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ANALYSE : "Annette", boule à facette et lumière noire

On dit souvent d’un film qu’il est un miroir tendu vers nous ou vers la société. Mais pour "Annette" de Leos Carax, c’est un miroir multiple et fractionné, un kaléidoscope, une boule à facettes, pleine de lumière et de noirceur à la fois.

La voix off introductive annonce la couleur en s’adressant directement au public : Leos Carax nous propose un divertissement qui ne tentera pas de dissimuler toutes ses ficelles (même si, paradoxalement, celles de la marionnette seront invisibles). Bien au contraire, son film s’en donnera à cœur joie pour jouer avec les codes et nous les imposer en pleine face – quitte à en faire parfois trop, mais tant pis ! Le texte de ce prologue est également un détournement, parodiant les annonces sur la nécessité d’éteindre les portables dans les salles, nous demandant ici de retenir notre souffle et de s’abstenir de respirer avant la fin. Peut-être y a-t-il une prétention à affirmer que l’on aura le souffle coupé ? Mais qu’attend le public, sinon d’être emporté par le spectacle qu’il vient voir ? En cas d’attente non assouvie, n’est-ce pas aussi un peu de la faute du public, qui n’a pas adhéré pour des raisons intimes propres à l’histoire et à la personnalité de chaque individu ?

Bref, il faudrait donc prendre une grosse bouffée d’air pour tenir jusqu’au bout. La bande-son nous la fait alors entendre. C’est virtuellement notre respiration que l’on écoute, comme une invitation à faire partie du film que nous allons voir, d’en être presque acteur au lieu de rester dans une totale passivité de spectateur-voyeur comme souvent. Une fausse interactivité, certes, mais un appel à entrer pleinement dans cette fiction, d’oublier que notre être n’appartient pas à l’histoire qui va se dérouler pendant plus de deux heures devant nos yeux et dans nos oreilles.

Annette film movie

© UGC Distribution

Lorsque l’image arrive quelques secondes après cette fausse annonce, le réalisateur en met une deuxième couche : après avoir déjà ouvert "Holy Motors", Carax se met à nouveau en scène (au côté de sa fille Nastya à qui il dédie le film), cette fois aux manettes d’une console dans un studio d’enregistrement. Et que fait-il ? Il demande si tout le monde est prêt pour commencer, puis les frères Mael (membres du groupe Sparks), qui ont écrit à la fois le scénario et la musique du film, apparaissent derrière les micros et entonnent "So May We Start" (« Donc peut-on commencer ? »), avant de sortir du studio et de déambuler dans la rue tout en poursuivant leur chanson, accompagnés par divers participants du film, dont Adam Driver et Marion Cotillard. Cette mise en abyme explicite se termine à la fin de cette séquence, mais elle perdure finalement dans nos têtes, de façon tacite, et elle sera de retour durant le générique de fin. Oui, nous participons indirectement au spectacle, une sorte de performance artistique dont nous serions témoins en live.

L’artificialité étant clairement posée, quoi de plus factice qu’une comédie musicale comme fil rouge d’un tel projet ? C’est donc en toute logique que ce genre est central dans "Annette", qui se situe quelque part entre "Holy Motors", "La La Land", "Dancer in the Dark" et "Dans la peau de John Malkovich". Mais comme ce film est un miroir à multiples facettes, c’est aussi le reflet d’un grand nombre de genres, passant ainsi par la comédie, la tragédie, la romance, le fantastique, l’horreur, le thriller ou encore le conte.

Annette film movie

© UGC Distribution

Les tonalités sont ainsi variées, allant de l’humour grinçant à la parodie en passant par le drame conjugal.  Comme si cela ne suffisait pas, l’ode au divertissement convoque divers arts de la scène (ceux qui peuvent communiquer plus directement avec le public) : opéra, spectacle d’humour, marionnette, musique. On trouve également un chouïa de robinsonnade et des références variées (Pinocchio ? la pomme de la Genèse et/ou celle de Blanche-Neige ?). C’est foisonnant, avec une ambition de spectacle total interrogeant les limites du vrai et du faux, de la réalité et de la fiction.

"Annette" renvoie finalement une image complexe de la société en général et de la société du spectacle en particulier. Le film aborde les dérives (inévitables ?) au statut de star, de la part des célébrités elles-mêmes comme des médias qui traquent la moindre révélation sur leur vie personnelle, questionnant notre rapport aux arts et au star-system. Le long métrage traite aussi du jugement permanent et de l’acceptation d’une œuvre par le public ou la critique, évoquant par exemple les limites de l’humour (le personnage d’Adam Driver, avec son humour dérangeant et provocateur, est une sorte d’héritier d’Andy Kaufman) ou la façon dont le succès échappe parfois à toute logique, créant un vertige pour les artistes qui ne se relèvent pas toujours de l’échec ou du déclin.

Tout y passe : paparazzi, jalousie entre artistes, exploitation des enfants dans le monde du divertissement, soupçons de harcèlement et autres polémiques… Le personnage de Driver questionne également dans une chanson ("All the Girls") la curieuse attirance que provoque la célébrité, trouvant anormal son succès auprès des femmes avec un physique comme le sien.

Certaines personnes diront que tout cela n’est pas nouveau et que les grandes lignes du scénario sont des recyclages de vieilles recettes, mais la forme (que d’aucuns qualifiera de grandiloquente) permet de réexplorer des thématiques et problématiques de façon originale, en multipliant les facettes et en faisant fi des limites ou des tabous. "Annette" ose, quitte à flirter avec le grotesque et en l’assumant pleinement. Comme un symbole de la complexité des choses, le film de Leos Carax est une proposition radicale qui parle de noirceur avec légèreté et vice-versa, faisant se côtoyer le kitsch et le majestueux, le niais et l’audacieux, le tendre et le fanfaron. Parce que l’art est comme le monde, il n’est ni blanc ni noir, il est haut en couleurs, fait de lumière comme d’obscurité, pour le meilleur et pour le pire.

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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