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PARCOURS : Sam Raimi, le monte en l'air

De tous les cinéastes de l’industrie hollywoodienne, Sam Raimi est sans doute, avec le Néo-zélandais Peter Jackson, celui dont le parcours est le plus atypique. De l’horreur à petit budget aux blockbusters massifs, le génie du Michigan n’aura eu de cesse de mettre son art au service du public, redéfinissant progressivement les notions même de spectacle par le biais de films aussi ludiques que réfléchis. Une approche généreuse et consciente du cinéma qui aura fait de lui l’un des conteurs les plus appréciés de son époque. Il faut dire que ses films, mélange de virtuosité formelle et de dramatisation réaliste, semblent être toujours en accord avec sa propre nature facétieuse et sincère, là où d’autres auraient pu renier leurs débuts en devenant les techniciens sans âme d’une industrie tentaculaire. Drôles, aériens, dramatiques, romantiques, horrifiques... les films de Sam Raimi nous parlent autant au cœur qu’aux zygomatiques, et ce, quel que soit le genre abordé. Une madeleine de Proust perpétuelle cachée au centre d’un grand huit ébouriffant : voilà ce qu’est le cinéma de Sam Raimi. Sam Raimi, le monte-en-l’air.

 

Une pile nucléaire dans la caméra

Quand on pense aux films de Sam Raimi, on pense de prime abord à la virtuosité formelle de sa mise en scène. Et ce serait mentir que d’affirmer qu’il ne s’agit pas de son aspect le plus évident, le plus identifiable.

Débutant, en 1981, dans l’horreur à petit budget, Raimi met rapidement un point d’honneur à transgresser ses limites budgétaires pour offrir au public un spectacle total. Fasciné par l’irrévérence des bandes dessinées américaines (de super-héros ou d’horreur), par le burlesque absurde des Trois Stooges (troupe de comiques ringards des années 40) et par le suspense des films d’Alfred Hitchcock, Sam Raimi embarque une petite équipe (avec, notamment l’acteur Bruce Campbell, le producteur Robert Tappert, le compositeur Joseph LoDuca et un monteur inconnu du nom de Joel Coen !) dans une forêt de son Michigan natal pour un tournage épique, accouchant à l’arrachée d’un film qui fera date. Voyant une bande de jeunes adultes aux prises avec une force démoniaque, "Evil Dead" pallie les carences de son budget par un style agressif et mouvementé, faisant de sa caméra son véritable protagoniste. Retenant les leçons de ses influences (une iconisation extrême de ses personnages, des gags visuels féroces et un suspense rigolard), Sam Raimi se permet toutes les audaces formelles, noyant le spectateur dans un déluge de trouvailles visuelles proprement stupéfiantes. Comme dopée, sa caméra s’affranchit de toutes velléités réalistes et traverse les murs sans sourciller, cadrant en de saisissants gros plans les mimiques hallucinées d’un Bruce Campbell martyrisé (au grand bonheur du cinéaste, tortionnaire rigolard de ses acteurs) et progressivement recouvert par les débordements gores d’une possession démoniaque, se permettant même, le temps d’une séquence devenue culte, de faire violer l’une des filles par un arbre particulièrement vicelard. Le style Raimi est né !

