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ABUS DE BOUQUINS : Enfant terrible

Alors qu’il vient de sortir son 19e long métrage ("DogMan"), retour sur l’autobiographie de Luc Besson, figure majeure du cinéma français mais aussi personnalité régulièrement conspuée. Dans "Enfant terrible", publié en 2019, il se raconte et livre donc son regard sur son propre parcours personnel et professionnel, de sa naissance (et même un peu avant puisqu’il commence par présenter ses parents et grands-parents) jusqu’à la sortie en salles du "Grand Bleu" à l’âge de 29 ans. Une autobiographie passionnante, mais qui questionne aussi.

En attendant de voir ce que sera l’accueil de "DogMan", on ne peut pas dire que Luc Besson traverse une période favorable depuis 2017 : échecs de ses dernières réalisations ("Valérian et la Cité des mille planètes" puis "Anna"), dettes abyssales de sa société EuropaCorp, et accusations multiples d’agressions sexuelles (sur ce point, tout en désavouant évidemment de tels actes potentiels, notons factuellement l’absence de condamnation à ce jour, avec une récente relaxe face aux accusions de l’actrice Sand Van Roy). C’est dans ce contexte que le cinéaste sortait en 2019 sa première autobiographie (même si les nombreux ouvrages qu’il a édités sur ses films contenaient déjà une part autobiographique).

Sur la quatrième de couverture, l’éditeur annonce un « livre sensible et direct qui se lit comme un roman ». C’est assez vrai : on suit l’enfant, l’adolescent et le jeune adulte qu’a été Besson comme un vrai personnage de roman, avec notamment un côté récit initiatique et de nombreux rebondissements dramatiques. Mais comme pour toute autobiographie, il faut bien admettre que, lorsque cela semble trop romanesque, le lectorat est constamment en équilibre entre fascination et incrédulité, se posant régulièrement la question de la sincérité de l’auteur ou de sa capacité à avoir du recul sur sa propre personne. Le doute est d’autant plus de mise que Besson est à la fois un raconteur d’histoire (qui est donc tout à fait capable de fantasmer en partie sa vie, comme celle des autres) et une personne souvent critiquée voire controversée. D’ailleurs, dans certaines pages, Luc Besson se décrit lui-même comme un baratineur voire un manipulateur, donc il est logique de se demander dans quelles proportions il faut prendre toutes ses affirmations au pied de la lettre.

Même si rien n’est impossible dans ce récit, certains passages peuvent ainsi paraître incroyablement extraordinaires ou curieux. Chaque lecteur doit donc se faire sa propre opinion pour déterminer le degré de véridicité des extraits les plus étonnants, comme lorsque le jeune Luc d’à peine 5 ans navigue sur la mer pendant plusieurs heures en compagnie d’un chien en flottant sur une porte ; ou quand l’adolescent apparemment si timide et presque asocial (c’est comme cela qu’il se décrit) ne semble éprouver aucune difficulté pour convaincre de jeunes filles de poser nues lorsqu’il s’adonne à la photographie ; ou quand il raconte sa conduite plus que sportive entre un plateau de tournage et une gare lorsqu’il était assistant (on se croirait dans "Taxi" !) ; ou encore les récits concernant la mafia sicilienne ou le Sentier lumineux au Pérou durant le tournage du "Grand Bleu". C’est assez dingue et on ne sait sur quel pied danser en tant que lecteur : être fasciné ou se dire que l’auteur se moque un peu de nous ? Est-ce que Luc Besson se raconte ou se la raconte ?

Le lecteur se pose donc régulièrement la question de sa propre naïveté, alors que Luc Besson se dit lui-même naïf à de multiples reprises. D’ailleurs, d’un point de vue purement littéraire, le style aussi est souvent candide, mais il n’est pas déplaisant et paraît même cohérent puisque la narration au présent nous plonge dans l’état d’esprit de l’auteur à des âges relativement puérils voire innocents – il l’annonce d’ailleurs dans la préface : « Avec ma voix d’enfant. Ma pensée d’enfant ». Petit problème stylistique toutefois : on a régulièrement droit à des comparaisons qui, en plus d’être quelquefois lourdingues, ont souvent un aspect anachronique dans le cadre de ce récit au présent.

