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INTERVIEW

BAMAKO

Abderrahmane Sissako

Les applaudissements retombent à peine qu’Abderrahmane Sissako prend la parole avant toute question :
– Personnellement je ne trouve pas fondamental de discuter après un film. Un film n’est pas fait pou ça. Mais je suis prêt à parler avec vous quand même !

Comment vous est ve…

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Les applaudissements retombent à peine qu’Abderrahmane Sissako prend la parole avant toute question :
- Personnellement je ne trouve pas fondamental de discuter après un film. Un film n’est pas fait pou ça. Mais je suis prêt à parler avec vous quand même !

Comment vous est venue l’idée du film ?
- La première raison est lointaine : quand on vit dans un pays et que quelque chose ne se passe pas très bien, qu’on prend conscience de choses sur la vie, la politique… on a envie de se positionner en tant qu’artiste. J’ai senti une certaine urgence de faire un film plus politique que mes films précédents. L’Afrique n’est pas capable de changer quelque chose aujourd’hui mais elle est consciente de ce qui lui arrive. J’ai conscience que nous vivons, à mon avis, une réelle domination des autres, qui profite aux autres pays.
Mais je n’ai pas ce film pour trancher ni jeter une vérité. De toute façon, un film n’est pas une vérité, c’est un dialogue, une recherche, un questionnement. J’ai voulu adopter une approche d’une coresponsabilité de ce qui arrive en Afrique (la corruption en est responsable aussi). Je voulais aussi interpeler ceux qui ont conçu un principe de développement (l’ajustement structurel) : après l’esclavage et la colonisation, c’est une autre forme d’exploitation. Et il existe forcément une forme de complicité à haut niveau.
Sinon j’ai aussi voulu tourner dans la maison où j’ai grandi, celle de mon père qui a disparu aujourd’hui.

Avez-vous eu des difficultés à financer ce film ?
- Non. Tout d’abord parce que mes films ne coûtent pas très chers. Je fais tous mes films avec Arte (comme une tradition pour moi) et cela donne une grande liberté. Quand j’ai présenté une ébauche de mon projet, Arte a tout de suite été intéressé.

Pouvez-vous nous parler de la participation de Danny Glover ?
- Je le connaissais un peu, on s’était rencontré au Fespaco (ndlr : festival panafricain de cinéma et de télévision de Ouagadougou) puis on s’était revu dans le jury d’un autre festival ? Il avait vu mes deux films précédents et a voulu m’aider en donnant de l’argent car c’est quelqu’un de très engagé ? Pour la partie western, j’avais voulu inviter des amis ; ils ont accepté de ne pas être payés - c’est d’ailleurs les seuls à avoir été bénévoles.
Cette scène était pour moi une manière de montrer que les cow-boys ne sont pas tous blancs et que l’Occident n’est pas seul responsable des maux de l’Afrique. Nous avons, nous aussi, notre part de responsabilité.

Comment s’est fait le choix des témoins ? Et quelle a été leur liberté de parole ?
- Dans un premier temps, j’ai cherché des avocats professionnels, comme un casting. J’ai trouvé les deux avocats français puis trois avocats africains (sénégalais, malien et burkinabé) puis j’ai choisi un vrai président de tribunal à Bamako. Un mois avant le tournage, je suis parti à la recherche de témoins avec mon équipe, notamment auprès d’associations – il y a de véritables associations structurées qui se battent sur place. J’ai aussi invité ces gens à assister au procès. Beaucoup de choses ont été dites et les avocats ont été nourris de tout ça aussi. Vers la fin du film, ils ont plaidé en écrivant leur plaidoirie eux-mêmes (de même pour les questions). J’avais mis en place un dispositif qui permettait cela avec trois caméras, plus une qui se déplaçait. Tout ce qui est fiction, par contre, est écrit. A cause de l’improvisation, il y a beaucoup de rushes qui n’ont pas été montrées ; j’en mettrais sûrement en bonus dans le DVD car beaucoup de choses vraiment importantes ont été dites.

Est-ce qu’on peut voir le couple déchiré comme un symbole d'un divorce entre le Nord et le Sud ?
- Ce n’est pas comme ça que j’ai vu les choses. D’ailleurs, il n’y a pas eu de mariage entre Nord et Sud ! L’histoire du couple est un exemple de destruction du tissu social, qui, comme le dit le personnage du film, est une caractéristique essentielle du contexte actuel.

Est-ce volontaire de ne pas avoir sous-titré le chant du griot ?
- Oui c’est volontaire. Il s’agit de quelqu’un que j’ai rencontré deux ans avant, au sud du Mali. Il a chanté à la surprise générale : seul le président du jury était prévenu. La réaction de surprise du public est donc réelle. Il chante en sénoufo et personne ne comprenait cette langue ? Il s’agit d’un cri du cœur donc les émotions n’ont pas besoin d’être traduites. Il a chanté pendant 17 minutes et j’en ai monté 3 minutes ; dans la vie ils peuvent chanter une heure !

Peut-on espérer des évolutions après et grâce à votre film ?
- Plus le film sera vu, plus sera répandue une vision différente de la dette. Et ce n’est pas une question qui concerne seulement l’Afrique – c’est juste la partie la plus visible. Le film va sortir aux USA en février 2007 et dans plusieurs autres pays.

Votre film va-t-il être montré en Afrique ?
- Le système de diffusion des films en Afrique est très difficile. Les salles n’existent presque plus depuis les années 80. Je ne vais pas rendre la Banque mondiale responsable de tout mais indirectement c’est lié ! Les salles ont été revendues quand il y avait besoin d’argent pour la santé etc et les salles ont été transformées en magasins, en parkings etc car elles proposaient de grands espaces disponibles. Aujourd’hui il n’y a plus qu’une salle de cinéma à Bamako. Bien sûr il y a le Fespaco mais un film n’est pas fait pour les festivals, c’est fait pour sortir en salles ! Et il n’y pas d’industrie du cinéma africain par manque de moyens (je suis conscient de faire partie d’une poignée de privilégiés).

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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