Dès lors, le cinéaste n’aura de cesse de repousser les limites narratives et formelles des genres abordés, s’imposant rapidement comme un véritable virtuose de la caméra. Six ans après son premier essai, et après avoir mis en scène la comédie déjantée "Mort sur le grill", Sam Raimi se décide à pousser le bouchon encore plus loin et donne une (première) suite à son ride horrifique. Bénéficiant d’un budget conséquent (en regard de ses précédents métrages), Raimi réinvente le premier film dans les dix premières minutes, avant de s’atteler à un véritable pétage de plombs visuel. Toujours aussi mobile et agressive, sa caméra impose un rythme infernal à l’histoire, grandement relayée par la prestation hallucinante de Bruce Campbell. Au confins de la folie, traqué par une entité brumeuse hantant la forêt alentour et en combat avec sa propre main (un moment de burlesque rigolard se terminant dans un gore viscéral et hystérique qui voit le benêt Ash se trancher la main à la tronçonneuse), l’acteur se surpasse en tout point, anticipant les gesticulations faciales et physiques d’un Jim Carrey, dans un grand ballet burlesque et horrifique où le sang est coloré (en noir, en rose, en vert), où les arbres sont vivants et où le mobilier éclate de rire : terrifiante scène où Campbell devient définitivement fou – prélude à sa future possession démoniaque – et qu’une tête de cerf empaillé, une lampe ou une bibliothèque l’accompagnent dans son fou rire désespérant, faisant basculer le film dans une horreur plus « conventionnelle » avec l’arrivée des autres protagonistes. Sans cesse en mouvement, la caméra se cale sur le rythme épuisant des images, avant de s’ériger en ébauche de manifeste bédéphilique dans un troisième acte héroïque. Armé d’un fusil de chasse et d’une tronçonneuse greffée en guise de main droite, le héros timoré du premier "Evil Dead" se transforme en un super-héros décalé, iconisé à outrance par le cinéaste dans son combat épique contre le démon, posant les bases, dans un épilogue osé et ambitieux, d’un troisième épisode moyenâgeux. Incontestablement, un cinéaste est né !

Situé dans un univers médiéval et fantastique, "L’Armée des ténèbres" change radicalement la donne. Ayant continué ses essais bédéphilique sur le réjouissant "Darkman", Sam Raimi décide, en 1993, de s’essayer à la comédie pure, laissant de côté l’horreur des deux premiers opus. Suite directe à "Evil Dead 2", le film retrouve le pauvre Ash (toujours incarné par le déjanté Bruce Campbell), désormais prisonnier de chevaliers en armure en proie à une armée de démons agressifs et de squelettes rigolards. Ne versant à aucun moment dans le gore (la seule scène « saignante » se contente d’un geyser de peinture rouge), moins hystérique et frénétique dans sa mise en scène, Raimi retrouve la magie artisanale d’un "Jason et les Argonautes" et achève de faire de Ash un vrai héros de cinéma, enchaînant les dialogues hilarants (« Quand on les aura tué, on sera plus nombreux ! ») et les gags visuels pour le plus grand plaisir des yeux. Toujours aussi allumé, Bruce Campbell affrontent des versions miniatures de lui-même, se fait malmener avec jubilation et finit par quitter le passé pour se retrouver à nouveau à notre époque, et sur le lieu de son travail (il est vendeur à PRIXBAS), où il affronte fusil à la main un dernier démon hirsute (« Chez PRIXBAS, les prix sont bas ! » lui dit-il après l’avoir anéantit).

Une conclusion étonnante, pour clore la première trilogie de Sam Raimi, qui en dit long sur le désir du cinéaste de s’affranchir, du moins pour un temps, de l’horreur. Bien décidé à continuer son exploration des genres, il s’en ira rejoindre Sharon Stone le temps d’un western tragique et mésestimé, "Mort ou vif".

Mauvais genres

Entre les trilogies "Evil Dead" et "Spider-Man", Sam Raimi aura arpenté différents sentiers cinématographiques, s’essayant avec un égal bonheur au burlesque ou à l’épouvante, au film de super-héros ou au drame sportif, au western spaghetti ou au film noir.

Ayant acquis, dès son premier film, les galons de nouveau génie de l’horreur, Sam Raimi rebondit rapidement sur le succès de "Evil Dead" et réalise, en 1984, le détonant "Mort sur le grill". Multipliant les trouvailles visuelles pour rendre hommage aux génies de l’animation Chuck Jones et Tex Avery, "Mort sur le grill" se base sur un scénario hilarant des frères Coen pour raconter l’histoire édifiante d’un pauvre quidam se retrouvant au cœur d’une histoire de meurtres perpétrés par deux dératiseurs complètement fous. Anticipant de près de dix ans les délires d’un "The Mask" (fumée de cigarette prenant la forme d’une silhouette suggestive, scène de bagarre épique entre une mégère et l’un des assassins), sur un rythme effréné rappelant le "After Hours" de Martin Scorsese, Sam Raimi mélange une nouvelle fois l’horreur et l’humour avec une agressivité et une inconscience salutaires, au grand dam de son producteur Edward Pressman, pourtant rompu aux délires cinématographiques de toutes sortes ("Phantom of the Paradise" ou "Sisters" de Brian De Palma, c’est lui). Décontenancé par le résultat, Pressman congédie le génie, mais ne peut empêcher le « style Raimi » d’imprimer l’écran. Grisé par l’expérience de la comédie, mais frustré de n’avoir pu mener son projet à bien, Raimi décide d’aller au bout de ses idées et accepte l’offre de mettre en scène "Evil Dead 2".

