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cannes 2012 - Retour sur la section Un Certain Regard : lecture thématique

Petite sœur de la compétition officielle cannoise, à la fois dense (20 films) et hétéroclite en genres et en niveaux (des premiers films y côtoient de grands noms), la section « Un certain regard » est un festival à elle toute seule. Bien que le crû 2012 ait été inférieur à celui de 2011 (et en même temps, une année de cinéma pourra-t-elle un jour égaler 2011 ?), quelques perles ont su émerger et émerveiller les festivaliers et les membres du jury présidé par Tim Roth. En témoignent les très beaux premiers prix décernés au mexicain « Después de Lucia » et au français « Le Grand soir », ainsi que l’accueil chaleureux réservé par le public à « La Pirogue », du sénégalais Moussa Touré. À cela s’ajoute quelques surprises (« Antiviral » du canadien Brandon Cronenberg), des déceptions (« Confessions d’un enfant du siècle » de la française Sylvie Verheyde) et parfois même des aberrations (« Miss Lovely » de l’indien Ashim Ahluwalia). De ce florilège inégal, est-il possible d’avoir une vision globale et transversale ? En creusant un peu, force est de constater que deux thèmes ont marqué la sélection, créant ainsi des points communs entre des films qui, a priori, n’en ont aucun.

La famille contre le reste du monde : les liens indéfectibles du sang

Pas très original en soi, le thème familial a affiché une présence écrasante, témoignant d’un certain retour aux fondamentaux. Des fratries ont notamment occupé l’écran, généralement traitées sous l’angle de l’antagonisme. Dans « La Pirogue » de Moussa Touré, le protagoniste vit avec son jeune frère une relation conflictuelle, fondée sur un fossé générationnel et culturel. Lorsque ce dernier décide d’embarquer pour l’Europe à bord d’une pirogue remplie de réfugiés, l’aîné ne peut se résoudre à le laisser partir seul, et prend les commandes du convoi. Les épreuves que chacun rencontre au cours de ce périple vont-elles les rapprocher ? On imagine aisément les barrières de la colère tomber à l’approche du danger. Avec « Les Chevaux de Dieu », de Nabil Ayouch, c’est la rivalité entre deux frères qui est au cœur de l’intrigue. Dans leur bidonville situé en banlieue de Casablanca, le plus jeune rêve de devenir un caïd comme son aîné, un rêve qu’il finit par concrétiser lorsque son frère est emprisonné. Ce n’est finalement pas la maturité qui les réunit, mais l’islamisme radical, qui s’empare de l’un puis de l’autre, jusqu’à leur donner l’illusion d’être du même côté. Prenons enfin « Le Grand soir » de Benoit Delépine et Gustave Kervern. Les deux frères incarnés par Benoît Poelvoorde et Albert Dupontel passent d’un antagonisme ahurissant à la fusion totale. Frappé par la crise, celui qui était le plus socialement intégré rejoint son frère du côté des marginaux. À l’absence de véritable relation fraternelle succède une nouvelle complicité, que vient exacerber le constat partagé d’une société sans espoir. Une fois de plus, la réconciliation s’exerce face à l’adversité.

Certains films ont abordé plus globalement le thème de la famille à travers le manque (d’un proche) et la fracture (d’une cellule familiale). Dans son premier long-métrage « Les Bêtes du Sud sauvage » (lauréat de la Caméra d’or), l’américain Benh Zeitlin s’attache à décrire la relation tortueuse entre une fillette élevée à la dure et son père, qui s'occupe d'elle depuis le départ de sa mère. Habitants reclus d’une île située au large de la Louisiane, tous deux vivent dans un monde apocalyptique, que les dérèglements de la nature menacent de détruire. Cette menace est à l’origine du comportement violent du père qui, se sachant mourant, prépare du mieux qu’il peut son enfant à survivre sans lui. Détestable mais salutaire. Dans « Después de Lucia » de Michel Franco, c’est aussi la mère qui fait défaut. Morte dans un accident de voiture, elle laisse un père et une fille désarmés, tentant de reconstruire leur vie dans une autre ville du Mexique. Mais la vie « après Lucia » ne peut plus être la même. Plus pessimiste que « Les Bêtes du Sud sauvage », qui laisse entrapercevoir une issue heureuse pour la fillette, « Después de Lucia » montre les conséquences dramatiques que peut engendrer la perte d’un être qui compte, qu’elles soient directes ou indirectes. Ceci dit, dans la série famille brisée, celle que fondent Emilie Déquenne et Tahar Rahim dans « À perdre la raison » de Joaquim Lafosse, décroche la palme. Racontant la spirale infernale dans laquelle s’enferme une jeune maman, qui perd pied à mesure que sa petite tribu grandit jusqu’à commettre l’irréparable, ce film montre un visage peu glorieux de la famille, et effleure la complexité des rouages qui la régissent.

