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LE LOUP DE WALL STREET

Un film de Martin Scorsese

Une colossale partouze de l'excès

Initié très rapidement au métier de courtier par les plus hautes instances de Wall Street, Jordan Belfort devient homme d’affaires à seulement 26 ans en montant sa propre société de courtage financier. Dès lors, il accumule les pratiques douteuses et illégales au point de sombrer dans tous les excès…

Depuis quand n’avait-on pas vu tonton Scorsese dans une forme aussi olympique ? En tout cas, pas au travers de ses derniers films qui, aussi brillants soient-ils, souffraient à la réflexion d’une maîtrise peut-être trop affirmée de chaque micro-détail de fabrication, laissant ainsi l’imprévu et la nouveauté se noyer dans le brouillard de "Shutter Island" ou les effets visuels d’"Hugo Cabret". Que Scorsese soit un génie de la mise en scène n’est plus un secret pour personne, mais que pouvait-on désormais attendre de lui, sinon une nouvelle preuve de cela à chaque nouvelle tentative ? Avec "Le Loup de Wall Street", le cinéaste septuagénaire a finalement déjoué toutes nos attentes en revenant avec la rage, l’énergie, la jubilation et l’impertinence d’un jeune agité du bocal, désireux de jouer l’audace envers et contre tout, au détriment de toute forme de morale rassurante ou de narration formatée. Pure liberté, voilà tout.

Le personnage de Jordan Belfort, sorte de Bernard Madoff en plus jeune et plus défoncé, lui offre ici une opportunité de choix : ne plus chercher à répéter les mêmes figures sous l’angle du classicisme le plus évident, mais les détruire une par une, comme une enfilade de wagons dans un train électrique lancé à toute vitesse contre un mur, le tout dans un vaste élan de jouissance enfantine. Avec, ô joie, une mise en scène proprement géniale dont la légendaire rapidité d’exécution, déjà très active depuis longtemps au sein de sa filmographie, trouve enfin la plus idéale des justifications à travers le parcours de son antihéros, dévoré par une seule ambition : l’excès à tout prix.

Le parrain des "Affranchis" qui filme le cirque de Wall Street : cela pouvait-il donner autre chose qu’un cousin rajeuni et mal élevé de "Casino", dont la narration polyphonique et la flamboyance du traitement visuel chercheraient à épouser tous les contours d’un univers porté sur tous les extrêmes ? On notera cependant que le rapport entre les deux films ne s’inscrit que dans la durée (trois heures qui passent à la vitesse V) et l’autopsie d’un monde pourri à tous les étages, tant le film rompt d’emblée avec l’idée de rédemption qui caractérise en général le héros scorsesien. Au sein de cette orgie de fric et de magouilles, on le devine, ne se cache rien d’autre qu’un désir de puissance de plus en plus accru, au prix de crises et de scandales qui passent pour de simples détails, au détriment de toute humanité ou rapport de bienveillance. Dans une scène-clé du début du film, Belfort est directement mis au parfum : pour survivre dans ce milieu, il faut se branler, s’en mettre avant tout plein les poches (et les narines aussi) et devenir le plus malin des enfoirés. L’excès et la débauche sont ici les deux mamelles de la réussite, bloquant tout espoir de rédemption et laissant la morale pourrir salement dans le caniveau. Et lorsque l’échec pointe son pif, il n’y a plus qu’une seule chose à faire : recommencer. La boucle ne s’arrêtera pas. Scorsese l’a bien compris, et du coup, n’hésite pas à se lâcher dans le même excès que son protagoniste, forçant le trait de partout et poussant le grotesque à un degré qu’on n’aurait jamais soupçonné chez lui.

Une ligne directe menée sans temps mort ni bout de gras sentimental, amenant la mise en scène de Scorsese vers un rare degré d’épuisement narratif et émotionnel (on sort du film avec le cœur en surchauffe et les jambes en compote). Pure logique que voilà, tant le film n’est rien d’autre que le récit d’une addiction sans fin, filmée avec une énergie démente et dominée par un incroyable Leonardo DiCaprio (le plus grand acteur au monde ?) qui incarne l’excès comme s’il frisait l’orgasme à chaque scène. D’ailleurs, dans cette optique de friser le burlesque au sein de sa quête éperdue du « toujours plus », Scorsese se fait plaisir en signant quelques grands moments de pure comédie, tout à fait dignes d’un Buster Keaton et totalement adaptés à cette captation d’une vérité dérangeante par des moyens détournés. En guise de plus beau coup d’éclat, le cinéaste ira même jusqu’à filmer Belfort en train de ramper comme un ver jusqu’à sa luxueuse voiture, assommé par les substances chimiques et ainsi auto-humilié par le système qu’il a lui-même conçu. Et que dire des discussions agitées avec sa jeune et sexy épouse (Margot Robbie), dont les réconciliations sexuelles et les disputes répétées sur leur relation ou la garde des enfants sont toujours à la limite de la farce la plus improbable ?

Scorsese se fait donc plaisir, en fait des tonnes sans se fixer de limites dans son démontage en règle de l’idéologie des années 90. On pensait que son style allait finir par exploser en vol à force de viser sans cesse la rapidité d’exécution en termes de montage et de narration, mais il nous prouve ici le contraire. Sa réalisation reste d’une grande précision en même temps qu’elle sait basculer d’un effet de style à l’autre lorsque cela s’avère nécessaire, et ce sans jamais négliger cet art du dialogue couillu qu’il a toujours maîtrisé mieux que quiconque. Enfin dépositaire de ce renouveau que l’on espérait tant chez lui, le cinéaste réussit tout simplement à transcender le roman qu’il a toujours décliné à travers ses films : un homme qui, obsédé par sa quête de puissance, brûle les étapes trop vite au risque de se brûler lui-même. Mais là, on le répète, point d’espoir de retour en arrière. Dans ce Wall Street capté comme un gigantesque coït sous cocaïne, le cinéaste déroule un processus malade dont on devine dès le départ qu’il ne s’arrêtera pas sur un couperet. Du coup, on adopte durant trois heures l’attitude de la paire Scorsese/DiCaprio : s’amuser et jubiler jusqu’à finir épuisé, totalement grisé par tant de virtuosité. En tout cas, jamais le monde de la finance n’avait été aussi bandant sur grand écran.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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