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ARCHIPEL

La carte (réel) et le territoire (animé)

Une femme parle avec un homme à propos du Québec, des îles du fleuve Saint-Laurent, d’un territoire et de ses habitants. L’enjeu de cette discussion animée est de « rêver son monde », à la fois dans ce qu’il est (ou pourrait être) et dans ceux qui le font…

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Chaque année, il est coutumier de voir le festival d’Annecy intégrer dans sa sélection officielle des objets filmiques très singuliers, dans lesquels l’image live se fait souvent majoritaire en laissant le soin à l’animation d’agir comme une fulgurance, comme une intrusion bénéfique. Soit un cinéma où l’animé se veut le compagnon du filmé et/ou de l’archivé, un moteur émotionnel, voire un enjoliveur de la réalité. Le nouveau long-métrage animé de Félix Dufour-Laperrière – à qui l’on devait déjà l’intéressant "Ville Neuve" il y a deux ans – rejoint cette A-List sans le moindre effort après être passé par le Festival de Rotterdam.

Le procédé se devine en à peine quatre ou cinq plans : un vaste montage de captations d’images filmées et de photos d’archives, sur lesquelles l’animation s’incruste à des fins plastiques et symboliques. Cet effet de surimpression du réel sur des silhouettes animées (souvent une femme) se veut en outre le leitmotiv graphique du film. Cela rejoint tout d’abord l’objectif premier du cinéaste, visant à concevoir une sorte de « voyage imaginaire » où la notion de « territoire » se verrait triturée dans tous les sens, redéfinie par l’entremêlement du réel et de l’imaginaire. Mais cela vise aussi à suggérer une connexion symbolique entre le décor et le corps, le second permettant in fine de superposer son identité organique à celle du premier (« Je te regarde, je perçois ton odeur, ta peau… », entend-on en off au début du film). De bout en bout, le principe sera donc le suivant : rêver et fantasmer le monde au lieu de le capturer dans sa dimension concrète. Et bien sûr, c’est l’animation qui va favoriser cela.

L’animation en soi relève du dessin libre, connectée à cette sorte de « divagation » qui caractérise la narration – rien de péjoratif là-dedans. Lorsque le dessin prend le dessus sur le seul montage d’archives photographiques, les visions mémorables s’enchaînent sans discontinuer : un déluge nocturne, une silhouette humaine qui émerge des flots, un quai de gare observé depuis un train, un nageur dans une eau noire où seules les bulles sont en couleur, un tunnel protéiforme, des danseurs d'un bal costumé, des cadavres qui s'entassent pour former un paysage, un serpent qui enserre un chien, des toits de maison qui se confondent avec le feuillage des arbres, etc.

Et comme la logique du récit se veut avant tout mémorielle, faisant ainsi revenir des souvenirs et des fantasmes de façon furtive, le réalisateur compte en majorité sur la force expressive de l’écran noir, sur lequel des flashs animés et colorés viennent parfois se glisser à intervalles réguliers. Le texte en voix-off devient aussi partie intégrante de l’animation, dessinant parfois furtivement des mots-clés à l’écran comme pour en faire des guides capables de réorienter la narration. Le tout accompagné d’une très belle bande originale, planante, apaisante, pour ne pas dire presque new age, dont les sonorités électroniques évoquent assez souvent quelque chose d’aquatique. Un parti pris parfaitement cohérent dans un film d’animation qui exploite aussi efficacement le motif de l’eau via la texture mutante de son dessin.

Reste le point le plus sensible de ce genre de documentaire animé, à savoir l’utilisation de la parole en voix-off. Reposant à moitié sur un dialogue entre une femme et un homme, "Archipel" se la joue un peu "Hiroshima mon amour" en utilisant à loisir la deuxième personne et en cherchant davantage la poésie des mots plutôt que le sens immédiat – certaines phrases ou émotions sont vouées à nous échapper au premier abord. Dans un sens, on pense aussi aux expériences plastico-cognitives de Jean-Luc Godard et de Chris Marker, mais hélas sans l’audace démesurée qui les caractérise.

La modestie du projet est ici corollaire de son artisanat et de sa liberté : improviser le récit et l’animation avec un goût du lâcher-prise, déambuler ici et là pour mieux dessiner progressivement un sujet au lieu de le maîtriser dès le départ, ne jamais trancher entre le tangible et l’intangible… Au fond, le point faible de la démarche de Félix Dufour-Laperrière réside peut-être dans le fait qu’elle n’a au fond rien de novatrice – les aventuriers des sections parallèles du festival d’Annecy se sentiront ici en terrain connu – et qu’elle se fait parfois un peu trop appuyée dans ses dérivations (on peut légitiment se lasser de cet abus de symboles religieux et de ce traditionnel couplet sur l’identité québécoise). Il n’en reste pas moins que si cet archipel graphique n’évolue pas vers un continent imposant, cette « traversée du réel par l’imaginaire » ne démérite pas en matière d’expérimentation stimulante.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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