ICHI THE KILLER

Un film de Takashi Miike

Il n’y a pas de mal à se faire du mal

Le chef d’un gang de yakuzas vient de disparaître, ainsi qu’une énorme somme d’argent qu’il avait en sa possession. Ses hommes – dont son fidèle et masochiste bras droit Kakihara – se mettent à sa recherche, pensant d’abord à un coup d’une bande rivale. Mais ils découvrent rapidement que c’est un mystérieux tueur professionnel nommé Ichi qui se cache derrière toute cette affaire…

Si voir un film est une expérience en soi, se sentir malmené ou agressé par lui n’est-il pas au fond quelque chose de légitime ? Nul doute que Takashi Miike a toujours gardé cette idée-là dans un coin de sa tête. Et nul doute que c’est avec ce film-ci, clairement le plus dégénéré de sa carrière foutraque, qu’il a tenu à enfoncer le clou. Si masochisme il y a, c’est au travers de ce qui détermine les partis pris visuels et thématiques de son auteur et de la façon dont son spectateur – que l’on suppose friand de cinéma extrême – les embrasse de façon consentante pendant plus de deux heures. Au menu du jour : tortures insoutenables, gore extrémiste, sadisme sexuel, personnages fous à lier, intrigue improbable…Encore aujourd’hui, "Ichi the Killer", adaptation du manga éponyme et sacrément hardcore de Hideo Yamamoto, continue de légitimer sa réputation d’œuvre-choc visant l’abhorration pure et simple de tout ce que les mots « tabou » et « bienséance » peuvent encadrer. Autant dire que la liste des personnes ayant tout à gagner à rester le plus loin possible de cet « ovni indéfendable » est longue comme le bras : les âmes sensibles, les estomacs fragiles, les testicules en carton, les pythies féministes, les cathos réacs, les lecteurs de Valeurs actuelles, les bobos SJW qui pissent du thé vert, etc… Mais si vous êtes du genre à aimer vous faire violence avec un gros sourire de vicelard sur la tronche, entrez donc. Et inutile de vous déchausser.

Dès l’introduction, le ton est donné : une caméra calée sur la dynamique de la chaîne d’un vélo lancé à pleine vitesse dans les ruelles tokyoïtes, s’agitant non-stop à chercher quelque chose à filmer ou tentant parfois de figer l’image pour isoler une posture particulière. Le tout en passant d’un dialogue sec entre yakuzas au tabassage d’une jeune femme par son mari violent, sous l’œil attentif d’un témoin pervers – pas encore identifié – qui a pris le soin de se vider les bourses sur une plante avant de s’enfuir. Et tandis que le titre du film s’affiche alors en surimpression d’une flaque de sperme (rires), Miike y intègre le plan furtif d’un individu immobile sous la pluie – on reconnaît alors le réalisateur Shinya Tsukamoto – dont on peine à saisir l’utilité dans le récit (on ne sait pas encore qu’il s’agit du « marionnettiste » de toute l’intrigue). Tout le principe du film est résumé dans ce prologue : une sensation de gratuité totale, une narration qui se cherche quand elle ne paraît pas totalement absente, des sous-intrigues qui semblent jouer au squash avec une balle invisible, mais surtout une façon très maline pour Miike de faire monter la sauce autour d’un film qui ne va rien respecter du tout.

De facto, la narration décousue d’"Ichi the Killer" n’obéit à aucune règle, passe d’un personnage à un autre sans souci de transition, ose des flash-back dont la nature n’est pas toujours claire, déballe une esthétique visuelle hideuse à souhait, et se fiche éperdument d’honorer le besoin de fluidité d’une mise en scène pensée en amont – Miike est réputé pour tourner plus vite que son ombre. Néant créatif ou je-m’en-foutisme absolu ? Ni l’un ni l’autre. Juste une invitation à « subir » au lieu de « réfléchir » au sein d’une expérience de cinéma sans ceinture de sécurité. Et on ne voit pas comment il aurait pu en être autrement au vu d’un scénario aussi teubé, capable de générer une vraie mécanique de jouissance par la simple mise en scène d’un affrontement entre deux sado-masos particulièrement gratinés. L’un, Ichi (Nao Omori), tueur sexuellement troublé par un trauma d’enfance et instrumentalisé par une guerre des gangs, est poussé à trancher en rondelles ses compatriotes via sa technique radicale du kakato geri. L’autre, Kakihara (Tadanobu Asano), à la fois rônin dégénéré et cinglé puissance mille qui ferait passer le Joker dessiné par Bob Kane pour un ami de Casimir, suffit à tout parasiter et à tout pervertir au sein du récit – on sent que Miike n’a d’yeux que pour lui.

Sur la peinture du milieu des yakuzas et l’approche du yakuza-eïga, tout est donc ici mis en pratique pour en découper les conventions façon sashimi. Ni règle ni code d’honneur à l’horizon, et ce parce que Miike utilise Kakihara comme un double à peine voilé, visiblement incapable de rater une occasion de sadiser tout ce qu’il touche (y compris son propre corps !) et poussant si loin le bouchon du trash et du too much qu’un franc second degré suffit à désamorcer l’ignominie de chaque scène. Et si vous trouvez que ça va trop loin et que ça ne rime à rien, Miike vous répond par un doigt d’honneur et élève au cube le taux de penchants sadiques dès qu’il en a l’occasion. Ce que l’on pourrait assimiler à une relecture dépravée du genre magnifié par Takeshi Kitano et Kinji Fukasaku cache en son sein un authentique film SM, où l’effet de complaisance devient un pur concept de mise en scène, exagérant tout jusqu’à créer un effet d’hypnose. Qu’importe le look bâclé des effets spéciaux (était-ce pour se rapprocher de l’aspect « cartoon » du manga de Yamamoto ?), qu’importent les quelques baisses de rythme d’un récit qui s’étire peut-être un tantinet (une habitude chez Miike), et qu’importe la scène finale en queue de poisson, puisque tout consiste ici à explorer une culture de la violence et du sadomasochisme de plus en plus généralisée à l’échelle humaine.

Dans ses longs-métrages les plus célèbres (de "Tokyo Fist" à "Bullet Ballet" en passant par la trilogie "Tetsuo"), Shinya Tsukamoto avait appuyé fort sur l’obsession de l’animal social moderne, pion d’une société cloisonnée et soumise aux dérives de la technologie, à retrouver son libre arbitre par les sensations les plus extrêmes, coincé entre plaisir et douleur. "Ichi the Killer" mange du même pain à force de filmer des personnages à la fois victimes et bourreaux, aussi bien la femme (torturée et tabassée quand elle n’use pas de ses charmes pour « torturer » les esprits fragiles) que l’homme (intolérant et pathétique dans son individualisme et son asservissement social). C’est un monde (de) malade(s) où le plaisir reste corollaire de la souffrance infligée à autrui, celle-ci étant devenue épicentre des relations humaines. De ce fait, toute la stratégie de Miike consiste à jouer le rôle du sale gosse vicieux, qui fuit la lecture morale des choses – on se marre d’entendre certains hurler à l’abjection ou à la misogynie – pour simplement prendre le pouls d’un chaos pulsionnel que l’on ne peut plus mesurer ni contrôler. La folie outrancière des situations et des personnages suffit en fin de compte à graver dans notre cortex un torrent d’images insensées, à la fois révulsives par leur crudité et hilarantes par leur surréalisme. « N’aie pas peur, ça va juste faire extrêmement mal ! », entend-on au détour d’une réplique. Cet avertissement sonne presque comme un manifeste cinéphile. Chiche.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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