THE PALACE

Un film de Roman Polanski

Millennium Ending

Plusieurs personnages, tous de riches clients ou de fidèles employés d’un grand palace hôtelier de Gstaad dans les Alpes suisses, voient leurs destins se croiser le soir du 31 décembre 1999, à l’occasion du passage au troisième millénaire…

Un retour de Roman Polanski du côté de la comédie grinçante et décalée est toujours d’autant plus à prendre que, du méconnu et déviant "Quoi ?" au récent et rigolo "Carnage", les tentatives ne furent que trop rares. Ne pas oublier, toutefois, que le cinéaste du "Locataire" et de "The Ghost Writer" n’a pas son pareil pour prendre son public à contre-pied d’un film à l’autre, quitte à dérouter ou à décevoir. De ce fait, autant entamer les choses par la distribution des mauvais points – car il y en a. Littéralement passé au napalm lors de sa présentation hors compétition à la dernière Mostra de Venise (sauf notamment par mon collègue dans nos quotidiennes dédiées au Festival), "The Palace" ne perd en effet pas de temps à exhiber plein pot tout ce qui le condamne à ne jamais figurer au-dessus de la moyenne d’excellence de la filmo de son illustre auteur. Précipitation résultant d’un financement difficile à boucler ? Je-m’en-foutisme absolu de l’équipe technique ? On l’ignore. Toujours est-il que la laideur visuelle de l’ensemble crève ici littéralement l’écran, à tel point qu’il en devient inévitable de placer le fidèle chef opérateur de Polanski (Pawel Edelman, césarisé pour "Le Pianiste") dans notre ligne de mire. Rien de plus fatal qu’une photo immonde, des contrastes forcés et des transparences effarantes lors des scènes en extérieur (les fonds verts sont ici aussi criants et moches que dans une production Asylum !) pour conférer à l’ensemble une esthétique sinon bâclée, en tout cas fake à souhait.

Cette désagréable sensation d’assister à un téléfilm de luxe tourné à l’aveugle par un immense cinéaste soudain pris en flagrant délit d’abandon et/ou de déconfiture – souvenez-vous du décevant "Domino" de Brian De Palma – s’estompe pourtant assez vite, si tant est qu’on finisse par faire abstraction d’une forme lâche au profit d’un fond susceptible de la justifier. C’est là que Polanski, épaulé à l’écriture par le prestigieux Jerzy Skolimowski ("EO", "Deep End"), crée la surprise avec ce qui s’impose presque comme une comédie noire qui ne cherche pas à (faire) rire. À la seule lecture du synopsis, on pense pourtant avoir cerné le concept, s’apparentant à une sorte de jeu de massacre anti-bourgeois, épinglant aussi bien les pervers narcissiques que les bien-pensants hypocrites, et ce dans un décor clinquant – on reconnaît le village huppé de Gstaad – où l’argent et la célébrité passent pour des signes extérieurs de supériorité. Sauf qu’au-delà de n’être pas spécialement porté sur l’hilarité XXL, "The Palace" n’a surtout finalement rien d’un doigt d’honneur adressé au genre humain. Tenter de rattacher l’ensemble au cinéma de Ruben Östlund frise même le contresens : là où le cinéaste palmé de "Sans filtre" aime à dérégler et à déconstruire les schémas sociaux moins pour y apposer un jugement moral que pour peaufiner un précis d’absurdité jouissive, Polanski donne plutôt l’impression de chercher à tartiner son cadre d’un trop-plein de grotesque pour mieux en faire craquer le vernis et en révéler la matière (mieux : la nuance) insoupçonnée.

Ce sont les personnages eux-mêmes qui donnent le ton de la stratégie à l’œuvre. En vrac : un directeur archi-tatillon mais sans cesse débordé, une marquise hystérique avec un chihuahua en guise de tranquillisant, un businessman confronté à l’irruption brutale de la famille de son rejeton illégitime, deux vieilles peaux au visage encore plus lifté et cubiste que celui des frères Bogdanov (dont cette revenante défigurée de Sydne Rome, ancienne héroïne de "Quoi ?"), un vieux nonagénaire marié à une femme de sept décennies sa cadette (!), un célèbre chirurgien esthétique encore plus sollicité que les serveurs du lieu, une ex-star du X cramée aux UV, une trinité de malabars russkoffs encombrés de bimbos kardashanisées… À première vue, rien de moins qu’une tripotée de repoussoirs ambulants, encore plus grimaçants et outranciers que des dessins de Jean-Claude Morchoisne, et donc de quoi faire ton sur ton avec la laideur de l’emballage. De plus, comme nous sommes dans un palace qui pue l’opulence avec des gens qui puent l’indécence, leurs contacts se limitent ici aux traditionnels rapports de classe teintés d’égoïsme et de mépris – le riche résident tire davantage profit à harceler le personnel de l’hôtel pour son propre confort qu’à s’asseoir à la grande table de ses semblables. Et comme nous sommes à l’aube de l’an 2000, les angoisses et les signes de paranoïa sont légion – le « bug » aura-t-il lieu ? le remplacement de Boris Eltsine par Vladimir Poutine va-t-il bouleverser le système russe ?

Or, tel un entomologiste de ce cocon mondain, confit et replié sur lui-même, Polanski n’a de cesse de dérégler tout en douceur la mécanique attendue. En renouant avec son imparable maîtrise du huis clos, via une progression narrative rythmée et minutée tout au long de cette demi-journée stressante, où toute perspective de mutation sociale se retrouve assimilée par autrui à une régression de sa propre mécanique. En se servant de la scénographie elle-même – une valse d’allers-retours dans un hôtel topographié de fond en comble – afin de dessiner un raccourci de toutes ces percées transversales qui s’immiscent dans tout corps social reposant sur des inégalités. En piochant dans chaque amorce de conflit la possibilité pour tout un chacun de révéler la fragilité qui se niche sous l’outrance et la mesquinerie – on finit par s’émouvoir de la majorité des caractères au lieu de chercher à s’en moquer. Et enfin, en tirant profit d’une grande soirée de réveillon bien arrosée au champagne, où tout le monde « enfonce son propre clou » à table, dans les couloirs, sous les confettis et devant le feu d’artifice, pour symboliser la marche absurde de ce Titanic sociétal qui coule à pic et qui a depuis pris tout sauf de la bouteille.

Le reste du métrage, allant de la musique joliment ironique d’Alexandre Desplat au montage à toute épreuve d’Hervé de Luze, en passant par un casting royal où le gratin de têtes connues côtoie des invités inattendus (guettez bien le caméo de Guillaume Durand pendant la coupure de courant qui suit les douze coups de minuit !), se contente de certifier la présence active d’une patte polanskienne certes en mode mineur mais non dénuée de valeur et de surprises. De son plan-séquence d’ouverture jusqu’à une ultime image symboliquement gonflée (une levrette inter-espèces au beau milieu d’un capharnaüm de débris !), "The Palace" ne cesse ainsi de dérouter et de détonner, tant au vu des riches possibilités de son postulat qu’au sein d’une filmographie sans cesse titillée par l’exercice de funambule. Que ce film maudit par avance puisse susciter le clivage est en tout cas inévitable. Faites-vous votre idée.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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