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GAGARINE

 

POUR : Star Suburb

Youri a seize ans. Il a toujours grandi à Gagarine, immense cité de briques rouges d’Ivry-sur-Seine qui fut inaugurée en 1963 en présence du célèbre cosmonaute soviétique, premier homme de l’Histoire de l’humanité à être allé dans l’espace. Aujourd’hui, cette cité qu’il essaie quotidiennement de réparer par ses connaissances techniques est sur le point d’être démolie. Et tandis que les habitants évacuent les lieux au compte-gouttes, Youri décide de résister en occupant le dernier étage. Aidé par quelques amis et animé par son rêve de devenir cosmonaute, il entreprend d’offrir un tout autre destin à cette cité, son « vaisseau spatial » à lui…

Gagarine film movie

Les films comme "Gagarine" ne sont pas seulement rares. Ils sont avant tout précieux. Comme un astéroïde qui reviendrait frôler la planète à un moment lointain et non calculé, et dont les effets secondaires se montreraient déterminants pour le futur. On pourrait croire que cette première réalisation de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh ne serait que la version longue d’un court-métrage éponyme sorti en 2015, mais le résultat va tellement plus loin qu’un simple élargissement narratif. C’est par des images en noir et blanc que s’ouvre le film, celles de l’inauguration de la cité par Youri Gagarine lui-même, durant laquelle une question posée à un enfant de la cité isole l’enjeu central du récit : se montrer à la hauteur d’une idole et/ou d’un défi à relever.

D’où cette intrigue centrée sur un jeune ado résistant, intelligent et fan d’exploration spatiale, qui, par son sens de la débrouille et de la bidouille, revisite cet espace de béton d’abord en terrain de jeu technique (quand on vise la réparation), puis en capsule de survie personnalisée (quand on veut éviter la démolition). Presque un David qui essaierait de réparer son Goliath pour mieux s’imposer au-dessus de lui. La lecture symbolique n’est en rien un pis-aller, puisque le film ménage plusieurs pistes de lecture en plus de ne jamais prétendre à rester arrimé aux débats sociopolitiques ou à un quelconque schéma psycho-machin-truc. Élever et s’élever : voilà ce qui est à l’œuvre dans "Gagarine".

Pour un énième film français qui prend place dans le cadre banlieusard, et qui tente en plus de s’inscrire dans un cadre historique spécifique (cette cité Gagarine a réellement existé et fut détruite en 2019), il est fabuleux de voir les deux réalisateurs désamorcer un à un tous les clichés sociétaux qui pourraient l’alourdir ou l’orienter. Un protagoniste orphelin, une relation amoureuse, un trafic de drogue en bas de l’immeuble, un camp de Roms installé à proximité… Tout semble là pour amorcer la piste démago, et le film n’a de cesse au contraire de prendre la tangente, tordant chaque crainte par une vision utopique qui soulage la tête et encourage les rêves.

De par une mise en scène qui recourt autant aux travellings planants qu’aux visions astrales, "Gagarine" devient une authentique rêverie à ciel ouvert où la cité se mue en espace quasi suspendu, pour ne pas dire céleste. Rarement avait-on vu un film capable de dégager une vision si positive et si chaleureuse de la banlieue, loin de la noirceur du tout-venant du genre et même des rapports de force constructifs de "L’Esquive". Un cocon urbain où l’entraide transpire en permanence, où le sens de la débrouille est très souvent la couverture qui cache une redoutable inventivité, où la chaleur humaine colore la grisaille à chaque angle de béton, et où même la « terreur du quartier » – un jeune dealer incarné par Finnegan Oldfield – peut finir par quitter sa panoplie apparente d’élément perturbateur pour révéler un humour et une fragilité plus que tangibles.

Les trois premiers quarts d’heure qui cimentent ce regard idyllique font presque croire à un rêve qui, à un moment donné, risque de prendre fin. Sauf que lorsque la réalité reprend le dessus, au point d’isoler toujours plus l’orphelin dans ce dédale insalubre qui l’aura vu grandir, le film essaie moins de la refuser que de la redessiner. "Gagarine" bascule alors dans le conte pur, où le héros, toujours plus piégé dans ses rêves spatiaux, use de divers matériaux de récupération pour customiser cette cité en vaisseau spatial artisanal. Dès lors, tout ce que l’on pourrait prendre pour des incohérences narratives ne découle que de l’intériorité du protagoniste, dont le film cherche avant tout à épouser la perception fantasmatique au lieu de s’en tenir à une illustration concrète.

