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JET LAG

Un film de Zheng Lu Xinyuan

Jeter et larguer (les amarres du réel)

Début 2020. Alors que l’épidémie de Covid-19 fait ravage au point de l’immobiliser elle et sa petite amie Zoé dans une chambre d’hôtel en Autriche, la réalisatrice Zheng Lu Xinyuan se remémore un voyage effectué à Mandalay deux ans plus tôt avec sa grand-mère, en vue d’assister au mariage d’un patient, et ce alors même que le coup d’État de la junte militaire birmane se profile à l’horizon. Passé et présent opèrent alors un saisissant jeu de miroirs, ne cessant de brouiller la frontière entre l’intime et l’Histoire…

Jet Lag film documentaire documentary movie

C’est le genre d’expérience de cinéma qu’il convient de chérir au plus haut point. Parce qu’elle tranche radicalement avec tout ce que la production actuelle (des genres populaires au formatage art et essai) peut proposer chaque semaine. Parce qu’elle redonne à la salle de cinéma son statut de plongée en apnée dans un grand bain d’images fragmentées dont la beauté plastique littéralement estomaquante va de pair avec l’absence de grille de lecture prédéfinie. Parce qu’enfin, on ressent surtout dans ce "Jet Lag" la résurgence d’un cinéma expérimental que l’on croyait éteint depuis la disparition des esprits de Chris Marker et d’Abbas Kiarostami – surtout celui du premier, ici très clairement convié en tant que spectre bienveillant. Ce à quoi nous convie Zheng Lu Xinyuan n’obéit pas tant aux conventions du documentaire, du journal intime ou même de l’essai vidéo, vu la façon qu’a la réalisatrice de brouiller la nature de ces trois partis pris dans un authentique film-ovni, proche du trip à l’état pur, lequel invite à une toute nouvelle approche de la narration, du cadre, de la texture de l’image et de la fonction même du découpage cinématographique. Noble ambition, paradoxalement atteinte par une modestie toute aussi noble.

On conseillera au spectateur lambda de rentrer dans la salle en n’ayant rien lu ou entendu sur le film – le sentiment de désorientation n’en sera que plus puissant sur presque deux heures de visionnage. Il est ici si simple de se perdre à répétition, de ramer à recomposer la temporalité des lieux et des images, voire même de remettre en question la nature de ce réel chargé d’inquiétudes diverses (conflit birman, crise sanitaire, isolement social…). C’est qu’ici, de dilatations temporelles en confessions off, de plans fixes contemplatifs en trouvailles visuelles puissamment sensorielles (image en négatif, caméra à l’envers), le temps confiné devient espace-temps mental, privé de toute linéarité au profit d’un récit-puzzle mémoriel dont il s’agit de recomposer les pièces. Un brouillage d’autant plus malin que ce récit, ici construit comme un journal de confinement, est un paradoxe à ciel ouvert : il prend acte de l’enfermement tout en faisant acte d’un imaginaire réactivé et exacerbé. Et ce uniquement par la mise en scène, laquelle ne se limite pas à accoucher de plans à la sophistication inédite et d’une photo NB à tomber à la renverse. Elle est aussi mise à contribution pour truquer – à des fins de protection – ce même réel dont elle souhaite témoigner : ainsi donc, le générique de fin éclairera l’ensemble en mentionnant que les personnes birmanes interviewées dans le film ont vu leur identité « modifiée » à l’aide d’une IA en raison de la dictature qui contrôle encore le pays. Il n’y a rien de naturaliste dans "Jet Lag" mais tout d’impressionniste, fort d’une croyance infinie dans le pouvoir formel et symbolique de notre art préféré. Une pure merveille.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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