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INTERVIEW

A CIEL OUVERT

La docu-militante

Dans un café du Boulevard Poissonnière, elle arrive légèrement essoufflée, en ligne droite depuis Toulouse, par le train. Son dernier film, « A ciel ouvert », sort le lendemain dans les salles françaises. Impossible de prédire comment les choses se passeront. « …

© Inès Compan

La docu-militante

Dans un café du Boulevard Poissonnière, elle arrive légèrement essoufflée, en ligne droite depuis Toulouse, par le train. Son dernier film, « A ciel ouvert », sort le lendemain dans les salles françaises. Impossible de prédire comment les choses se passeront. « C’est un genre de film qu’il est difficile de faire vivre », confie-t-elle. Certes, ce documentaire sur les revendications sociales des indigènes argentins n’a pas le même poids commercial que des productions américaines comme « Fighter » ou « Le Rite ». Mais il a certainement plus de capital humain.
Quand on lui demande comment elle est passée d’un doctorat en microbiologie à la réalisation de documentaires sociétaux, Inès Compan sourit : « On me pose souvent cette question, mais ce n’est pas si insolite que cela ». A priori, rien de commun entre l’étude de l’enzyme à l’origine des cancers et le tournage de documentaires citoyens. C’est que la science et le cinéma partagent une même démarche : implantation, imprégnation, émission d’hypothèses, transcription d’un point de vue. Et une même vertu : l’intuition. « Ce que je faisais sur la cellule – observer comment elle réagit à son environnement – se retrouve, de la même façon, au niveau humain. » L’homme et la société comme objets d’étude ? Il ne faudrait pas croire pour autant qu’elle est plus scientifique que réalisatrice. Son goût pour la caméra lui vient de loin : « Il fallait bien choisir un métier, ce fut la biologie. Mais j’aimais aussi l’ethnologie, le journalisme. Et le cinéma (…) J’avais envie de faire de la vulgarisation scientifique tout en me formant à l’audiovisuel. » Car l’image est reine à notre époque, et permet de toucher plus sûrement les esprits.
Après l’obtention de son doctorat, elle prend une année sabbatique et part se ressourcer en Amérique du Sud, en errance complète. Son voyage se termine en Argentine, auprès d’une ONG agronome locale. Farouchement attachée à son indépendance, elle décide de tracer la route et rejoint les communautés indiennes des hauts plateaux. Au passage, elle rédige sur leurs revendications des articles de presse qu’elle tentera de faire publier à son retour. Et croise par hasard, dans le bus, le leader de la communauté Kolla, le même qu’elle retrouvera quinze ans plus tard dans « A ciel ouvert ».
De retour en France, elle trouve un boulot de post-doc à l’Institut Pasteur, mais le monde universitaire n’est pas son truc. Elle répond à une annonce dans Libé pour travailler sur une émission de M6 et, quand le projet tombe à l’eau, s’inscrit aux Ateliers Varan, à Paris, pour y apprendre le métier de documentariste. On lui enseigne comment tenir une caméra, mais surtout comment adopter un point de vue, dans la continuité du « cinéma direct » de l’anthropologiste visuel Jean Rouch, qu’elle admire. Elle y tourne un film, « Un zeste de zen », sur l’un de ses amis, à la fois trader et bouddhiste. Contradictoire ? « J’aime travailler sur les paradoxes » confie-t-elle. L’ami finit par préférer le monde spirituel au monde matériel. Elle choisit définitivement de délaisser la pipette de laboratoire pour la caméra-stylo. C’est le bon moment : en 1997, l’arrivée du numérique permet de mettre en scène sans avoir besoin d’un gros apport. Une XV1000 à la main, elle s’embarque dans un avion et file, à nouveau, vers la patrie de Borges.

