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BABYLON

Un film de Damien Chazelle

Maelström ultime

Dans les années 1920, à la suite d’une fiesta orgiaque organisée par un grand magnat d’Hollywood, le jeune Manny Torres se retrouve projeté dans l’industrie hollywoodienne à un poste d’assistant sur une grosse production. À la tête de ce film, l’acteur-star Jack Conrad, vedette du muet, et la jeune révélation Nellie LaRoy, aussi talentueuse que tumultueuse. Ce trio va rapidement voir son destin dévier de sa glorieuse trajectoire, subissant dès lors la fin d’une époque et le début d’une autre…

Babylon film movie

Damien Chazelle est décidément le cinéaste actuel pour qui célébration ne rime que trop bien avec désillusion. Et d’un film à l’autre, la démarche de ce jeune trentenaire surdoué se fait toujours plus limpide, forte d’un regard lucide sur le monde et sur ses mécanismes, à eux seuls générateurs de leurres en cascade et de réflexions sur l’illusion au sens large. Que ce soit dans un "LA LA Land" qui exhibait plein pot sa nostalgie de la comédie musicale d’antan pour mieux en fissurer le rêve par une fibre mélodramatique terrassante, ou dans un "First Man" torpillant la dimension héroïque de la conquête de la Lune en la métamorphosant en pure mécanique de deuil, la patte Chazelle se fait révélatrice de l’envers du décor des mythes par le biais de personnages à la lisière de l’autisme, cérébralement travaillés par une obsession centrale qui les place d’entrée au-dessus – pour ne pas dire au-delà – du rêve qui les définit. Et en utilisant cette fois-ci sa terre d’accueil – à savoir Hollywood – comme nouveau sujet d’étude de cette mécanique de désillusion progressive, le jeune prodige adopte très logiquement la position du démiurge, celui qui finit toujours par détruire ce qu’il fait mine de célébrer, donc presque aussi schizophrène que la Babylone étourdissante dont il peint les audaces et les excès. Que l’on ne s’y trompe pas : "Babylon" a valeur de synthèse nihiliste autant que de mise à mort métatextuelle pour le 7ème Art, ici poussé dans ses ultimes retranchements, jouissant de tout, sans limite, jusqu'au bout, jusqu'à l'écran noir.

« Jamais vu un tel maelström de mauvais goût et de pure magie », entend-on à un moment donné au sujet de la jeune actrice jouée par Margot Robbie. On ne saurait mieux dire pour qualifier le film tout entier. Dès sa surréaliste scène d’ouverture, la livraison délicate d’un gigantesque éléphant sur une route montagneuse se fait tout à coup relecture détournée du mythe de Sisyphe, donnant le ton de la suite en matière d’éternel recommencement et de course effrénée à la performance. Et une fois arrivé sur le haut de la montagne, à savoir le luxueux château d’un mogul hollywoodien, c’est juste l’hallucination totale : ni plus ni moins qu’une orgie tapageuse et décadente, où la danse se confond avec la partouze, où la beuverie fait jeu égal avec les substances illicites, où les corps pris en flagrant délit de transe primitive s’inondent de toutes sortes de matières (eau, alcool, coke, urine, excréments, sperme, nourriture…), où la caméra virevoltante en plan-séquence et le montage sur-découpé à la manière d’un Scorsese se calent sur le rythme effréné d’un fulgurant orchestre de jazz. La connexion directe avec l’intro survoltée de "La Grande Bellezza", qui avait su capter la ronde de jouissance de l’élite intellectuelle de Rome sur les toits de la capitale, avant que le récit ne vienne en activer la déconfiture et/ou la muséification, est ici évidente.

Pour autant, la suite du récit emprunte davantage à la structure narrative en trois actes de "Boogie Nights", où le tableau d’une époque décadente et libertaire s’accompagnait peu à peu du surgissement des conventions morales et commerciales, pour finalement s’achever dans la plus totale des désillusions. Ainsi se développe le récit sur trois heures pleines à craquer d’une transition brutale d’une époque vers une autre, confondant de facto le passage du muet au parlant avec celui d’une ère de décadence vers le retour d’un nouvel ordre moral et structurel au sein du système hollywoodien. Chazelle procède donc en trois étapes parfaitement structurées. D’abord l’effervescence dépravée et déjantée du Hollywood des origines, dont il autopsie chacune des composantes, allant de ses tournages stressants à souhait jusqu’à la starisation constamment alimentée de ses figures mythiques (Jean Smart joue avec gourmandise la gossip-queen téléportée sur les tournages de gros films épiques) en passant par la quête de sang neuf censée permettre à la machine de continuer à tourner jusqu’à plus soif.

