimentation visait vraiment à nous pousser à creuser ensemble et à analyser ce qui allait découler de notre propre travail.

À la recherche du « réel »

Il nous est très souvent arrivé de garder les premières prises. Je ne refais pas de scènes, en réalité, mais je fais plutôt en sorte que la scène se développe elle-même avec tout ce qu’elle peut avoir d’inattendu et d’imprévu. Par exemple, durant la scène où les filles mangent dans les assiettes, l’une d’elles a fini à un moment donné par mentionner les insultes de sa mère, et pour le coup, ce n’était pas quelque chose de prévu. Mon but consiste donc à laisser la scène évoluer, en faisant en sorte de rester attentive aux détails et de voir s’ils peuvent s’intégrer au montage. Ce sont des moments où le film semble m’échapper, des moments forts où je suis dans le doute et où le dispositif crée lui-même sa propre matière… De toute façon, quelle que soit la situation, je pense que tout le monde « joue ». Même vous et moi, nous sommes là en train de jouer : cette conférence de presse est en soi une performance ! (rires) Et dès lors qu’il y a une caméra, c’est encore pire. Il ne faut pas être dupe de quoi que ce soit. Les puritains du documentaire ont tendance à m’énerver : quand je les entends dire que la réalité est « sacrée » ou je ne sais quoi d’autre, j’ai toujours envie de leur demander ce qu’est la réalité. À mon sens, ça n’existe pas. Un film ne peut pas refléter la réalité dans son entièreté. Par exemple, quand une caméra de surveillance filme une situation précise 24 heures sur 24, elle ne montre pas le réel mais un fragment du réel, limité parce que cadré.

Choix du décor unique

Le but était vraiment de faire un travail d’introspection, et dans la mesure où ce dispositif que j’ai créé de toutes pièces était au fond un artifice en soi, le choix du décor unique [NDLR : il s’agit d’un vieil hôtel authentique qui s’appelle La Tour Eiffel] s’est vite imposé. Il me permettait surtout de donner une unité stylistique au film, en accord avec ma volonté de vouloir expérimenter le plus possible et en rupture avec toute la machinerie lourde propre à un tournage classique.

Pourquoi un unique rôle masculin ?

Je savais que j’allais avoir beaucoup de personnages masculins, mais comme je voulais rester focalisée sur le lien mère-fille et ne pas distraire la logique d’un dispositif déjà complexe à la base, j’ai opté pour ce parti pris. De toute façon, dans la vie de ces femmes, les hommes ont une nature et un rôle qui sont assez interchangeables. J’ai donc estimé qu’il valait mieux simplifier et procéder de la même façon que pour l’unicité du décor.

Travail avec les actrices

Il n’y avait pas de dialogues écrits au préalable. Seul le cadre était prévu : on se disait qu’on allait tourner cette scène-ci ou cette scène-là, et à partir de là, tout ce que disent les actrices est né de leur propre improvisation. Je me contentais à chaque fois d’installer la situation, et après, je les laissais évoluer à l’intérieur de cette situation, en fonction de leur ressenti. Je précise aussi que les vraies actrices et les vraies protagonistes se sont rencontrées sur le plateau – c’est la scène que l’on voit au début du film. Mes rencontres avec chacune d’elles ont en revanche eu lieu en amont du tournage. Cela fait déjà plusieurs années que je connais les deux filles d’Olfa [NDLR : Eya et Tayssir], j’ai souvent discuté avec elles, je les ai même filmées à certaines reprises. Je pense d’ailleurs que je ne me serais pas lancé dans un film pareil s’il n’y avait pas eu ces deux filles : elles dégagent une telle lumière, un tel humour, une telle force, une telle maturité que leur présence m’apparaissait indispensable. Pour les actrices, en revanche, le travail s’est effectué pendant la préproduction du film. J’avais des interviews des vraies Rahma et Ghofrane (que ces dernières avaient donné aux médias alors qu’elles étaient incarcérées), et je leur ai fait écouter pour qu’elles puissent parler comme elles, en adoptant le même jargon (notamment religieux). Je leur ai demandé de parler comme elles, non pas par rapport à cette situation d’emprisonnement mais par rapport à ce qu’était la relation avec leur mère. Je leur disais qu’elles allaient peut-être jouer mais aussi réagir en temps réel sur le plateau.

Un dispositif thérapeutique pour Olfa et ses filles ?

Le film était si introspectif qu’il pouvait potentiellement s’avérer douloureux – il en va toujours ainsi dès lors qu’il s’agit de revenir sur quelque chose de tragique. Mais je ne m’attendais pas à ce que l’expérience leur fasse autant de bien. Leurs rapports ont vraiment évolué dans le bon sens : quand j’ai commencé le tournage, Eya et Tayssir ne parlaient pas à leur mère, c’était presque une guerre totale entre elles et Olfa, avec des insultes en permanence. Et durant le tournage, il y a des scènes que j’ai choisi de garder, où l’on sent beaucoup de tendresse et de compréhension dans le rapport mère-filles. Comme si le fait de dire à leur mère ce qu’elles avaient sur le cœur, de se rendre compte mutuellement et réciproquement de ce qui a eu lieu, leur avait permis de ressouder un lien qui s’était brisé. Je n’avais pas prévu cela, ça m’a d’ailleurs totalement dépassé, mais j’en étais évidemment très heureuse. La toute dernière scène du film, où Olfa donne sa conclusion intime au projet en parlant de malédiction et de transmission, m’apparaissait d’ailleurs comme la meilleure façon de clôturer ce dispositif. Cela referme le film sur un bilan intime, et on sent alors que quelque chose de fort s’est produit chez elle.

Un patriarcat qui se propage

On parle ici d’un contexte où le patriarcat s’intériorise insidieusement. Quand je me suis penchée sur l’histoire d’Olfa et surtout sur son adolescence, j’ai découvert qu’elle venait d’un milieu patriarcal dont la violence était si forte qu’elle avait fini, en réaction et par instinct de survie, par se comporter comme un homme. C’était quelque chose qu’elle avait fini par intégrer naturellement jusqu’à le reproduire sur ses propres filles, et je pense que le film lui a permis de remettre cela en question.

Rahma et Ghofrane, aujourd’hui…

Actuellement, Rahma et Ghofrane sont toujours incarcérées en Libye. Il y a eu un jugement avec plusieurs années de prison, et la situation n’a hélas pas évolué. Dès le début de leur incarcération, la Libye voulait que la Tunisie les récupère mais celle-ci a refusé – quand elle n’a pas fait carrément la sourde oreille – en raison du caractère assez explosif de ce dossier. Pour le moment, elles sont toujours là-bas, avec la fille de Ghofrane qui n’a ni papiers ni passeport, donc qui n’existe pas d’un point de vue administratif. Est-ce que la sortie du film peut faire évoluer les choses ? Je l’espère. Durant la conférence de presse à Cannes, Olfa a lancé un appel au gouvernement tunisien afin de pouvoir récupérer sa petite-fille et de faire en sorte que ses deux filles aient droit à un procès équitable en Tunisie. En outre, la ministre de la culture tunisienne était présente durant la projection cannoise, Olfa a alors rencontré certaines personnalités, et en somme, on a fait pas mal de démarches pour créer un effet de sensibilisation, sans trop savoir si cela allait déboucher sur quelque chose. À vrai dire, je ne sais pas si le gouvernement tunisien souhaite vraiment les rapatrier. Le film sort en Tunisie courant septembre, on verra comment les choses évoluent…

Entretien réalisé le 26 juin 2023 au cinéma Comoedia de Lyon.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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