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QUE LE DIABLE NOUS EMPORTE

Lévite, prouve que tu médites !

A la gare d’Avignon, Camille trouve un téléphone portable oublié par une certaine Suzy. Celle-ci la retrouve à Paris afin de récupérer son bien. Lors de la rencontre, Camille lui avoue avoir visionné par accident les vidéos érotiques qui se trouvent sur son téléphone. Au même moment, Clara, la compagne de Camille, rentre à l’appartement et débute un étrange ménage à trois. Voire même à quatre ou cinq, puisqu’un vieux professeur de yoga et le petit ami très agité de Suzy rentrent eux aussi dans cette drôle de danse…

On reste déterminé à faire des efforts, mais c’est de plus en plus dur. Les années passent, le sentiment d’un art qui tire en vain une corde sur le point de rompre ne cesse de grandir d’un film à l’autre. "Que le diable nous emporte" le prouve hélas au centuple : le cinéma de Jean-Claude Brisseau est désormais comme une pièce dans laquelle on trouve de moins en moins de meubles à chaque visite. Un cinéma qui se vide, qui s’éteint peu à peu, surtout par faute de moyens financiers conséquents et sans doute aussi en raison de la réputation sulfureuse – et pourtant très injustifiée à vrai dire – de son auteur. Même si l’on peine à croire qu’un grand film du niveau de "Céline" ou de "Choses secrètes" pointera un jour le bout de son nez, la faible fréquence de ces éclairs de sublime qui cimentaient pendant longtemps la splendeur mystique et érotique des films de Brisseau met ici en péril notre faculté à dénicher toute forme de trouble et de mystère dans sa nouvelle expérience de cinéma. Une expérience qui, à l’instar du film précédent ("La fille de nulle part"), enfonce le clou du low-profile : Brisseau tourne désormais chez lui, avec trois actrices (dont la fidèle Fabienne Babe de "De bruit et de fureur" et la révélation Isabelle Prim au petit air de Kristen Stewart), des fantômes cheap et une lumière naturelle shootée en HD.

Le problème de ce nouveau film n’est pas tant d’y retrouver la version pocket de tout ce que l’on aime chez Brisseau (son obsession d’un érotisme vecteur de grâce absolue, ses extases mystico-sensorielles, son lyrisme touchant parce que naïf et maladroit) que de ne pas réussir à voir où le type veut en venir. Une étude de caractères où chacun affronte ses névroses et ses obsessions pour atteindre la paix intérieure ? Un petit vaudeville érotique qui voit des personnages changer de partenaires comme dans une sitcom AB ? Un ménage à trois sensuel censé réinventer le monde à l’échelle d’un huis clos dans un appartement ? A tous ceux qui aimeraient voir cette dernière hypothèse validée, on leur préconisera de (re)voir le très chaud "Innocents" de Bernardo Bertolucci. Mais sinon, c’est le point d’interrogation. Au vu du sujet, on sent surtout un cinéaste qui ressasserait des motifs en mode mineur parce qu’il se sentirait lui-même arrivé à la fin de quelque chose, dans un état méditatif qui le couperait du monde – le personnage zen joué par Jean-Christophe Bouvet est ici un double évident de Brisseau. De ce fait, la démarche du cinéaste relève moins de la scénographie que de la didascalie, surlignant chaque intention par un art de la sentence lourdement littéraire – un défaut récurrent dont il semble ici avoir un peu trop abusé.

Ce bavardage freine le film à force de nous exclure de ce qu’il veut décrire ou évoquer, qu’il s’agisse d’un commentaire furtif sur la nocivité des réseaux sociaux, d’un rejet du monde extérieur par mal-être social ou familial, ou encore d’un inénarrable traumatisme orgiaque raconté par Fabienne Babe – le genre de récit que l’on croirait sorti d’un rêve de scénariste de hentaï ! Le poids de la parole, ici omniprésent, va pourtant de pair avec la puissance des scènes érotiques : d’un côté comme de l’autre, il est question de branlette. Chez la femme, c’est au sens propre – quel cinéaste français sait filmer le corps féminin et l’orgasme aussi bien et aussi subtilement que Brisseau ? Chez l’homme, en revanche, c’est au sens figuré : le blabla théorique de Fabrice Deville sur le cinéma parlant ou de Jean-Christophe Bouvet sur la portée méditative du yoga (avec aussi un peu de lévitation pour nous rappeler le final magique de "Céline" !) ne suscite que désintérêt et ricanement, hélas à raison.

Reste le lyrisme propre au cinéaste, ici néantisé par son manque de moyens et d’impact visuel. Certes, on reste touché par la croyance folle du cinéaste à nous faire avaler un ballet érotique intersidéral où trois corps nus s’enlacent et se doigtent sur fond de quasars et de galaxies. Mais de là à oser employer l’une des plus belles bandes originales du 7e Art – celle composée par George Delerue pour "Céline" – pour magnifier de façon pas très fine l’image de trois corps nus affreusement mal incrustés sur un fond vert, il y a quand même une limite à ne pas franchir. Quant à l’éclat de rire final, il peine à incarner un idéal de rédemption collective par le sexe à plusieurs. Tout juste peut-on y voir un geste bouffon qui annihile les promesses de sérénité afin que le bordel puisse redémarrer, un peu à l’image de la pirouette finale du Huis Clos de Jean-Paul Sartre. L’idée est très séduisante, mais son exécution est hélas des plus inconsistantes. Cela reflète bien dans quel état se trouve désormais le cinéma de Jean-Claude Brisseau : un joli cœur fragile qui marche au ralenti mais qui bat encore, même si ses battements ne créent désormais qu’une beauté passagère.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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