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INTERVIEW

MUCH LOVED

Nabil Ayouch

Journaliste : Lubna, c’est le premier grand film que vous faites. Comment s’est passée cette expérience pour vous ? Etait-ce difficile, pour un premier grand rôle, de jouer un personnage si fort et de vous mettre à nue, dans les deux sens du terme ?

Lubna Abidar : Ce film m’a beaucoup appris, ça a …

© Virginie Surd

Journaliste : Lubna, c’est le premier grand film que vous faites. Comment s'est passée cette expérience pour vous ? Etait-ce difficile, pour un premier grand rôle, de jouer un personnage si fort et de vous mettre à nue, dans les deux sens du terme ?

Lubna Abidar : Ce film m’a beaucoup appris, ça a été une chance pour moi. Il m’a aidé en tant qu’actrice, mais il m’a également changé en tant que jeune maman et en tant que femme arabe. Je ne suis nue que dans une seule scène et ce n’était pas grave. Cette scène veut dire beaucoup de choses et j’en suis très contente parce qu’elle montre que ces femmes connaissent l’amour et qu'elles savent aimer et avoir une relation normale.

Journaliste : Au Maroc le film a été interdit, vous avez reçu pas mal d’accusations. Comment vous, en tant qu’actrice, vous voyez votre avenir avec ce premier film ?

Lubna Abidar : Je suis fière que ce soit mon premier film, quoiqu’il arrive il est là et c’est un très très bon film.

Journaliste : Le film est plus un portrait de groupe, qu’un portrait d’une seule femme en particulier. Etait-ce une volonté dès le départ quand vous avez écrit le script ?

Nabil Ayouch : Oui, oui. Il y a avait une volonté de faire un portrait de femmes, chacune avec son destin, sa trajectoire, ainsi que leur rapport à la société, à l’homme et à la famille, pour certaines absente. Dès le départ cependant, je percevais que le personnage de Noha, incarnée par Lubna, allait devoir émerger, ne serait-ce que par la place qu’elle occupe par rapport au groupe. Elle est plus âgée, elle a vécu plus d’expériences par rapport aux autres. Elle a surtout un rôle de matrone un peu protectrice qui la rendait forcément centrale.

Journaliste : C’est important aussi pour vous de montrer plusieurs aspects de la prostitution à Marrakech ?

Nabil Ayouch : Oui, très important, fondamental même. Parce que dans ce rapport à l’homme, la prostitution est protéiforme et elle peut être choquante, sous plusieurs aspects. Les soirées avec les gens du Golfe, personnellement me choquent. C’est un élément important de la prostitution à Marrakech, de même que tous ces européens qui viennent, à un moment donné dans le film, faire leur marché avec les filles et même avec des enfants, c’est absolument révoltant. Sans oublier, ces filles du monde rural qui débarquent en ville pleines de rêves, qu’on peut voir avec le personnage de Hlima, un peu naïve et qui se retrouve confrontée à une prostitution « bas de gamme » avec ces hommes qui n’hésitent pas à les payer en marchandises. Tout ça est vrai. C’était important pour moi de montrer ça, et montrer que, contrairement à ce qu’on a pu entendre, ici ou là, la prostitution, même dans une ville comme ça, ce n’est pas du rêve, ce n’est pas beau.

Journaliste : Quelles sont les limites que vous vous fixiez dès l’écriture ? La prostitution enfantine est évoquée par exemple mais de façon très suggérée.

Nabil Ayouch : D’être sincère. Ma seule limite. Même au-delà de la prostitution infantile et de la pédophilie, que je serais incapable de mettre en scène parce que c’est la chose qui me heurte le plus, dans toutes les histoires que les filles m’ont racontées [NDRL : Ayouch a fait un travail d’enquête d’un an et demi pour ce film et a parlé à plus de 200 prostituées]. Il y a vraiment eu des choses qui dépassaient de très loin ce qu’il y a dans le film. Et c’est vrai que la question se pose de quoi montrer ? Jusqu’où aller ? Je pense que c’est mes limites, mais instinctives, ce n’est pas des choix, ce sont mes limites naturelles. Il m’est arrivé de me dire : « ça je n’y arriverai pas »… Il m’est arrivé de me dire que je n’arriverai pas à faire ce film ! (rires) Il y a des choses que j’aurai été incapable de raconter. Ne serait-ce que certaines scènes que j’ai dû tourner… Je devais toujours donner l’impression de ne pas être faible et pourtant ces scènes me fragilisaient beaucoup. Une des scènes qui m’a le plus bouleversé, c’est celle des chattes. J’avais envie de vomir.

Journaliste : Les dialogues ont l’air assez spontanés. Y-a-t-il eu beaucoup d’improvisation ?