1990. Sam Raimi vient de mettre en scène son premier chef-d’œuvre, œuvre phare du genre comico-horrifique, à ranger aux côtés du "Braindead" de Peter Jackson ou du "Shaun of the Dead" d’Edgar Wright. Souhaitant changer d’univers, il décide de s’atteler à l’écriture (avec son frère Ivan) et à la réalisation d’un film de super-héros. Empruntant aussi bien aux comics de Batman, qu’au Fantôme de l’opéra ou aux films de gangsters, Sam Raimi invente son propre personnage super-héroïque et le jette au cœur d’une intrigue mêlant mélodrame romantique et film d’action musclé. "Darkman" est un ancien scientifique travaillant sur la fabrication de prothèses révolutionnaires, passé à tabac et laissé pour mort dans l’explosion de son laboratoire. Défiguré, désormais insensible à la douleur, en proie à de fulgurants accès de fureur, il va s’employer à retrouver les responsables de son malheur et à leur faire payer le prix fort. Galvanisé par une histoire forte d’amour et de vengeance, Sam Raimi cadre les agissements de son (anti)héros comme des cases de BD en mouvement, se permet quelques envolées poétiques du plus bel effet (comme de faire se déplacer un personnage dans le décor par le simple truchement d’un mouvement de caméra) et pour la première fois de sa carrière, s’affirme comme un conteur de premier ordre. Parfaitement conscient qu’il évolue dans une approche plus graphique de la narration, il distille ses informations par l’image, conscient du possible ridicule d’une abondance de dialogues, et dirige ses acteurs avec un sens de l’emphase stupéfiant. Forcément tragique, Liam Neeson fait corps avec le personnage du Darkman et marque l’écran, rejoignant le grand Bruce Campbell dans la famille des « héros » raimiens (ce dernier apparaît même dans un plan final instantanément culte). Un manifeste esthétique total, doublé d’une déclaration d’amour passionnée au médium bédéphilique, dont les répercussions formelles se retrouveront jusque dans le travail des frères Wachowski (la construction scénique de "Bound", le premier "Matrix"), et qui trouvera son aboutissement dans les aventures de l’homme-araignée.

Ayant enfin terminé son travail sur la saga des "Evil Dead", Sam Raimi s’atelle en 1995 à un nouveau défi : ressusciter le baroque et la violence des westerns italiens de la grande époque (ceux de Leone, mais également de Giulio Questi et Sergio Corbucci) par le biais d’une tragique histoire de vengeance et de duels en tournoi. Inattendue, et peut-être dans son plus beau rôle au cinéma, Sharon Stone interprète une jeune cow-girl venue participer à un tournoi meurtrier dans l’espoir de tuer l’assassin de son père, incarné par l’excellent Gene Hackman. Un face à face que Sam Raimi orchestre comme une tragédie grecque, révélant les forces et les failles de ses personnages par le biais d’une mise en scène hyperbolique et iconique, au sein d’un univers de poussières et de sang peuplé de personnages pittoresques (les différents tireurs venus participer au tournoi) ou graves. Rendue comme ivre par les tourments qui agitent les relations complexes et ambiguës qu’entretiennent les quatre protagonistes de l’histoire, la caméra ose se faire à la fois contemplative et survoltée, préférant traduire à l’image les émotions contradictoires d’un ancien tueur virtuose devenu prêtre ou d’un jeune chien fou grandissant dans l’ombre d’un père envahissant, révélant au passage les talents inconnus de Russell Crowe et Leonardo DiCaprio. Violent, ombrageux, "Mort ou vif" magnifie la belle Sharon, dont le talent et le charisme se déchaînent lors d’un final terrassant. Une véritable recréation du genre, piochant chez les maîtres (les gros plans « à la Leone » sur les yeux du personnages) et appuyant, cinq ans après "Darkman", que le mélodrame sied parfaitement à l’univers du cinéaste. Malheureusement, l’échec cuisant du film obligera Sam Raimi à une remise en question douloureuse, mais ô combien salutaire.

