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OPPENHEIMER

Un film de Christopher Nolan

Réaction(s) en chaîne

En 1942, les États-Unis lancent le « Projet Manhattan » dans le but de concevoir la première arme nucléaire de l’Histoire face au danger que représente l’Allemagne nazie. Sous la direction du brillant physicien J. Robert Oppenheimer, le projet aboutit, au cœur d’un laboratoire ultra-secret de Los Alamos, à la création d’une arme aux conséquences aussi vertigineuses que dévastatrices. Une arme qui fera certes la renommée d’Oppenheimer mais qui activera surtout en lui une profonde remise en question de son rôle et de sa responsabilité…

Oppenheimer film movie

Si le temps est l’unité, Christopher Nolan n’a pas fini d’en être le démiurge. Unité du monde et de son cinéma, le temps est systématiquement destiné à se retrouver plié, tordu, interpénétré au sein de ses architectures scénaristiques, pour le coup hors du commun. Tout ce qui avait déjà été mis en exergue à propos de ses précédents films aura de nouveau voix au chapitre dans "Oppenheimer". Pas tant en raison de son sujet, en aucun cas limitable à un énième biopic consacré au « père de la bombe atomique » (également victime du maccarthysme) ou à une peinture minutieuse du célèbre essai atomique « Trinity » effectué le 16 juillet 1945 dans le sud du Nouveau-Mexique. C’est surtout qu’ici, le biopic n’est qu’une simple coquille autant que la figure d’Oppenheimer se veut tout simplement le noyau autour duquel s’articulent tant d’enjeux, de destins, de réflexions, de manipulations et de craintes, lesquels finissent par déborder du récit lui-même et du contexte historique en question. À tel point que ces trois heures de projection sont impossibles à ressentir dans l’écoulement pur de leur durée : tout leur contenu s’avère à ce point plein à craquer et vecteur d’un stress exponentiel que l’on sort de la projection avec la crainte de voir désormais partout des signes avant-coureurs d’un désastre impossible à définir. Ces quelques gouttes de pluie que fixe le héros dans le plan inaugural du film ne mentent donc pas sur leur nature : c’est un avertissement.

On a beau se sentir en terrain connu dès lors que les premières minutes mettent cartes sur table à propos du dispositif narratif en action (trois strates narratives temporellement distinctes que Nolan alterne pour mieux les faire se dialoguer entre elles), au point de nous laisser envisager une nouvelle itération de la trinité scénaristique de "Dunkerque" (faux film de guerre mais vraie expérience sensorielle sur le temps), l’angoisse que l’on ressent sans discontinuer durant ces trois heures se décale sur autre chose. Celle liée à l’utilisation de la bombe nucléaire par des monstres (déjà à l’œuvre dans "Tenet") n’est d’ailleurs ici dessinée que comme le premier niveau d’une échelle de risques dont le zénith cible avant tout un monde au bord du gouffre et de l’embrasement, insensé et irresponsable dans sa pratique du processus de création et de contrôle – l’une étant l’arme qui conditionne l’autre. Le film en prend acte en appliquant ce principe scientifique – la sacro-sainte physique des particules – sur sa propre narration, sur la façon dont ses acteurs interagissent et dont les séquences se répondent les unes aux autres. L’architecture nolanienne, au sein de laquelle la pure combinaison d’espaces et de mouvements est vouée à être régulée par des concepts scientifiques et des détails symboliques incertains (réalité ou leurre ?), prend ici un tout nouveau relief. Celui d’une vraie bombe atomique dans laquelle, autour d’un noyau figé dans sa forme et sa matière, les egos, les opinions et les réflexions s’entrechoquent tels des neutrons, selon une réaction en cascade qui ne cessera de grossir jusqu’au boum fatidique.

