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OCÉAN

Trans-mission sans filtre

Océanerosemarie n’est plus : affirmant son identité d’homme trans, il change son nom en Océan et commence sa transition, qu’il décide de filmer pendant un an…

Océan film documentaire image

En ces temps où la cause trans connaît une visibilité grandissante (et on ne peut qu’applaudir cette évolution), Océan était peut-être la personne idéale pour montrer le quotidien d’une transition de l’intérieur. Avant de comprendre lui-même ce qu’il était vraiment, il s’est déclaré lesbienne féministe dans un spectacle autobiographique intitulé "La Lesbienne invisible". Déjà un acte de témoignage et de militantisme sous le signe de l’affirmation, de la liberté et de l’humour. Idem pour le film "Embrasse-moi !", où son personnage s’appelle Océanerosemarie, son pseudo d’alors. Vient donc désormais cet "Océan" dont il est le seul capitaine, avec le risque d’une absence de recul.

D’abord une web-série diffusée sur le site de France Télévisions, "Océan" connaît une exploitation en salles. S’il s’agit d’une simple compilation des 10 épisodes, la combinaison de l’ensemble en un seul film s’avère pertinente, et les titres d’épisodes deviennent des titres de chapitres qui rythment plutôt bien le documentaire – notons au passage une belle inventivité dans ces titres évolutifs qui symbolisent bien la transition.

Si certains passages auraient mérité quelques explications (par exemple des éléments de contextualisation pour les manifestations) et si d’autres proposent des digressions un peu trop longues (le polyamour, ce n’est pas inintéressant, mais ce n’est pas vraiment le sujet principal), le public peut mieux ressentir et comprendre la transidentité en plongeant dans le quotidien d’Océan. Sans tabou, et en passant par toutes les émotions (des rires aux pleurs, via notamment la colère), il nous montre ainsi les aspects physiques de sa transition (les piqûres, l’évolution de sa morphologie, la chirurgie esthétique…) et nous fait part de ses états d’âme les plus variés. Le plus intéressant réside dans la façon dont il interroge les regards et les habitudes, par exemple quand il évoque sa difficulté à trouver des rôles car il n’apparaît plus crédible pour des personnages féminins et pas encore assez pour des protagonistes masculins.

Mais "Océan" va sans doute au-delà de ce que souhaite consciemment son réalisateur en étant aussi révélateur de quelques paradoxes qui accompagnent la transidentité en général ou le militantisme trans en particulier. Tout d’abord, toutes les réflexions sur les normes montrent à quel point les personnes trans, qui devraient pourtant être en pointe sur les question de genre, semblent finalement très prisonnières des codes et des stéréotypes féminins ou masculins en voulant s’éloigner d’un genre et se rapprocher d’un autre, a minima en ce qui concerne l’habillement et l’apparence physique globale.

D’autre part, les extraits concernant la mère d’Océan ont quelque chose de contradictoire. Si l’on doit admettre qu’il fait preuve d’une certaine clémence en lui donnant autant la parole, Océan se montre incapable de prendre en considération les difficultés qu’a sa mère à vivre et à concevoir les changements qu’il opère. Pourtant, le fait qu’il ne réagisse pas de la même manière envers sa mère qu’envers tout autre personne (comme une amie faisant preuve de maladresse) prouve bien que le lien est évidemment singulier et qu’il n’est, de fait, pas aisé pour une mère de digérer aussi facilement de tels changements.

Océan étant lui-même bouleversé en franchissant ce cap, il est logique que cela ne peut pas se faire en un claquement de doigt pour l’entourage, à moins d’attendre d’eux qu’ils soient des robots rapidement paramétrables et non imprégnés par des souvenirs et des habitudes. Alors qu’Océan aime à dire qu’il faut écouter les personnes concernées au lieu de parler pour elles, il n’applique pas ses propres conseils car il ne prend pas conscience qu’il ne sait pas lui-même ce que c’est qu’être parent. En tant que spectateur-trice, on assiste donc, de façon non-dite, à une forme de concurrence des souffrances : sous prétexte que la condition trans est ardue (ce que personne ne peut contester), les autres tourments n’ont pas droit de cité. N’est pas Sigolène Vinson qui veut – « Il n’y a pas de degré dans la souffrance », déclare cette rescapée des attentats contre "Charlie Hebdo" qui se met à l’écoute des problèmes d’adolescents.

Enfin, il y a bien plus grave lorsqu’à la fin, une amie féministe déclare que « les hommes sont [s]es ennemis » et qu’elle avait peur qu’Océan « passe à l’ennemi » en faisant sa transition, ce à quoi l’acteur-réalisateur répond : « les hommes sont des ennemis mais les hommes cis[genre], pas les hommes trans ». Comble de l’incohérence, alors que les luttes LGBT ont parmi leurs fondements un rejet des stéréotypes et des amalgames, voilà donc des propos d’une incroyable bêtise essentialisante ! Aussi justes soient-elles, les causes féministes et trans ne sortent pas grandies par un tel échange, qui finit par discréditer tout le propos du film : alors qu’Océan déploie d’intenses efforts pour être reconnu comme un homme, le voilà à suggérer qu’il ne peut pas être considéré comme un « vrai » homme mais comme une catégorie à part.

Malgré les rires qui accompagnent cette triste séquence, cette discussion est bel et bien au premier degré, et l’humour supposé et apparent n’enlève en rien la stupidité de ces phrases, qui auraient fait scandale si elles visaient une minorité. Pour s’en convaincre, il suffit de transposer la même situation dans un dialogue fictif (et forcément idiot) entre deux racistes dont l’un se serait converti à l’islam et dirait : « tu as raison, les musulmans sont des ennemis mais les musulmans d’origine, pas les convertis ». Les conflits et crispations identitaires ont malheureusement de beaux jours devant eux, et il y a de quoi faire retourner Mandela dans sa tombe…

Raphaël JullienEnvoyer un message au rédacteur

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