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INTERVIEW

CONANN

Bertrand Mandico

réalisateur et scénariste

Prolonger la discussion avec Bertrand Mandico autour de son travail est devenu depuis plusieurs années une habitude pour les habitués du cinéma Comoedia à Lyon, tant ce fabuleux créateur d’ambiances singulières et hallucinatoires n’a jamais manqué de répondre présent à chaque nouvelle proposition de cinéma. Petits éclats de confidences autour de ce troisième et furieux long-métrage qu’est « Conann« .

Entretien Interview Rencontre
© UFO Distribution

Du théâtre au cinéma

Le projet "Conann" me travaillait depuis déjà plusieurs années. Je tournais autour de cette idée d’une femme démoniaque qui voyagerait à travers les âges et les époques, avec un démon à ses côtés. À un moment donné, Philippe Quesne, qui dirigeait alors le théâtre des Amandiers, est venu me voir et m’a proposé de venir y faire un spectacle hybride. Avant moi, il avait déjà invité Jean-Luc Godard et Apichatpong Weerasehakul, et cela m’intéressait beaucoup de faire partie de cette trinité. Cela dit, même si je connaissais le travail de Philippe, je l’ai un peu mis au défi en lui indiquant que si je faisais quelque chose dans son théâtre, ce ne serait pas forcément quelque chose de noble, ce serait quelque chose comme « Conan la Barbare ».

J’ai lancé l’idée comme ça, un peu à la volée, et ça l’a amusé. Il a repris ça dans la presse alors même qu’il était en train d’annoncer son futur départ du théâtre des Amandiers. Il m’a donné carte blanche en m’indiquant que je n’étais pas forcément obligé de faire « Conan la Barbare ». Or, je me suis dit que si mon inconscient avait lancé ce nom comme ça, c’est qu’il fallait que je le fasse. À partir de là, j’ai rassemblé un peu toutes les idées que j’avais lâchées en vrac. Comme j’allais travailler aux Amandiers et dans un endroit que Philippe allait me fournir, j’ai eu rapidement en tête le travail de Patrice Chéreau, d’abord parce que j’en suis très admiratif, ensuite parce que je savais qu’il avait tourné une partie de "La Reine Margot" aux Amandiers et que Philippe avait même été stagiaire sur le tournage.

Le sujet de la barbarie qui était commun à "La Reine Margot" et à mon idée de film me laissaient à penser qu’il y avait là une vraie cohérence. J’ai donc commencé à rédiger le scénario de "Conann" en sachant d’avance que j’allais le tourner au Luxembourg, plus précisément dans une ancienne usine de sidérurgie qui pouvait accueillir plein de décors différents. Parallèlement à cela, j’ai conçu le projet "Conann" aux Amandiers comme étant une sorte de « En attendant "Conann" » : cela devait être à la fois comédie musicale, une mise en abyme et un terrain de répétitions et de recherche, avec un personnage de metteuse en scène qui prend cette idée de film et qui tente de brasser d’autres idées autour.

Philippe avait beau s’imaginer que j’allais être dans l’improvisation constante, je l’ai finalement dérouté en structurant ce spectacle le plus possible – j’ai toujours besoin de choses très carrées dans mon travail. On a beaucoup répété, et on a même tourné un moyen-métrage dans le cadre de cette expérience des Amandiers, qui devait à la base nourrir le spectacle. Et au moment où le spectacle devait avoir lieu, le Covid est apparu. Comme la direction du théâtre allait changer, il n’était pas possible de reprendre le spectacle plus tard. J’ai donc filmé ce que devait être le spectacle – ce sera d’ailleurs l’objet d’un futur film en Super 16 – avant de partir au Luxembourg pour tourner le vrai long-métrage.

Choix du 35 mm

Le tournage sur support pellicule m’impose une grande rigueur, d’abord parce que je ne peux pas faire quarante-mille prises, ensuite en raison d’un temps de tournage très réduit – cinq semaines – avec des moyens de film d’auteur à petit budget. Il a donc fallu trouver des stratagèmes pour mettre en place ce long-métrage, et le premier est venu du décor. Dans cette ancienne usine de sidérurgie, je voyais en germe la possibilité de créer plein de mondes différents : New York, un monde antique, des champs de batailles surréalistes, etc.