Par ailleurs, comme pour toute personnalité dont l’activité principale n’est pas écrivain, se pose la question du possible prête-plume, notamment à cause d’une erreur suspecte dans la première partie : alors que Luc Besson nous présente l’histoire de son ascendance, son grand-père paternel, prénommé Paul depuis le début, est subitement appelé Jacques sur deux pages successives. Une autre étourderie intervient plus tard (mais elle est moins douteuse car les souvenirs peuvent trahir !) : quand Luc Besson raconte qu’il assiste comme simple spectateur à son premier festival de Cannes en 1978, il se dit marqué par sa première projection, celle du film "Ek Din Pratidin" de l’Indien Mrinal Sen, alors que ce film n’a en réalité été en compétition qu’en 1980.

Toutes ces interrogations et ces précautions de lecteur n’empêchent toutefois pas l’ouvrage d’être passionnant à plus d’un titre. Quel que soit le degré de vérité et quel que soit l’intérêt de chacun pour Luc Besson, ce récit dit beaucoup de choses pertinentes sur la fragilité de l’enfance et de l’adolescence d’abord, puis sur la cruauté ou l’arrogance de certains dans l’univers impitoyable du cinéma.

 

© XO éditions

Cette autobiographie brosse le portrait d’un être qui cherche constamment sa place dans le monde qui l’entoure, un être constamment à fleur de peau qui espère combler le manque d’affection et de reconnaissance qu’il a toujours connu depuis son enfance – mais pas vraiment un « enfant terrible » qu’annonce ce titre, finalement assez mal choisi. Quitte à le répéter de façon pesante dans son ouvrage, Luc Besson a souvent l’impression que le ciel lui tombe sur la tête ou que la Terre entière est contre lui. Pourtant, même lorsqu’il se lamente, il fait preuve également d’une certaine auto-critique, ne se décrivant pas toujours avec des mots tendres, par exemple dans les instants où il se dépeint comme un ingénu ou un pleurnichard. Inversement, il se montre capable d’affronter les tempêtes, de lutter face à l’adversité, de rebondir ou de saisir les opportunités. Il faut bien convenir en effet que l’on a là, avec Luc Besson, un exemple de self-made-man à la française, que rien ne prédestinait à devenir le réalisateur-producteur que l’on connaît.

Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il ne fait pas dans la demi-mesure quand il évoque les diverses personnes qu’il a croisées sur sa route, que ce soit en bien ou en mal. Il fustige régulièrement (et parfois on le comprend !) les prétentieux, les élitistes, les jaloux et les cyniques – notamment dans les milieux du cinéma et du journalisme. Alors qu’il énonce souvent sa difficulté à digérer l’acharnement de certaines personnes contre lui, il peut lui-même faire preuve d'obstination envers certaines personnes, avec une rancune parfois juste (comme lorsqu’il évoque avec délectation ce banquier l’ayant méprisé et à qui il a ensuite envoyé pendant des années une « non-invitation » aux projections de ses films) parfois moins (par exemple quand il dénigre plusieurs fois Richard Anconina, dont la faute se résume au fait d’en avoir voulu trop pour le rôle du « Roller » qu’il lui avait initialement réservé dans "Subway").

L’ouvrage vire parfois au règlement de comptes un peu gênant, flirtant presque avec la diffamation – comme lorsqu’il suggère qu’une agente artistique fait mal son job à cause de sa consommation de « poudre blanche » ! D’ailleurs, même quand il ne nomme pas les personnes qu’il condamne ou méprise, Luc Besson laisse parfois suffisamment d’indices pour qu’on en identifie certaines, comme Anne Parillaud (« une vraie mante religieuse », avec qui Besson dit n’avoir « rien en commun » à l’exception de leur fille Juliette), Pierre Lhomme (« Son Altesse le chef-opérateur-de-mes-deux » qu’il accuse de l’avoir humilié pendant le tournage du "Grand Carnaval" d’Alexandre Arcady) et Marc Esposito (surnommé « Marquez Posito » : « plus prétentieux tu meurs »). Si l’on ne peut pas trancher sur l’identité de « Son-Altesse-le-monteur-de-Lelouch », les hypothèses ne sont pas innombrables pour savoir à qui Besson attribue une « suffisance insupportable » et les mots suivants : « je suis là pour violer le metteur en scène, et faire sortir du film ce que lui-même n’a pas vu ». Les « vrais » anonymes ne sont pas oubliés par cette quasi vendetta : outre le banquier précité, des médecins et enseignants sont par exemple dénigrés pour avoir manqué d’écoute ou de bienveillance.