Ne pas s’y tromper : le film n’est pas raconté à la troisième personne, mais à la première. Et jusqu’au bout, le montage est mis à contribution pour trouer la réalité d’un large panel de fuites oniriques. Les réalisateurs dressent alors tout un rapport de correspondances et d’oppositions qui, par la seule force du montage, créent de nouvelles bases d’approche sur un sujet moins unilatéral qu’il n’en a l’air. Et surtout moins fixé au plancher des vaches. Assimiler les lumières de la nuit (dont celles des fenêtres de la cité) à des étoiles, relier une empreinte de pas sur la neige carbonique à celle des astronautes sur la surface lunaire, opposer la fusée qui s’élève à l’immeuble qui s’effondre, cadrer l’immeuble du sol vers le ciel pour en donner la perspective d’un objet flottant dans l’espace (au sens large), etc… Sans parler d’une caméra qui approche les personnages de façon circulaire, les filmant comme des satellites en apesanteur et en orbite.

Rénover au lieu de détruire, loin de la folie destructrice des hommes : ce qui anime le jeune Youri s’accompagne autant d’une isolation de soi-même (le toit de la cité devient une capsule de survie) que d’une ouverture vers son prochain (notons une très émouvante romance avec une jolie Rom jouée par Lyna Khoudri, révélation de "Papicha"). L’univers onirique qui définit alors le récit découle de ce grand écart, actant l’obsession de Youri à embellir et redéfinir un territoire déliquescent par la nature et la culture (les deux mots sont ici à double sens). Tout devient alors matière à créer de la féerie et de la poésie, autant par l’image que par le son.

D’un côté, on notera l’usage du morse pour installer un nouveau langage crypté avec le monde extérieur, ou encore cette sensibilité fracassante du duo Liatard/Trouilh pour les perspectives architecturales qui inonde chaque photogramme. De l’autre, la musique hypnotique et planante des frères Galperine rend chaque scène évanescente à souhait, et la relecture polémique de la Marseillaise par Serge Gainsbourg ("Aux armes et cætera") va même jusqu’à accompagner la danse d’un trio de résistants qui tournent sur eux-mêmes tels des planètes.

De bout en bout, "Gagarine" multiplie les percées sensorielles et symboliques, et, fort d’une virtuosité inédite dans son écriture et sa mise en scène, n’en rate aucune. Son climax final sera en quelque sorte la supernova qui fera s’irradier toutes ses composantes dans une parfaite symbiose. En sortant de la salle, la pesanteur elle-même ne sera plus une vue de l’esprit. On n’aura d’ailleurs même pas eu le temps de lui dire au revoir, étant donné qu’on aura déjà décollé. Très haut.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

Il y avait avec "Gagarine" une intention louable : celle de rendre hommage à l’attachement des habitants des certains barres de cités, à leur immeuble et leur quartier, malgré les difficultés sociales, les disparités de populations, ou le délabrement des lieux. Ce phénomène, observé largement dans les programmes de rénovation urbaine de l’ANRU, visant à remplacer les grandes barres ou tours par des immeubles plus « vivables » de quelques étages seulement, exprimait en tous cas souvent un attachement à des relations de voisinage et d’entraide que le déplacement des familles allait bousculer voire anéantir, ou à un lieu devenu source d’enracinement.

On se réjouissait donc du ton adopté dès le départ par Fanny Liatard et Jérémy Trouilh, moins social et réaliste qu’onirique, nous invitant dans le songe éveillé d’un jeune homme à l’intelligence hors normes, bien décidé à rester sur place, en transformant peu à peu plusieurs appartements en une sorte de capsule de survie (plantations hors sol, recueil d’eau extérieur, espace de vie...). Malheureusement, si le début du film convainc, affichant les espoirs de chacun (le jeune homme comme sa copine Rom, avec laquelle une charmante romance s’esquisse) de pouvoir être « qui ils veulent », il n’en sera pas de même de sa seconde partie, une fois l’immeuble ceinturé de palissades.

Construisant une parabole sur l’ascension sociale (il rêve d’être cosmonaute, elle rêve de partir aux USA…) en opposition en un projet vouant les immeubles à s’écrouler sous la charge des explosions, mais en adéquation avec les rêves d’espace de son protagoniste (l’immeuble devient sa théorique fusée…), les auteurs s’enlisent malheureusement dans une vision idéalisée des lieux, accumulant les raccourcis scénaristiques et les incohérences.

On ne citera ici que quelques exemples pour ne pas trop spoiler. Le dealer en chef (Finnegan Oldfield, ridicule de bout en bout) est réduit lui aussi au rôle de victime, présenté sous un jour uniquement positif, niant totalement les tensions de halls d’immeubles, et donc la souffrance immense des habitants ayant vécu ou vivant malheureusement encore ces situations au quotidien - et il ne s’agit pas là de clichés). Pire, les ouvriers de chantiers, découvrant une personne dans la première pièce aménagée par le protagoniste, n’ont nullement l’idée d’explorer les pièces suivantes où il se trouve… Seul reste un joli moment nostalgique explicitant, depuis le sommet d’une grue de chantier, les petits détails humains qui font les bonheurs passés dans la cité. Un passage romantique qui aurait peut être gagné à devenir le centre de gravité de cette seconde partie d’un métrage bien bancal.

Olivier BachelardEnvoyer un message au rédacteur

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