J’ai alors procédé un peu à la manière d’un collage, en me greffant sur ces différents endroits et en rajoutant des éléments au fur et à mesure (un feu de signalisation, des bagnoles, des papiers qui volent…), tout en tirant profit de ce décor d’usine afin que la présence du métal soit constamment présente. Ensuite, on a énormément répété avant le tournage pour pouvoir être plus juste et plus efficace le moment venu. Enfin, comme j’ai coutume de cadrer moi-même, ce travail de mise en scène à la grue m’a motivé à imaginer beaucoup de plans-séquence, histoire d’englober des actions qui auraient pu être beaucoup plus découpées et donc beaucoup plus chronophages.

Fluidité entre les vies/époques/genres

Le principe majeur dans l’écriture de "Conann", c’était d’avoir des ellipses démesurées et de créer un effet de dilatation à outrance dans ces séquences où allait avoir lieu le passage d’une Conann à l’autre. De façon plus ciblée, à chaque fois que j’avais un segment à prendre en main par rapport au texte et au décor, je faisais un découpage relativement minimal. Peut-être que la période antique est celle où j’ai le plus découpé, parce que ça se passe sur plusieurs temps : on doit alors subir ce que le personnage subit, et son statut de martyr justifiait de recourir à quelque chose de plus fragmenté.

Mais l’idée générale consistait à travailler au maximum sur des plans-séquence et à découper le moins possible, afin de laisser les actrices déployer leur jeu et de trouver des dispositifs de mise en scène qui ne soient pas trop chronophages. Quand on a une grue et un rail de travelling entre les mains, il faut en tirer profit au maximum, et tout était orchestré par rapport à cela. De plus, comme l’idée de l’Enfer est très présente dans le film, je savais d’entrée que j’allais regarder mes personnages « de haut », avec un système écrasant de cadrages en plongée qui n’allaient pas cadrer le ciel. C’était en soi un contre pied par rapport à ce que j’avais fait dans mes films précédents.

Richesse esthétique et sonore

Je fais toujours une séparation entre l’image, le son et la musique lorsque je réalise un film. Comme je dois être efficace pour l’image, la direction d’acteur est forcément très précise et le texte doit être parfait. Mais lorsque je filme sur support pellicule, il n’y a pas de postproduction autre que l’étalonnage. C’est ce qui fait que tout ce que vous voyez à l’écran est vrai, parce que ça a été tourné tel quel. Au tournage, je me concentre beaucoup sur la composition du cadre et les rapports de contraste – ces derniers correspondent d’ailleurs aux états que traverse Conann au fur et à mesure du récit.

Le son, il est alors dégueulasse à bien des égards, parce qu’il y a des sifflements de fumée, parce que je parle moi-même pendant la prise, parce qu’il y a toujours du bruit qui survient. C’est pourquoi on oublie le son pendant le tournage, histoire de ne pas perdre de temps, et on fait tout en post-production. Il y a alors un montage image qui est mis en place avec du son-témoin. Une fois qu’on a quelque chose qui tient la route, je reconvoque les actrices qui viennent se postsynchroniser et j’affine peu à peu leur jeu, allant même jusqu’à le retravailler à l’oreille pour offrir des nuances très agréables et pour mettre en valeur les effets de respiration.

On fait ensuite la totalité des bruitages du film, et la dernière strate concerne la bande originale. Pour ce film-là, j’ai fait en sorte que Pierre Desprats [NDLR : le compositeur du film] ne se repose pas sur son style – celui qu’il avait mis en place tout au long de notre collaboration – et qu’il travaille sur quelque chose de plus tribal, avec des percussions et du rap, histoire de créer une multitude de ruptures de ton.

Noir et blanc et couleur

J’ai procédé un peu comme dans "Les Garçons sauvages". Le noir et blanc me permet de créer une unité dans quelque chose de très disparate, à mesure que l’on passe dans des époques différentes. La couleur, en revanche, a une double fonction.

D’un côté, c’est la couleur de l’Enfer, et j’avais envie d’y injecter quelque chose de très « post-Ehpad » avec ces couleurs pastel qui m’angoissent personnellement (rires) : dans la scène d’ouverture, le personnage arrive aux Enfers dans quelque chose qui ressemble à un salon de coiffure, et du coup, on ne sait pas encore si c’est l’Enfer en tant que tel ou si on est encore dans une réminiscence d’un hôpital ou autre chose).