Voyages en terre inconnue

Très vite elle s’impose un style et une éthique propres : « J’aime vivre en immersion dans un pays, dans une culture, sans limite de temps ». Entre 2000 et 2001, elle s’installe au Yémen durant quatre mois pour y filmer le combat des femmes arabes et leur rapport au voile islamique – un sujet aussi froid pour l’Europe d’alors qu’il est brûlant aujourd’hui – qu’elle titre, avec une point de malice, « Du vent dans le voile ». La situation d’alors n’a rien à voir avec celle que de 2011. Nous sommes à l’orée du 11-Septembre. Le Yémen pérennise une tradition de grandeur féminine qui a pour origine le mythe de la reine de Saba, et s’inscrit au début du XXIe siècle dans la lutte pour les libertés individuelles. Toujours avide de décrypter les paradoxes, la cinéaste souligne, déjà, la montée progressive de l’islamisme dans le pays, importé par les émigrés yéménites de retour d’Arabie saoudite, qui apportent dans leurs bagages un peu de l’extrémisme wahhabite, et remarque comment le port du voile peut être, en même temps, pour les femmes, un signal fort de l’identité arabo-musulmane. Notamment contre l’Occident. « C’est une façon de dire : nous sommes libres à travers l’islam (…) Le voile est aussi vecteur d’éducation, puisqu’il permet aux femmes de se rendre à l’université. Elles finissent par le porter tout en le condamnant. » C’est qu’il faut être introduit dans le système pour mieux le pervertir de l’intérieur. « Le voile est aussi une protection. » Ce point de vue hétérodoxe ne semble pas passionner les distributeurs français, et « Du vent dans le voile » n’est pas acheté chez nous, malgré un FIPA d’argent décroché à Biarritz en 2003. Aujourd’hui, pourtant, à l’heure où les débats font rage sur l’identité nationale, la place de l’islam et le voile intégral, le film déclencherait à coup sûr une tempête. « Je l’ai sans doute réalisé trop tôt. » C’était avant les attentats contre le World Trade Center. Avant que la polarité du monde ne change.
C’est cela, la marque Compan : une certaine audace dans le choix des sujets qui se révèle avant-gardiste au regard des faits de société. Ses thèmes sont à la fois anciens et nouveaux ; anachroniques dans un monde de plus en plus dirigé par les forces financières, et pénétrants d’actualité, puisque que les destinées humaines restent néanmoins au cœur de la problématique mondiale. L’immigration, l’intégration, le déracinement font partie de ces thèmes. Inès Compan file au Maroc pour y filmer « Armoise, ambre de l’Atlas », sur la production d’une huile essentielle qui attise les convoitises, puis elle suit une famille berbère installée en France, à Aurillac, depuis des années, et dont l’intégration est chaotique. Un regard perspicace, alors que la « forteresse Europe » referme doucement ses portes, et que le dualisme intégration / assimilation fait rage dans les pays occidentaux. Et prophétique : c’était avant que les Anglo-saxons décrètent l’échec de leur modèle communautaire. Avant le 21 avril 2002 en France.
Compan se reconnaît-elle comme une cinéaste militante, de celles qui ont le talent de repérer de loin les sujets équivoques ? « Pas vraiment, en tout cas pas sous une forme classique. Je suis plutôt une résistante, issue d’une famille engagée. » Avec une lueur dans les yeux, elle ajoute que ses choix de film procèdent d’abord des paysages. « Mes envies viennent des montagnes avant tout. Puis, de la rencontre avec des peuples. Enfin, du facteur social. Tout cela s’entrecroise : le territoire, les communautés, la problématique. » Bien qu’elle aime tourner dans les montagnes, elle pourrait faire les mêmes documentaires ailleurs, n’importe où sur la planète, car « l’homme est le même partout ». Il y a dans cette remarque comme une once de cynisme ou, pis, de résignation.

Destin argentin

Cette native du Béarn est presque Argentine d’adoption, tant elle aime à traîner ses guêtres sur les hauts plateaux où vivent les communautés indiennes. En 2002, après la grave crise économique qui touche le pays, elle retourne voir ses amis indiens, constate que la grand-route menant au Chili depuis les plateaux est en cours d’être goudronnée. En 2005, elle découvre les projets de gazoducs censés traverser la région, soi-disant au profit des populations locales. Et des rumeurs enflent autour de la réouverture prochaine des anciennes mines. Inès Compan branche sa caméra lorsque la communauté Kolla se lance dans un blocage de la route menant au Chili, réclamant la finition d’une école en construction depuis quinze ans. Non loin de là, une autre communauté se bat contre l’implantation d’une vaste mine d’argent par la multinationale Silver Standard. « A ciel ouvert » se fait le témoin de ces luttes sociales et d’une colère qui monte en Argentine contre la libéralisation excessive de l’État, menant à une spoliation des terres indiennes.
Tout en rappelant que « nous appartenons au même monde que les Canadiens », la réalisatrice croit à la puissance de l’image comme vecteur des conflits sociaux. Et constate qu’une forme de révolution est en marche. « Quelque chose se passe dans le pays, les communautés commencent à s’unir et à catalyser leur colère. » Grâce à son film ? Sa diffusion dans les communautés, en DVD, y participe sans doute un peu.
S’il y a bien un pays où une évolution des consciences est possible, malgré la corruption, c’est bien l’Argentine : les décisions judiciaires font souvent jurisprudence pour le reste de l’Amérique latine. Récemment, le film de Pablo Trapero, « Carancho », a été à l’origine d’une loi à l’Assemblée sur la corruption dans les assurances. « Carancho » est justement l’un des derniers films vus par Inès Compan. Mais celui qui l’a marqué le plus, c’est la longue fresque de Raoul Ruiz de près de 4h30, « Les Mystères de Lisbonne ». « Je l’ai vu deux fois » confie-t-elle. Résistante, on vous dit.

Eric Nuevo Envoyer un message au rédacteur

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