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CEMETERY OF SPLENDOUR

Syndrome of « Syndromes and a Century »

Un hôpital est installé provisoirement dans une école abandonnée afin d’accueillir des soldats atteints d’une étrange maladie du sommeil. En dépit d’une jambe abîmée, Jenjira se porte volontaire pour s’occuper de l’un d’eux, auquel personne ne semble rendre visite, et rencontre une jeune femme médium qui tente de communiquer avec les hommes endormis. Un jour, Jenjira trouve le journal intime du soldat, sur les pages duquel s’étalent des textes et des dessins mystérieux. Elle s’interroge alors sur la possibilité d’une connexion entre le passé et le présent, entre le rêve et la réalité, entre la maladie des soldats et l’ancien temple situé sous l’école…

Cette année, sur la Croisette, un faux événement en aura finalement caché un vrai. Cinéastes jusque-là assez voisins dans leur approche expérimentale et poétique du 7e Art, Miguel Gomes et Apichatpong Weerasethakul auront cette fois-ci créé une scission inattendue, le premier n’ayant réussi qu’à nous donner envie de dormir avec une trilogie d’ores et déjà zappée de notre mémoire là où le second aura finalement suscité l’unanimité au sein de la sélection Un Certain Regard. Pour notre plus grande joie, "Cemetery of Splendour" nous offre l’occasion de renouer de plein fouet avec la patte Weerasethakul : un cinéma mémoriel et poétique, parsemé de langueurs méditatives, de maladies tropicales, de créatures bizarres et d’apaisement psychotrope. Si l’on est client du style de ce cinéaste thaïlandais aussi précieux que surdoué, le voyage sera un délice. Mais les habitués trouveront malgré tout de quoi tiquer très légèrement…

Depuis la Palme d’or surprise accordée à "Oncle Boonmee" en 2010, on imaginait Weerasethakul au sommet de son art, n’ayant désormais plus qu’à changer de voie pour éviter de répéter ad nauseam ses intrigues mémorielles où le rêve et la réalité s’imbriquent à la manière de poupées russes. Or, après un "Mekong Hotel" inédit en salles et pour le coup assez original dans son concept, "Cemetery of Splendour" fait presque figure de redite d’un autre film de Weerasethakul, lui aussi brillant sur de nombreux points : "Syndromes and a Century", que le cinéaste avait tourné en 2006. On y retrouve ainsi les mêmes ingrédients : le contexte médical qui laisse filtrer la présence d’une maladie inconnue, l’écho direct à l’activité de médecin pratiquée il y a longtemps par les propres parents du cinéaste, une narration tranchée où deux histoires semblent se répondre en permanence, le travail sur les notions de « souvenir » et de « contraire », le brouillage permanent des genres, et même une chorégraphie dansante en guise de scène finale… Rien de neuf sur la structure narrative et l’énième déclinaison d’un style identifié depuis plusieurs années, et pour le coup, c’est un peu dommage.

Cela dit, vu le voyage envoûtant que propose à nouveau Weerasethakul, on aura du mal à ne pas laisser ces quelques reproches de côté. Comme toujours avec le cinéaste, on rentre dans le film dès les premiers plans et on reste dans un état d’hypnose jusqu’à la fin. C’est doux, c’est simple, c’est évident. On notera quand même ici un petit « plus » non négligeable : même si le film se déroule dans la ville où il a grandi, Weerasethakul laisse globalement de côté le caractère autobiographique de son travail pour plonger dans la cosmogonie la plus douce, nous berçant ainsi par ses cadres apaisants et ses pures stases de mélancolie. La sensation de rêve éveillé s’avère parfois plus perceptible qu’avant, surtout lorsque le cinéaste s’attarde sur des plans oniriques à la limite du sortilège hallucinatoire (on n’est pas prêt d’oublier ces tubes fluo qui changent de couleur dans la pénombre de l’hôpital) et interpelle, au travers de son récit, le pouvoir du cinéma lui-même. En effet, "Cemetery of Splendour" renoue de plein fouet avec cette théorie du cinéma comme art qui ne serait fait que de fantômes (ce qui était déjà le sujet intrinsèque d’"Oncle Boonmee"), où des ruines hantées par les spectres bienveillants du passé se cognent alors à des terrains vagues où de nouveaux vestiges attendent d’être bâtis.

Le passé et le futur en commun, le monde soumis à des mutations mystérieuses, les esprits qui veillent sur les âmes endormies, le réel qui devient la seule menace, l’imaginaire qui devient la seule issue… Ainsi va Weerasethakul, cinéaste-sorcier bienveillant qui travaille la matière invisible du monde pour en extraire un trouble délicieux, du genre qui agit directement sur l’esprit et qui sollicite constamment nos cinq sens sans jamais chercher à flatter l’intellect. Ce film est une expérience. Et si l’on s’y rend avec l’esprit suffisamment ouvert, on en ressortira apaisé et récompensé. Les fans du cinéaste, eux, se sentiront en terrain connu, en gardant malgré tout le désir secret de voir le cinéaste transcender un peu mieux son style dans les années à venir…

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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