De l’autre, il y a ces éclats de couleurs racoleuses qui viennent appuyer les effusions de sang et de violence, et qui, surtout, viennent nous rappeler qu’on est dans un film en noir et blanc. Je trouve que la couleur magnifie toujours plus le noir et blanc lorsqu’elle surgit ainsi.

Définition de la barbarie

Quand j’ai voulu travailler sur cette idée de la barbarie et du Mal, je me suis demandé quel serait pour moi le comble de la barbarie. À mes yeux, ce serait la vieillesse qui tuerait sa propre jeunesse, qui trahirait ses propres idéaux et qui s’endurcirait toujours plus. Pour moi, c’est une des définitions du Mal – il y en a tellement…

Et j’ai voulu travailler ça à la manière d’un duel, quelque part entre le cinéma japonais et Sergio Leone, en dilatant le plus possible ces moments de rencontre. Il fallait rendre palpable ce qui travaille Conann : à mesure qu’elle évolue, elle passe par plusieurs états, mais plus elle vieillit, plus elle sait que la prochaine va arriver et va l’attaquer, et l’idée de la contrer et de ne pas vieillir elle-même se met alors à la hanter.

Choix des actrices

Il y a d’abord celles avec qui j’ai déjà travaillé – elles constituent pour moi une sorte de « famille » – et puis il y a les nouvelles venues. Je me suis efforcé de créer un portrait de chaque décennie, à partir de ce que chaque époque m’évoquait.

Les 15 ans reflètent l’insécurité et la fragilité. Les 25 ans sont centrées sur un personnage empreint de fausse assurance, qui s’interroge sur son identité et sur la fluidité de son propre genre – ce qui le rend aussi romantique que fragile. Les 35 ans montrent Conann autonome et dynamique mais de plus en plus tentée par l’idée de se trahir elle-même. Les 45 ans en font un être déterminé et changé en machine de guerre. Les 55 ans rendent Conann encore plus retorse et perverse derrière la façade de celle qui semble avoir mis de l’eau dans son bain. Et au final, nous avons la « reine immortelle ».

Ce n’est pas que ces actrices représentent ça pour moi, mais quand je travaille avec elles, je sais qu’elles peuvent aller vers une couleur de personnage, vers un type de jeu qui va coller au personnage que j’ai en tête. Plus généralement, l’envie de proposer à des actrices des rôles qu’on n’a pas l’habitude de leur proposer – et ce quel que soit leur âge – est un choix presque politique de ma part.

Et en ce qui concerne Elina Löwensohn, il faut dire que nous sommes complices depuis très longtemps. La première fois qu’on a travaillé ensemble sur mon court-métrage "Boro in the Box", elle avait une boîte sur la tête pour jouer le cinéaste Walerian Borowczyk ainsi que sa mère. Le jeu entre nous, c’est que je lui propose à chaque fois un nouveau défi, quelque chose d’inédit qu’elle n’a jamais fait. Sur "Conann", le défi allait être de trouver la prothèse qui allait se marier le mieux possible avec toutes ses expressions. Je ne voulais pas un masque figé mais carrément une deuxième peau avec rien d’animatronique. C’est très proche d’elle en fin de compte, ça restitue à merveille ses nuances de jeu.

Je voulais donc qu’elle joue ce démon à tête de chien, avec une sorte de silhouette à la Fassbender et une fonction de photographe à visage multiple (de mode, de guerre, paparazzi, etc…) qui se sert de son appareil photo comme d’une sorte de baguette magique, et qui va ainsi capter les stades successifs de barbarie. Ce qui me plaisait aussi avec ce démon, c’est qu’au fur et à mesure que Conann se déshumanise, Rainer s’humanise de plus en plus.

S’il n’y avait pas eu de romantisme dans cette histoire, ça ne m’aurait pas intéressé. Le Mal pour le Mal, je trouve ça hyper étouffant. Avec ce personnage un peu faustien, je pouvais en outre convoquer toute une tradition de films fantastiques français à base de pactes diaboliques – cela va de Jacques Tourneur à Marcel Carné.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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