© Columbia TriStar Films

La trilogie de l'humilité

L’échec foudroyant du magnifique "Mort ou vif" laisse le cinéaste sur le carreau. Préférant remettre son retour cinématographique à plus tard, Sam Raimi produit (avec son éternel compère Robert Tappert) les séries "Hercules" et "Xena, la guerrière", remettant au goût du jour le péplum à tendance fantastique. C’est alors que lui parvient, en 1998 et par le biais de sa femme, un scénario d’une évidence frappante, celui de "Un plan simple". Une introduction dans l’univers du film noir qui lui permet de rendre un hommage vibrant à ses anciens frères d’armes les frères Coen (on pense beaucoup à "Fargo"), tout en affinant sa direction d’acteurs et son travail mélodramatique. Porté par le script et un trio d’acteurs épatants, Raimi laisse de côté ses expérimentations visuelles pour mieux appuyer son statut de conteur hors pair. D’une lisibilité totale, empreint d’une mélancolie propre au genre « film noir », "Un plan simple" suit le destin contrarié d’un quidam (on y revient) ayant découvert dans la carcasse d’un avion déglingué une sacrée somme de dollars. Préférant s’attarder sur les relations conflictuelles de ses protagonistes, Raimi laisse sa caméra suivre le cours de l’histoire, cadrant l’horreur humaine lorsqu’elle le mérite, laissant à des acteurs magnifiques (Bill Paxton et Bridget Fonda en tête) le soin de véhiculer les émotions et l’atmosphère nécessaire à la bonne marche du film. Certes, la démarche est frustrante pour tout fan de Raimi qui se respecte, mais la sincérité du bonhomme et sa capacité d’adaptation forcent le respect. Sur les traces de ses « frères ennemis », Raimi fait oublier le formaliste et invente l’auteur.

En pleine crise de reconnaissance, ayant marché sur les pas de ses anciens frères d’armes (les Coen), Raimi accepte en 1999 le projet sensible qui pourrait le faire basculer dans le cercle des faiseurs hollywoodiens interchangeables : une commande, parfait véhicule pour la star Kevin Costner, et dans laquelle Raimi laisse de côté toutes ses velléités formelles et narratives pour se plonger dans le grand bain de la production hollywoodienne. À première vue, rien ne semble distinguer "Pour l’amour du jeu" des centaines de drames sportifs inondant les écrans chaque année. S’il accomplit la tâche avec l’humilité des plus grands, Raimi n’est ici qu’un prête-nom, génie visuel sacrifié sur l’autel du spectacle familial. Mais ne nous y trompons pas. Sous ces apparats de production formatée, l’histoire dramatique contée par Raimi retrouve la pureté et la grandeur de ses films d’antan. Car de "Darkman" à "Un plan simple", en passant par "Mort ou vif", Raimi s’est imposé comme un conteur de premier ordre, toujours à-même d’imposer sa maîtrise formelle en regard de l’histoire qui la conditionne. À la manière d’un Capra, il laisse la morale prendre possession de son récit, s’attardant avec justesse sur les relations complexes entretenues par Costner (dans un rôle à la fois cliché et admirable) et ses partenaires. Une justesse de ton qui rattrape les errances purement hollywoodiennes du récit, faisant du film le plus faible, mais aussi le plus révélateur de son auteur. Étranger à lui-même après un tel renoncement stylistique (mais non pas thématique, loin s’en faut), Raimi décide de revenir au cinéma fantastique. Et "Intuitions", film de tous les extrêmes, de s’imposer comme la plus radicale des décisions.