Luc Besson ne prend pas systématiquement de précaution d’anonymat, même quand les attaques sont mordantes, comme avec le producteur Yves Dutheil (« mielleux avec ses supérieurs et odieux avec ses inférieurs »), avec Maurice Pialat ou avec Bernard Tapie. Idem lorsque l’avis est plus nuancé ou évolutif, parfois expliqué par un conflit ponctuel : outre Anconina déjà cité plus haut (dont Besson parle d’abord positivement lors de leur rencontre), on peut citer Charlotte Rampling, Warren Beatty, Régis Wargnier...

Inversement, Luc Besson est facilement dithyrambique envers les gens qu’il admire ou envers lesquels il exprime une reconnaissance. Ainsi, de nombreuses personnes trouvent grâce à ses yeux au point de récolter des salves de compliments, à commencer par ses amis Jean Reno et Éric Serra (le récit de leur rencontre est assez savoureux), mais aussi, en vrac, Patrick Grandperret (celui qui lui a mis le pied à l’étrier), Jacques Mayol, le chef opérateur Carlo Varini, la costumière Martine Rapin (qu’il a connue à Valloire durant leur jeunesse), Sting et de nombreux interprètes de ses films comme Isabelle Adjani (« intelligente et sincère »), Christophe Lambert (« un cœur énorme »), Jean-Marc Barr ou Michel Galabru. Il sait aussi remercier les personnes non publiques qui l’ont soutenu ou aidé, comme ce couple d’amis (Josette et Jean-Léon) qui ont été ponctuellement des sortes de parents de substitution, ou encore ce chirurgien qui comprend le désarroi de Luc Besson lorsqu’il faut trouver une date d’opération pour sa fille alors que "Le Grand Bleu" va être projeté à Cannes au même moment. Et puis il y a un cas un peu à part : Pierre Jolivet, qu’il encense fréquemment, y compris quand il explique la manière dont ils ont fini par se brouiller.

S’il s’en détache à cause de son sentiment d’abandon et de manque de soutien, et s’il peut être cruel envers eux (ce retour de boomerang paraît mérité !), il peut se montrer finalement tendre envers ses parents et grands-parents (et même son beau-père et sa belle-mère), de façon plus ou moins explicite, et même évoquer une certaine influence de leur part sur certains aspects de sa personnalité. Cela paraît parfois inconscient, comme quand Luc Besson décrit plusieurs scènes où il est l’auteur de menaces physiques pour arriver à ses fins : même s’il justifie généralement cela comme du bluff ou comme une colère légitime, ces passages font forcément écho aux accès de violence de son père.

Pour se recentrer sur l’aspect professionnel et artistique, "Enfant terrible" est une mine de détails et d’anecdotes sur la manière dont il a débuté dans le cinéma (un peu par hasard !), sur le tournage souvent épique de ses premiers films (dont un premier court métrage dont il a rapidement eu honte au point d’en détruire toute trace) ou encore sur la genèse de ses idées – on apprend par exemple la façon dont a germé le scénario du "Cinquième Élément", la toute première histoire qu’il ait écrite quand il était lycéen, une sorte de « Candide dans l’espace » où le héros s’appelait alors « Zaltman Bléros ». Pour qui souhaiterait se lancer dans le cinéma sans avoir ni réseau ni formation, cette autobiographie permet de comprendre les sacrifices et les obstacles auxquels il faudra faire face.

Le récit de son enfance fait également ressortir quelques axes importants de la filmographie de Luc Besson, qui s’inspire partiellement de son vécu ou de sa perception du monde qui l’entoure – à plusieurs reprises, il réévalue son propre passé et comprend qu’il avait indirectement commencé à faire du cinéma bien avant d’avoir l’idée d’en faire son métier. Les inspirations du "Grand Bleu" sont les plus évidentes, mais on peut aussi déceler des détails qui font penser à "Léon" ou sa fascination progressive pour des héroïnes à la fois sexys et battantes. Il nous renseigne sur la façon dont il s’est construit, souvent seul ou au contact d’animaux, et très tôt en se réfugiant soit dans son imaginaire soit dans la nature (surtout la mer). Il raconte également comment il a découvert progressivement la musique, la BD, l’architecture, la photographie et évidemment le cinéma (tout en assumant pleinement son manque de culture cinématographique à ses débuts professionnels), comment il s’est progressivement forgé son réseau d’amis et de collaborateurs, ou comment il a trouvé les décors de ses films – ces lieux pouvant même impulser des scénarios, comme c’est le cas du "Dernier Combat" et de "Subway", et devenir aussi le lieu d’implantation de la Cité du cinéma qu’il a ensuite créée.