Nabil Ayouch : Oui. En écrivant le scénario, j’avais certaines idées de dialogues en tête, mais quand j’ai rencontré les comédiennes qui connaissaient bien ce milieu, assez rapidement elles m’ont dit : « Abdil, ce n’est pas comme ça qu’on parle. » (rires)

Lubna Abidar : Il parle très mal l’argot marocain.

Nabil Ayouch : Elles ont remis dans leur bouche les dialogues du film. Il y avait une structure qui devait être suivie, mais la manière de le dire venait d’elles. Elles devaient se sentir à l’aise dans leur personnage et dans leurs mots.

Journaliste : Le son est très européen, pourquoi ce choix ?

Nabil Ayouch : Le film était assez coloré par les musiques d’ambiance pour ne pas que la bande son vienne apporter une deuxième couche de musique arabisante qui aurait donné une couleur folklo. Je trouve que le film lui-même, par ce qu’il porte et ce qu’il défend, est beaucoup plus universel. On ne fait pas un film sur la prostitution marocaine, on fait un portrait de femmes. La musique ne devait pas souligner que le film se passe dans le monde arabe mais devait être plus universelle dans son approche.

Journaliste : Comment gère-t-on, en tant que réalisateur, la limite assez ténue de la surprise, du choc voire du voyeurisme que peut subir le spectateur par rapport aux femmes que vous montrer ?

Nabil Ayouch : On ne la gère pas. Parce que je ne me pose pas la question de savoir comment le spectateur va se positionner par rapport à ces scènes. L’intérêt c’est de raconter des choses qui sont essentielles à dire. Et à l’époque où j’ai tourné et monté le film, j’ai envisagé que toutes les scènes ne puissent pas être vues et regardées par le spectateur mais ce qui comptait pour moi c’est d’exprimer mon point de vue, tout simplement. Et je pense que rapidement, l’idée de montrer ces filles telles quelles sont, certes avec une vie dure, faite de blessure, de solitude, mais également faite de solidarité, d’amitié et de drôleries. Cette idée est née naturellement et, peut-être, sans m’en rendre compte, est venue contre balancer certaines choses plus dures dans le film.

Journaliste : Dans ce film, vous avez également abordé beaucoup d’autres problèmes qui sont présents partout dans le monde. La corruption, l’homosexualité… On a plus l'impression d'un docu qu’une fiction.

Nabil Ayouch : Ce film est une fiction totale et totatement assumée. Par contre, au départ, l’idée du documentaire était là. Mais en rencontrant ces filles, au bout d’un moment, je me suis rendu compte que j’avais des choses à raconter sur le sujet, que j’avais un point de vue, un regard. Et c’est là ou j’ai basculé vers la fiction. C’est une fiction réaliste. Mais une fiction totale. Cependant, ces sujets que vous citez, je ne trouve pas que je les aborde, ils sont simplement là. Ils sont présents parce qu’ils font partis de leur vie. Elles sont face à tout ce trafic. Cela constitue leur monde.

Journaliste : Par rapport au titre, en arabe il signifie « La beauté qu’il y a en toi ». Pour l’occident, le titre anglais ("Much Loved") est très bien, mais pour les arabes, le titre en arabe est encore mieux. Du coup, pourquoi l’avoir changé ?

Nabil Ayouch : Je n’ai pas trouvé d’équivalent de "Much Loved" en arabe, ni en français d’ailleurs. "Much Loved", je trouve que c’est vraiment le film. C’est trop aimé, c’est mal aimé, c’est l’amour usé… Je me suis demandé qu’est-ce qui finalement dans le film ressortait le plus de ces filles : c’est leur humanité, c’est leur beauté. Je le trouvais intéressant comme titre, car en effet c’est la beauté qui est en ces filles, mais il y a également un effet miroir. Toi, spectateur arabe, change ton regard. Va chercher la beauté qui est en toi pour regarder autrement.

Journaliste : Est-ce que vous n'avez pas été davantage motivé par la réalisation d'un film choquant que par filmer une histoire plus banale qui n’aurait choqué personne ?

Nabil Ayouch : Non, ce qui m’a motivé c’est vraiment l’envie profonde de raconter cette histoire, de dire ma vérité et de porter mon regard sur des choses qui m’interpellent depuis que je fais du cinéma. Dans "Ali Zaoua", la mère d’un des personnages principaux est une prostituée. Même dans "Les Chevaux de Dieu". Le rôle de la prostituée dans la société arabe m’a toujours interpellé. Ce rôle pilier, fondateur, extrêmement fort dans sa relation à l’homme, à la famille. La place de la femme, c’est ce qui m’intéresse vraiment.

Justine Turchet Envoyer un message au rédacteur

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