Lorsqu’il entreprend la réalisation de son neuvième film, Sam Raimi n’a pas touché au genre fantastique depuis six ans. Et c’est empreint d’une humilité acquise sur ses derniers projets qu’il se lance dans l’aventure. Point de caméra hystérique ou de démons hirsutes, mais une approche dramatique et sensitive dans la droite lignée de ses derniers films. Jeune médium incomprise, le personnage joué par une Cate Blanchett magnifique vit dans une petite ville typique du Sud des Etats-Unis, entourée de rednecks machistes et violents, et se retrouve bientôt mêlée à une enquête visant à découvrir l’assassin d’une pimbêche locale. Derrière les apparents du genre, mis en scène avec une sobriété rare (si l’on excepte les visions de l’héroïne, véritables petits films d’horreur glauques), c’est à une véritable galerie de portraits contrariés que nous invite le cinéaste. Interprétés par des acteurs étonnants de justesse, "Intuitions" brocarde la violence domestique (terrifiant Keanu Reeves en bouseux violent) et les non-dits de ces petites villes en apparence bien tranquille, étouffant sous le poids des secrets et de la promiscuité. Personnifié par le personnage joué par le compositeur Danny Elfman, le fantastique amplifie dès lors l’horreur d’une histoire trop banale, faisant de ce film a priori mineur un véritable concerto de cris étouffés. Ayant enfin retrouvé le genre auquel il doit tout, Raimi peut désormais s’attaquer à la pièce maîtresse de son œuvre, point culminant d’une carrière en tous points exemplaire.

 

© Gaumont Columbia Tristar Films

Le complexe de l'araignée

Sam Raimi n’est encore qu’un adolescent lorsqu’il découvre la BD de Stan Lee et Steve Ditko, fers de lance de la Marvel. Comme nombre de jeunes de son âge, le futur cinéaste s’identifie totalement au personnage de Peter Parker, lycéen ordinaire confronté à un destin extraordinaire. Apprenant qu’un projet d’adaptation est en cours, Raimi parvient rapidement à convaincre les producteurs qu’il est l’homme de la situation : sa compréhension totale de l’univers de Spider-Man, alliée à une virtuosité formelle qui n’est plus à prouver et à un sens dramatique fort, le place d’emblée comme le candidat idéal. Le résultat, blockbuster intimiste à nul autre pareil, font de ce premier "Spider-Man" la meilleure adaptation de comics jamais réalisée. Et c’est peu de le dire ! Revenant aux origines même de l’histoire, empruntant divers éléments à un scénario mythique de James Cameron (la toile d’araignée sortant directement du corps du héros), Sam Raimi et son équipe livre un travail d’une finesse de trait et d’esprit proprement stupéfiante. Aidés par des comédiens parfaits, le cinéaste s’approprie les thématiques du personnage (passage douloureux à l’âge adulte, sens des responsabilités, réaction face à la mort) et retrouve la vigueur de ses débuts. De nouveau aérienne, la caméra épouse la destinée de son héros, les effets spéciaux les plus délirants permettant de rendre crédibles les envolées de l’homme-araignée, dans un ballet aérien du plus bel effet, retrouvant la fraîcheur et le dynamisme des cases originales. Loin de se limiter à l’aspect visuel de son intrigue, Raimi en assume les penchants mélodramatiques et tragiques, donnant vie à une poignée de personnages parvenant, et c’est un sacré exploit, à exister au-delà du cadre du film. De la plongée dans la folie d’un Norman Osborn terrifiant (magnifique Willem Dafoe, dans une scène que n’aurait pas renié le Bruce Campbell de "Evil Dead 2", d’ailleurs présent dans un petit rôle savoureux) à la tristesse d’une Tante May maternelle et fragile, en passant par l’apprentissage des pouvoirs – de grands moments de comédie – ou la naissance d’un amour (le baiser de l’araignée sous la pluie, belle scène de romantisme pop), Raimi réalise un film fort et spectaculaire, sacrant au passage le jeu émouvant du couple Tobey Maguire/ Kirsten Dunst. Un nouveau super-héros est né et il ne compte pas en rester là.

