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KASABA

Un film de Nuri Bilge Ceylan

Dès le début, l’état de grâce…

Dans la Turquie reculée des années 70, en hiver, une petite fille et son frère vivent insouciants au gré des saisons et se confrontent à la dure réalité du monde adulte. A l’occasion d’un pique-nique nocturne en plein été, les membres de leur famille vont se mettre à vider leur sac et à révéler leur vérité profonde…

Kasaba film movie

Très belle démarche que celle du distributeur Memento, permettant aujourd’hui de braquer un peu les projecteurs sur les débuts d’une prodigieuse filmographie qu’une large majorité des cinéphiles auront surtout commencé à appréhender en 2003 suite au Grand Prix cannois décerné à "Uzak". Plusieurs années avant, il y eut donc "Kasaba" (« village »), coup d’essai réalisé à peine un an après un magnifique premier court-métrage ("Koza") et dans lequel tout le génie du cinéaste turc Nuri Bilge Ceylan prend déjà parfaitement racine. On peut même trouver logique de ressortir le film juste après l’uppercut émotionnel des "Herbes sèches", dans la mesure où ce premier film met en scène, et ce dès sa première partie hivernale, des petits écoliers visiblement insouciants et indifférents aux préceptes que leur instituteur (sévère et direct) leur enseigne. Une connexion parmi tant d’autres, et au centre de laquelle survient surtout la figure matricielle du cinéma de Ceylan : un homme certes incapable de trouver sa place dans une société qui ne lui laisse aucune chance, mais aussi caractérisé par une solitude teintée d’un profond orgueil qui en fait une figure incomprise aux yeux de ceux qui l’entourent.

Dans ce film dans lequel les saisons s’écoulent sans crier gare, il est question de l’enfance en tant que temps qui se déploie lentement, subtilement, tandis que celui de l’adulte paraît plus rugueux parce que plus résigné. Un sujet résumé, comme toujours chez Ceylan, autant par le découpage du film que par des idées visuelles tout à fait pertinentes – cette belle contre-plongée à la Kusturica sur un manège d’enfants qui surplombe le protagoniste est ainsi d’une parfaite limpidité. Il est aussi question d’un Ceylan en plein acte d’autobiographie, dédiant avant tout cette première œuvre à ses propres parents (il intègre d’ailleurs ses proches au casting) et racontant pour l’occasion son enfance dans la campagne turque, un peu comme un dialogue entamé avec le passé. Et en matière de dialogue, le cinéaste installe déjà son système à lui, consistant en de longues conversations tendues et intenses, creusant toujours plus loin la vérité profonde et l’ambiguïté constructive d’êtres humains travaillés par la peur de voir leur corps et leur cœur glisser lentement dans le néant. Bref, tout un art de la patience et de la pureté par lequel le mot « humanisme » retrouve tout son sens, et qui lui vaudra encore aujourd’hui de passer à très juste titre pour le digne successeur d’Ingmar Bergman.

Malgré le choix d’une photographie en noir et blanc (un style « rétro » revendiqué par le cinéaste en raison de l’époque à laquelle se déroule l’action), le style Ceylan est déjà en pleine ébullition. Les matières et les entités, cadrées et isolées par de savantes perspectives, acquièrent un relief symbolique qui crée alors une interaction directe avec l’être humain – accompagnement d’un état d’âme, réminiscence d’un souvenir enfoui, connexion sensorielle à gogo. Une plume sur laquelle on souffle pour la faire s’envoler devient un fragile symbole de liberté. Des gouttes d’eau qui tombent d’une paire de chaussettes sur un poêle brûlant invitent l’enfant à s’imprégner du présent. Le bruit du vent dans les près incarne le temps qui passe trop vite en même temps qu’il semble citer le cinéma d’Andreï Tarkovski – on pense très souvent au "Miroir". Et plus globalement, la prégnance du bonheur, celui du présent à l’état pur, se réactive au contact de la splendeur de la nature. Des émotions et des sensations qui n’en finissent pas de déborder de l’écran pour devenir nôtres… Nous étions alors en 1997, et avec ce premier long-métrage injustement inédit, Nuri Bilge Ceylan était déjà très grand. Et ce n’était pourtant que le début de son ascension…

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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