Sur ce dernier point, bien plus qu’un Brad Pitt parfaitement dans ses pantoufles de cabotin grandiose ou qu’un Diego Calva très clairement dessiné en alter ego de Chazelle, le rôle fondamental de Margot Robbie – ici largement oscarisable – vaut de l’or. Plus unleashed et désinhibée que jamais, mettant en exergue son propre génie d’actrice dans une poignée de scènes où son personnage doit passer du rire aux larmes en une fraction de secondes, la prodigieuse révélation du "Loup de Wall Street" met ici le feu à chaque scène, faisant du personnage de Nellie LaRoy cette tornade force 5 autour de laquelle gravitent des personnages embarqués dans un manège hystérique et épuisant qui les dépasse. Que ce soit elle ou Chazelle lui-même, il n’est au fond question que d’un jeune talent qui veut bouffer Hollywood en même temps qu’Hollywood menace d’en bouffer le talent et l’énergie, ce sur quoi le cinéaste a l’avantage de par sa lucidité et son propos à double sens. Et il en va de même pour les autres personnages, Chazelle ne cessant ici de se placer au plus près d’eux et de caler l’énergie de sa caméra portée sur tout ce qui les caractérise (sentiments, mouvements, fièvre, stress, jouissance, chimères, malheurs…). Vivant et vibrant, le film l’est de façon démesurée parce que ceux qu’il filme ont oublié de régler leur propre curseur interne, grisés qu’ils sont par le chaos et la quête de jouissance.

Vibrer trop vite et trop fort jusqu’à se brûler les ailes n’est pas pour autant la garantie pour chacun de se réincarner en phénix moderne, tant la chute se fait ici très rude et douloureuse. Tout se joue ici par le biais d’une scène-clé, la d’ores et déjà mythique « scène du serpent », sorte de climax de cette montée en puissance qui voit la folie kamikaze de toute cette smala effervescente tutoyer ce qui est à la fois un choc vénéneux et un point de non-retour. D’où la seconde partie de "Babylon", qui acte la fin des festivités au profit du retour à l’ordre moral, ici personnifié par une bourgeoisie élitiste à fond dans la flagornerie hypocrite, les bruits de couloir vicieux, l’homophobie latente, le racisme décomplexé et la baise congénitale. Un cocon puant à qui Chazelle inflige d’ailleurs une ahurissante volée de bois vert le temps d’une scène ultra-trash à rendre jaloux le Ruben Östlund de "Sans filtre". Plus le récit avance, plus le rythme décélère au profit d’une immersion stagnante et inquiétante dans un Hollywood schizo qui recompose sa vitrine décadente en plaque tournante, passant d’une mode à l’autre, jetant ses stars au profit d’autres, tordant ses propres règles pour mieux garder intact cette « idée » sur laquelle repose le système. Omniprésente est ici l’ombre de "Chantons sous la pluie", film ô combien fondateur de la passion cinéphile de Chazelle (est-il nécessaire de rappeler tout ce que "LA LA Land" doit à ce film ?) mais surtout révélateur de la mécanique cruelle propre à Hollywood, ici exploitée comme miroir pour ses figures principales – la scène finale fera d’ailleurs figure d’apothéose en matière de dialogue thématique entre deux films beaucoup plus voisins qu’ils n’en ont l’air.

Conséquence logique de la désillusion propre aux scénarios de Chazelle, la troisième partie du film lâchera un double enjeu très familier : d’un côté une mise en perspective du mythe comme nécessité première du réel, de l’autre un réel qui se définit par l’anéantissement de ses propres mythes. La présence d’organismes criminels et mafieux (déjà placés en position de force sur l’échiquier pour mettre échec et mat les rois déchus d’Hollywood) comme antichambre d’un système voué à finir sclérosé, la visualisation de clubs secrets et déviants comme couche souterraine d’un ordre puritain plus hypocrite qu’autre chose, la prégnance chez les studios du devenir jetable de ses propres « créations » (films et stars), le devenir morbide de tous ceux qui ont persisté à vivre (et à vibrer par) la démesure, etc… Au vu de ce yoyo constant entre la vérité et l’illusion, tout le film ne cesse alors de faire évoluer sa dramaturgie vers un abîme d’autant plus insaisissable qu’il finit lui aussi par être un leurre en soi. Il faudra ici un épilogue extraordinaire pour en prendre la mesure, si magistral dans sa fibre cinéphile comme dans sa démarche déchirante et cathartique qu’il serait traître d’en dévoiler ne serait-ce qu’un seul photogramme. Contentons-nous de signaler qu’il contribue à recourber le film sur lui-même, persistant à laisser la joie et la tristesse faire la bête à deux dos, et parachevant cet entre-deux retors sur un (un)happy end de premier choix, moins celui des personnages du film que celui de notre art préféré. Ce 7ème Art en constante (r)évolution, capable de mourir pour mieux renaître, et sur lequel "Babylon" a quelque chose de profondément synthétique, de définitif, d’ultime.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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