Pétage de plomb et aliénation : quand le cinéma tente de percer l’inexplicable

Autre thème notable dans la sélection Un Certain Regard : la dérive psychologique et mentale de l’homme. En effet, on a pu découvrir une série de films mettant en scène des personnages sains, que des événements font lentement mais sûrement glisser dans une forme de folie. Premier exemple assez soft : « Mystery » de Lou Ye. Ce thriller sentimental aborde la question du switch mental, à travers l’histoire d’une femme découvrant qu’elle est trompée par son mari. Ici, point de mal pathologique ni de véritable dérive psychologique, mais une issue tragique, puisque la femme va, par jalousie, réagir par la violence. Beaucoup plus terrifiante : l'enlisement mental qui touche le personnage d’Emilie Déquenne dans « À perdre la raison ». Femme amoureuse à qui la vie sourit, elle a tout pour devenir une mère épanouie. Pourtant, elle sent peu à peu sa vie lui échapper, vivant de plus en plus mal l’emprise qu’un des membres de sa famille (Nils Arestrup) exerce sur elle. Troublant, le film de Joaquim Lafosse réussit le tour de force de montrer cette détérioration de façon linéaire, sans prendre de raccourci. Pour beaucoup, cette descente aux enfers pourra sembler incompréhensible. Mais l’esprit humain est-il compréhensible ? On en sort dérangé et un peu effrayé par la faiblesse dont chacun, nous y compris, peut être victime. Dans la même lignée, ce qui frappe la jeune Alejandra, persécutée par ses camarades de classes dans le film « Después de Lucia », a de quoi horrifier. Objet de harcèlement moral et physique depuis qu’une vidéo la montrant faisant l’amour avec le beau gosse du lycée circule sur le web, elle subit les pires cruautés sans réagir, s’interdisant toute riposte de peur que son père endeuillé n’apprenne les faits. Un comportement qui se justifie, donc, mais qui peut rendre perplexe tant l’acharnement des jeunes monstres est révoltant, quasi inhumain. Comme pour le personnage d’Emilie Déquenne dans le film de Joaquim Lafosse, il est difficile de comprendre ce qui se passe dans la tête de la victime et de ses bourreaux, dont les comportements respectifs semblent dépasser l’entendement.

Quand la dérive va jusqu’à la dévotion inconditionnelle pour une cause ou une icône, on atteint alors des sommets d’aliénation. C’est un peu ce qu’explore Brandon Cronenberg dans son premier long-métrage, « Antiviral », qui met en scène une société futuriste gangrénée par le star-système, et dans laquelle les individus repoussent les limites de la raison en se faisant inoculer les maladies de leurs idoles. Acquérir des objets ayant appartenu à sa star préférée ne suffira donc plus, c’est toute une partie de son corps - ou un virus l’ayant parcouru- que l’on voudra posséder demain. La vision peut sembler exagérée, elle n’en demeure pas moins dérangeante tant le phénomène d’aliénation qu’elle sous-tend est crédible. Dans un tout autre registre, « Les Chevaux de Dieu » montre une autre forme de fanatisme, religieux cette fois-ci, à travers l’endoctrinement de deux frères rivaux par un mouvement islamique intégriste. L’aliénation est cette fois-ci conditionnée par un terreau favorable, à savoir un lieu de vie où règnent misère et violence, et revêt sa forme la plus extrême, puisque les deux frères sont voués à devenir des martyrs. Plus radical enfin, le film « 25 novembre 1970, le jour où Mishima a choisi son destin », du japonais Koji Wakamatsu. Celui-ci retrace le parcours d’un écrivain, dont l’engagement politique et spirituel à contre-courant de son époque (il prône la réhabilitation de l’empereur et sa déification) le conduit jusqu’à des actes extrêmes. Il ne s’agit plus là de sacrifier sa vie pour une cause collective, mais de se donner soi-même la mort pour défendre une cause personnelle, même si elle est vouée à rester marginale. Placer les idées au-dessus de la vie est un concept terrifiant. Et même si le film dans son ensemble ne convainc pas, l’acte contre-nature qu’il relate ne laisse personne indifférent.

Cette sélection 2012 d’Un Certain Regard, vous l’aurez compris, s’est donc avérée plutôt sombre, privilégiant les sujets graves, mettant en scène des personnages marqués par la bravoure, et laissant finalement peu de place à la légèreté et à l’humour. Un thème reste malgré tout transversal à tous les films, il s’agit de l’amour. Un amour qui habite chacun d’entre nous et qui ne demande qu’à faire exploser la couche sordide de la fiction ou de la réalité.

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Olivier Bachelard Envoyer un message au rédacteur