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INTERVIEW

LES INVISIBLES

Sébastien Lifshitz

Le titre du documentaire de Sébastien Lifschitz (César du meilleur documentaire en 2013) apparaît ironique en cette période de débats sur le mariage pour tous, alors que ses « Invisibles », les homos, n’ont jamais été aussi exposés dans l’actualité. Cependant, son réalisateur parle de…

© Ad Vitam

Le titre du documentaire de Sébastien Lifschitz (César du meilleur documentaire en 2013) apparaît ironique en cette période de débats sur le mariage pour tous, alors que ses « Invisibles », les homos, n'ont jamais été aussi exposés dans l'actualité. Cependant, son réalisateur parle de coïncidence, arguant que dans le fond, son film parle d'autre chose : de « la vie d'hommes et de femmes qui se sont battus pour vivre leur désir ». Il commente au passage la manière dont la sortie de son documentaire entre cependant en résonance avec une actualité rappelant les luttes très violentes autour du Pacs, et comment le débat en cours, montre « qu'il y a encore toute une partie de la population qui est viscéralement homophobe ». Selon lui, la crise n'y est pas étrangère, celle-ci entraînant un « replis vers des valeurs traditionnelles ».

Une évolution certaine

Pour Pierrot, 84 ans et qui se livre dans « Les Invisibles », il est certain qu'en plus de soixante ans, la société a évolué. À l'époque « on n'en parlait pas ». Dans son village, il y avait deux hommes qui vivaient ensemble, on les désignait comme « ces deux-là ». S'il a été élevé avec l'église catholique, il a bien entendu son idée sur le mariage gay et l'adoption, indiquant le problème actuel en cas de succession pour le ou la partenaire qui reste, justifiant l’adoption « d’une loi qui protège la deuxième personne ».

Quand on lui demande s'il s'est senti lui-même invisible à un moment de sa vie, il répond simplement que « chacun a un intérieur qui est invisible », que personne ne peut voir « si on est bon ou mauvais ». Pour lui, la visibilité passe par la parole. « Parler, dire quelque chose, c'est exprimer l'intérieur ».

La rencontre entre Sébastien et Pierrot

Pour préparer son documentaire, Sébastien Lifschitz a recherché des témoins durant près d’un an et demi. Il cherchait des anonymes, des « monsieur et madame tout le monde », et est donc passé par tout un réseau d'association en France, dont ARIS à Lyon. Là-bas, il avait d'abord rencontré un homme charmant, marié, dont la femme était au courant de ses penchants. Mais, après avoir refusé de participer au projet, l’homme lui avait donné le numéro de téléphone de Pierrot.

Tous deux connaissent bien l'histoire des associations homosexuelles en France, telle ARCADIE, un organisme de centre droit créé en 1954. Pierrot lui-même en faisait partie. Cela lui « permettait de rencontrer des garçons », et même s'il avoue que le « radar » fonctionne, cela n’était pas suffisant. « Quand on est homosexuel, on sent l'autre », affirme-t-il. Lui en tous cas a connu très tôt les choses du sexe. À 6 ans, il « savait que les enfants ne naissaient pas dans les choux ou dans les roses ».

Un homme qu'on ne changera pas

Qu'il « aille au paradis ou en enfer », Pierrot n'a pas peur de choquer les gens. Il parle librement de son expérience avec les hommes comme avec les femmes. On lui a « demandé de faire un livre », mais il trouvait cela plus vivant avec un film. Dans le fond, il aime discuter de l'idée de l'homosexualité, plus que la montrer. Paradoxalement, si ça ne le gêne pas de parler de sa sexualité, il semble trouver déplacer que deux hommes s'embrassent en public, ceci relevant pour lui d'un geste privé.

Des homos ruraux difficiles à imaginer

On a beaucoup l'image d' « homos qui vivent dans les grandes villes, qui sont artistes », mais selon Sébastien Lifschitz, ce ne sont que des clichés que transmet la société. En fait « il y en a partout, dans toutes les couches de la société ». Mais aujourd'hui la « représentation principale », celle qui « intéresse les médias » se caractérise en des jeunes ou des trentenaires actifs, ou alors ceux de la Gay Pride. Il s'agissait donc pour lui de « déplacer le regard », en montrant des « gens d'un certain âge, qui parlent aussi de leur présent ».

De nombreux témoins

Pour choisir ses témoins, il s'est imposé quelques critères. Il fallait qu'ils soient « à l'aise devant la caméra, qu'ils aient une distance par rapport à leur propre vie, qu'ils n'aient pas uniquement des anecdotes à raconter, qu'ils disposent de photos, films, lettres pour incarner leur passé », et qu'ils aient ce qu'il appelle un « pouvoir d'évocation ». Il pouvait alors espérer orchestrer quelque chose autour d'eux. Pierrot, lui, était un enfant de Rousseau, qui vivait à la campagne, et qui a toujours travaillé, dès l'obtention du certificat d'études. Mais il a aussi une pensée moderne, qu'il a acquise seul.

Au total Sébastien Lifschitz aura rencontré 70 personnes, tourné 10 portraits, et même s'il a dû en écarté quelques uns au montage – une femme sur Lyon, un couple à Paris –, pour des motifs de redondance ou de manque de distance, son seul regret restera d'avoir dû accéder à la demande de retrait d'un homme atteint du Sida depuis près de 30 ans. Cela a, selon lui, enlevé une dimension au film. En tous cas, il admet que pour aucun d'entre eux, « replonger dans son passé » ne va de soi. « Cela remue par moments ». Et cela a donné certains des plus beaux moments de ce formidable documentaire.

Olivier Bachelard Envoyer un message au rédacteur

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