Le succès attendu de "Spider-Man" permet au cinéaste de s’affranchir un peu plus du matériau original, refaisant, seize ans après "Evil Dead 2", le coup de la séquelle outrancière. Thématiquement, le film se situe dans la droite lignée du précédent. Désormais reconnu comme le gardien de la ville, Peter Parker/Spider-Man jongle avec difficulté entre les devoirs d’une vie de super-héros et les déboires d’une existence « normale » peu satisfaisante. Alors que son ami Harry Osborn cherche à venger la mort de son père, et que son amour de toujours s’apprête à se marier, Parker se voit confronté à un nouvel ennemi surpuissant, le Docteur Octopus. Une manière d’inscrire son film dans la continuité tout en osant les tentatives formelles les plus déroutantes. Il faut voir la naissance du Doc Ock, véritable bijou de terreur « evildeadienne », comme un clin d’œil à sa communauté de fans, autant que comme un manifeste esthétique et rythmique de sa volonté d’aller toujours plus loin. Transformant son héros en véritable boule de billard vivante (les combats contre le Doc sont d’une brutalité effarante), Raimi ne lui épargne rien, la logique sadique du cinéaste envers son personnage se répercutant jusque dans des scènes de comédie ou de drame à priori banale. Parker/Spidey s’en prend plein la tronche, physiquement et psychiquement, allant même jusqu’à jeter son costume aux ordures. Mais le mot d’ordre de la saga (« Un grand pouvoir implique de grandes responsabilités ») ne pouvait le laisser tranquille, et c’est lors d’un climax émotionnellement et formellement démentiels que le héros pourra vraiment exister tel qu’en lui-même. Entre un combat éprouvant sur le toit d’un métro aérien, qui le verra perdre son masque et repousser ses propres limites physiques, et le sauvetage d’une Mary Jane en éternel danger, Spider-Man s’affirme comme le super-héros qu’il a toujours été, la caméra folle du grand Raimi l’accompagnant avec justesse dans ses envolées aériennes et acrobatiques les plus délirantes. Un point d’orgue dramatique que viendra conclure un baiser final en forme d’apothéose, oubliant pour un temps la vengeance d’un Harry Osborn en plein Œdipe. Dévastateur !