En somme, "Oppenheimer" n’est pas tant un film qu’une création diaboliquement retorse, du genre à amplifier (ou à prendre à revers) les attentes d’un spectateur qui hérite ici du double rôle du scientifique et du cobaye. À titre d’exemple, on devait a priori s’attendre à percevoir l’explosion d’une bombe A d’une façon tout à fait inédite sur un écran de cinéma, mais la fameuse scène en question annule la déflagration sonore attendue au profit d’un montage de plans fixes au ralenti sur fond d’un silence infrasensible. Une scène qui, certes, assoit encore plus le génie de Nolan pour tordre la ligne (et la matière) temporelle, mais qui ne cache surtout rien de la seule implosion qui l’intéresse ici. Tout tourne sur le trouble intérieur d’un Robert Oppenheimer à la fois anxieux et fataliste (Cillian Murphy trouve ici le rôle de sa vie) dont le montage réussit à faire ressentir les souvenirs, les hantises et les hallucinations par un système de flashs visuels et sonores – ce seul détail justifie à lui seul la découverte du film dans une salle obscure. Celle, aussi, d’un ego démesuré, conscient d’être partie prenante de la marche du monde et inconscient d’être manipulé par un autre ego du même acabit, en l’occurrence celui d’un machiavélique Lewis Strauss, aussi rongé par l’ambition que par la paranoïa – Robert Downey Jr. livre ici une performance magistrale. Celle, enfin, d’un génie au bord de l’isolement – pour ne pas dire de l’autisme – et surtout à l’image de tant d’autres dont l’innovation scientifique, a priori signe tangible de progrès pour le genre humain, aura fini dévoyée par la marche de l’Histoire et des êtres infiniment moins avisés qui en auront fait usage par la suite.

En cela, Nolan marche très fièrement sur les traces du Miyazaki du "Vent se lève" – autre grand film évoquant les horreurs de la guerre sous un angle subversif – pour mieux peindre, par ses choix de montage et d’écriture, une aliénation de masse impossible à freiner doublée d’une angoisse à visage multiple qui se propage tel un virus au fil du récit. Une angoisse qui drive ici le moindre début d’échange, qui fait s’entrecroiser la cellule intime (ostracisme, rôle paternel, tentation de l’adultère) avec la paranoïa politique (qui complote contre qui ? qui cache la vérité sur quoi ? qui adhère aux idées communistes ?), qui tire profit des raccords entre les espaces publics et privés pour mieux mettre à égalité leurs enjeux réciproques, et qui, ainsi, réussit à capturer l’effervescence du global à travers la névrose du particulier. Les échanges verbaux, ici proches d’une joute verbale où le mot se veut tranchant aussi bien pour percer la carapace d’autrui que pour renforcer la sienne propre, confinent au vertige. Le montage à la "JFK", qui n’a de cesse que d’interpénétrer les antagonismes (le biopic et le thriller, la réflexion scientifique et le procès sadique, la couleur et le noir et blanc, le mouvement et la fixité), transforme le film tout entier en un labyrinthe de particules physiques, signe d’une création trop dense pour ne pas créer mille répercussions à travers un temps lui aussi tourbillonnant.

Œuvre physique et chimique – donc expérimentale au sens le plus noble du terme – qui nous dépasse, oui. Concert sensoriel qui chatouille les viscères par la seule force de sa bande-son (chapeau bas à la partition sidérante de Ludwig Göransson), bien sûr. Monstre de cinéma trop dense pour être intégralement appréhendé en une seule vision, c’est évident. Mais surtout, "Oppenheimer" a valeur de mise en alerte faite film, capable de tisser un écho sensible entre passé, présent et futur à force de fusionner l’espace-temps. La promo du film n’a d’ailleurs pas perdu de temps pour s’en faire le relais dans son propos, au vu de l’intelligence d’un Christopher Nolan profitant de l’occasion pour aborder de plein fouet la question préoccupante de l’intelligence artificielle dans nos vies actuelles. Une angoisse qui, au fond, n’est que la continuité de toutes celles qui ont précédé. De ce fait, la scène finale – encore un flashback qui éclaire un trou narratif à partir d'un autre point de vue – fait écho au plan d’ouverture : une « réaction en chaîne » a bel et bien commencé. Et on est tous dedans. Il est trop tard pour ne pas se sentir concerné.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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