Certains chocs en disent long sur sa construction personnelle et artistique : les Halles de Paris de son enfance (« mon seul spectacle et il était sacrément beau »), les concerts de Bach dans l’église Saint-Eustache (« Ce lieu sacré ne m’a jamais donné la foi, mais a formé mon oreille »), le premier album de Carlos Santana et sa pochette (« En quelques minutes, on m’a offert un langage », « Un nouveau monde. Parallèle et infini. Le monde de la création. »), le rayon BD de Gibert Jeune (« ma vie va basculer ») puis la série de BD "Valérian et Laureline" (« Mes 8 mètres carrés deviennent l’infini »), "Le Livre de la jungle" (« mon premier grand choc cinématographique »), "2001, l’Odyssée de l’espace" (« J’ai surtout compris que la vie est plus large que celle qu’on me propose »), "Candide" (« Sa naïveté me touche aussitôt. Il pourrait être mon frère. »), ou encore le documentaire "Jacques Mayol, l’homme dauphin". Plus anecdotiquement, on apprend qu’il n’aime ni les westerns ni les chevaux (à la suite d’un accident), qu’il n’a pas vraiment été impressionné par les premiers pas d’Armstrong sur la Lune (« Dans mon monde, j’avais déjà exploré l’Univers » !), et que le volley est son sport d’équipe préféré.

Luc Besson clame sa profonde admiration pour le cinéma et l’art en général, écrivant quelques plaidoyers bien sentis où il regrette entre autres que la création suscite autant de jalousie ou de dénigrement alors qu’elle devrait favoriser la gratitude ou le respect. « On l’aime pour ce qu’il nous donne et on le hait pour avoir le courage de le faire », exprime-t-il par exemple, à propos des artistes dans sa préface. Il rend aussi hommage aux spectateurs, qu’il respecte bien plus que la critique ou le sérail : « Ce n’est pas nous qui contrôlons l’émotion finale. […] Nous restons toujours des cuisiniers derrière leurs fourneaux, vous serez toujours ceux qui dégustent ». Par-ci par-là, ce qu’il écrit pourrait donner lieu à une compilation d’aphorismes. Quelques exemples : « Un film est un rêve, mais on ne peut pas le faire en rêvant » ; « L’art n’a pas de frontière ni de langue et je défendrai toujours cette idée que l’art est le seul pays qui n’a pas besoin de passeport » ; « Le cinéma a deux ennemis. L’égo et le plaisir » ; « Dieu est le film et tout le monde est là pour le servir jusqu’à la mort ».

Entre les lignes, chacun pourra interpréter tout ce qui concerne les femmes et l’argent pour lire d’un autre œil ses déboires ou ses aventures sur les deux sujets (avec le risque de surinterpréter et de considérer qu’il se justifie implicitement pour certains actes). Sur l’argent, il est clair à plusieurs reprises : « Je ne suis décidément pas fait pour les affaires ». Sur les femmes, c’est plus complexe : il affirme son admiration pour elles sur de nombreux aspects, quitte à verser dans une glorification excessive à la limite du sexisme bienveillant : « Les femmes ont toujours cette capacité à sentir la détresse et à ne jamais l’utiliser ». Par ailleurs, il insiste sur sa déstabilisation affective ancrée depuis son enfance et assure que son parcours ne lui a pas permis de bien comprendre « comment marche l’amour ».

En tout cas, qu’on aime ou qu’on déteste Luc Besson, la lecture de cette autobiographie vaut le détour.

Informations

Références bibliographiques : Luc Besson, "Enfant terrible" (autobiographie), XO éditions, 2019.

NB : Initialement écrit en 2020, cet article a été partiellement réécrit en 2023.

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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