Ayant réussi l'exercice difficile de l'adaptation parfaite, esthétique et thématique, d'un comics ("Spider-Man"), puis après avoir confronté son personnage à son aspect le plus mythique ("Spider-Man 2", ou la naissance douloureuse du surhumain !), le fou furieux du Michigan se devait d'aller encore plus loin. Dès le premier combat, époustouflant, entre Peter Parker et le New Goblin, Raimi fait le pari de la transposition littérale de l'énergie inhérente au comics. Par l'intermédiaire de plans-séquences hallucinants et de pauses iconiques jouissives, il parvient à retrouver la fureur des combats dessinés, ajoutant au dynamisme des cadrages un authentique mouvement cinématographique. Libéré de toutes contraintes, le cinéaste retrouve la spontanéité et la « couleur » toute bédéphilique de son séminal "Darkman", tout en permettant aux acrobaties aériennes du Monte-en-l'air d'atteindre un niveau d'intensité encore jamais vu (quelle plus belle image que celle du Tisseur, vêtu de noir, volant avec la grâce qu'on lui connaît au-dessus de Manhattan ?). La suite ne fera jamais défaut à cette mise en bouche affolante, les scènes les plus démentes se succédant à un rythme parfois infernal (la scène de la grue), des effets spéciaux irréprochables ayant permis les plus folles extravagances (le combat final pendant lequel Spidey tourne autour de Venom en construisant une cage sonore autour de lui, est ainsi un grand moment de virtuosité pure). Non content de révolutionner (à jamais ?) les codes esthétiques et formels du cinéma-comics, Sam Raimi se rappelle à nous comme le grand conteur qu'il est, ayant toujours eu soin de mettre ses délires visuels au service d'une histoire (on en revient à "Darkman" ou au western "Mort ou vif"). S'inscrivant dans la continuité narrative des deux premiers opus, le scénario (écrit par Sam et son frère Ivan Raimi) reprend les grandes lignes de ses aînés (la fin de l'adolescence et le passage à l'âge adulte, la découverte du héros qui sommeille en chacun de nous, l'endurance face aux épreuves...) pour les mener sur des rivages émotionnels rarement atteints. Autour du microcosme formé par le couple Peter/MJ (Tobey Maguire, génial, et Kirsten 'je t'aime !' Dunst, plus belle et émouvante que jamais), l'histoire multiplie les personnages, et les intrigues secondaires, forçant le spectateur à combler lui-même les trous d'un scénario volontiers elliptique. Clins d'oeil aux fans de l'Araignée (le sauvetage de Gwen Stacy, le docteur Connors sans son bras...), toutes ces déviations ne servent finalement qu'à une seule chose : permettre au super-héros de redevenir un homme ! Contrairement au deuxième épisode, dans lequel Peter Parker finissait par devenir Spider-Man, il s'agit ici à Spider-Man (adulé par la foule, roulant des pelles à qui le veut bien, ignorant la détresse de la douce Mary Jane parce que, littéralement, au-dessus des hommes) de redevenir Peter Parker. Le propos est gonflé, et c'est là qu'intervient le point névralgique du film : le pétage de plombs total d'un Parker se rappelant à nous à travers ses pires défauts. La mèche rebelle, le regard arrogant, Peter se comporte comme un sagouin, drague la blonde Gwen sous les yeux de sa belle rousse, dénonce son rival Eddie Brock et va jusqu'à « tuer » Harry Osborn dans une scène de combat à visages découverts étonnamment brutale! Sans effets spéciaux (ou presque), par une direction d'acteurs frôlant la perfection et un sens du cadrage stupéfiant, Sam Raimi nous livre les clés de son film, préférant filmer des personnages humains là où l'on attendait des personnages héroïques. Et les méchants, me direz-vous ? S'il y a bien un défaut dans "Spider-Man 3", il se situe ici. Autant le personnage délicat du Sandman (magnifique Thomas Haden Church) est traité avec un aplomb stupéfiant, autant Venom est quelque peu délaissé. Alors que l'Homme-sable s'inscrit dans la logique de la saga, étant relié aux évènements principaux qui ont présidé à la naissance du héros, le monstre arachnéen est un peu relégué au rang de faire-valoir esthétique, toute sa puissance étant amoindrie par un traitement peu favorable (s'il reste le double négatif - reporter et monstre - de Peter Parker - reporter et héros - Venom ne fait pas vraiment avancer l’intrigue). Œuvre-somme d’un cinéaste au plus fort de son art, "Spider-Man 3" peut être considéré à ce jour comme le blockbuster le plus ambitieux (puisant dans l'homme ce qui fait le héros), le plus émouvant (le dernier plan - sublime - où, les yeux dans les yeux, deux êtres tels que vous et moi trouveront la force d'aller de l'avant), le plus beau (la naissance de Sandman restera dans les annales, par la puissance poétique qui se dégage de cette scène), le plus exigeant (quand même, quel script !) et le plus virtuose vu sur un écran de cinéma depuis "Le Retour du Roi" de Peter Jackson. Ni plus, ni moins.

Aujourd’hui, Sam Raimi nous revient avec un film d’horreur. Comme un retour aux sources salutaire après tant d’années au cœur de la machine hollywoodienne. Si le film promet d’être un grand délire visuel et sensitif comme le cinéaste en a le secret, il ne pourrait être qu’un amuse-gueule d’envergure avant de voir Raimi revenir à ses deux trilogies fondatrices. Un "Spider-Man 4" et un "Evil Dead 4" sont en préparation ? Quels plus beaux cadeaux de la part du plus généreux des cinéastes. Sam Raimi ? Le monte-en-l’air !

Frederic Wullschleger Envoyer un message au rédacteur

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