INTERVIEW
REFLET DANS UN DIAMANT MORT
Hélène Cattet et Bruno Forzani
réalisatrice-scénariste et réalisateur-scénaristeCe n’est pas juste un retour d’Hélène Cattet et de Bruno Forzani à un festival lyonnais qui leur avait offert une Carte Blanche il y a déjà six ans. Ce sont surtout les retrouvailles avec un couple de cinéastes toujours plus rares et précieux, dont on était un peu sans nouvelles depuis un bail – leur dernier long-métrage a déjà huit ans au compteur. Devant la joie totale de constater que leur nouvelle proposition de cinéma a su transcender nos espoirs les plus fous, un entretien s’imposait en amont d’une séance de clôture électrique pour les Hallucinations Collectives…

La dernière fois que nous nous étions croisés, c’était au festival d’Annecy en 2018 où Bruno était membre du jury, et vous étiez alors en plein travail sur un projet de « pinku-eïga » animé. Qu’en est-il de ce projet, et que s’est-il passé pour aboutir finalement à "Reflet dans un diamant mort" ?
Bruno Forzani : Ce projet, qui s’appelle "Darling", a été développé pendant neuf ou dix ans, et était prévu pour être notre quatrième film, juste après "Laissez bronzer les cadavres". Sauf que travailler sur un film d’animation prend beaucoup plus de temps que sur un film live. On a été au Japon, on a rencontré des gens en Amérique du Nord et en France…
Hélène Cattet : L’idée était vraiment de chercher des gens avec qui travailler pour faire le film… Au final, on s’est dit que ce serait mieux de rapatrier ce projet en Belgique, où l’on a d’ailleurs pu dénicher quelques personnes. Mais bon, entre temps, il y a eu le Covid…
BF : Avant le Covid, ce projet nous prenait tellement de temps qu’on s’était dit qu’il fallait que l’on fasse un autre film, histoire de pouvoir quand même gagner notre vie (sourire). Et durant l’été 2019, on a commencé à écrire "Reflet dans un diamant mort". L’arrivée du Covid a hélas bloqué tout le système de financement pendant quasiment deux ans, et de ce fait, on a profité de ce temps pour continuer à développer les deux projets en parallèle. C’est finalement "Reflet…" qui a pris le premier son envol en termes de financement, ce qui nous a poussé à se lancer d’abord sur ce film-là. Mais à l’heure actuelle, on va bientôt rebasculer sur ce projet de film d’animation, qui est actuellement en cours de production…
HC : Il y a déjà deux minutes de film qui existent… (sourire)
J’ai lu quelque part que l’un des points de départ de "Reflet…" était le visionnage de "Road to nowhere" de Monte Hellman, un film sorti en 2010 dans lequel jouait déjà Fabio Testi…
BF : Effectivement. En 2010, quelque temps après la sortie d’"Amer", le film de Monte Hellman a été projeté au festival Offscreen à Bruxelles. Nous sommes allés le découvrir en salle, ce qui a d’ailleurs été pour nous l’occasion de découvrir Monte Hellman – on n’avait pas encore vu "Macadam à deux voies". Et là, surprise, on retrouve Fabio Testi à l’écran, que l’on n’avait pas vu au cinéma depuis très longtemps – on l’avait connu plus jeune dans des westerns italiens – et qui nous fait tout de suite penser à Sean Connery. En outre, dans ce rôle-là, il était coiffé d’un panama blanc, un peu comme Dirk Bogarde dans "Mort à Venise". Cela nous a donné l’idée d’une sorte de croisement entre James Bond et "Mort à Venise".
HC : …avec un personnage de James Bond qui revisiterait toute sa vie en mode "Mort à Venise".
BF : Cela a vraiment constitué le point de départ de "Reflet…". Si on n’avait pas vu "Road to nowhere" à ce moment-là, on n’aurait jamais pensé à faire ce film… Après, voilà, le temps finit par passer, on fait "L’Étrange couleur des larmes de ton corps", puis on fait "Laissez bronzer les cadavres", puis on travaille sur le film d’animation… Et à un moment donné, d’autres choses se sont associées pour aboutir à ce qu’est aujourd’hui "Reflet…". D’abord il y a eu un projet – qui ne se fera jamais – de « giallo social » situé dans le Sud de la France, et dont la première séquence montrait un homme qui regardait une fille en train de se baigner. Cela a finalement abouti à la première scène de "Reflet…". Ensuite, avec Hélène, on a vu une exposition sur l’op art [NDR : nom commun pour désigner l’art optique], qui contenait donc des jeux visuels et de miroir en lien direct avec les derniers travaux d’Henri-Georges Clouzot sur "L’Enfer" et "La Prisonnière", mais où l’on percevait aussi tout un jeu sur les codes visuels d’un certain cinéma bis italien. Cela nous a nourris pour ce projet… Par la suite, on a également vu un opéra de Christophe Honoré qui adaptait Tosca en le traitant par le prisme de "Bouleard du crépuscule"… Et pour finir, j’avais repensé à un jour de tournage de "Laissez bronzer les cadavres", où je disais à l’un des comédiens que notre prochain film à Hélène et moi serait un truc dans la lignée de "Diabolik" et que ce serait cool qu’il joue dedans… En fin de compte, toute la conception de notre film s’est faite par un enchevêtrement de choses différentes qui se sont agrégées pour finir par prendre chair.
Là, tel que vous en parlez, ça semble très cohérent avec la manière dont le film est construit et la façon dont on le découvre en tant que spectateur. Cela dit, à un moment donné, comment vous avez fini par coucher tout cela sur le papier, et comment s’est effectué le travail avec le chef opérateur et le monteur pour que tout cela donne lieu à des images parfaitement agencées ?
BF : Pour agréger toutes ces choses, on avait très clairement en tête "Millennium Actress" de Satoshi Kon. C’était notre référence première en matière de structure scénaristique et de narration stéréoscopique, avec les différentes couches de récit qui s’imbriquent…
HC : …et qui permettent surtout d’obtenir différentes couches d’interprétation.
BF : On a ensuite fait le choix d’écrire avec des couleurs : il fallait que chaque couleur désigne une temporalité, de façon à ce que l’on puisse en fin de compte regarder le scénario avec du recul, et ainsi savoir si les temporalités et les couches narratives arrivaient à se compléter et s’influencer les unes les autres. Il faut aussi signaler que, jusqu’à présent, à chaque fois que l’on écrivait un scénario en vue de préparer le financement, on faisait toujours en sorte de novéliser le scénario. Mais sur ce film-là, on a rencontré quelqu’un qui nous a très justement conseillé d’assumer le côté graphique et formel de notre cinéma plutôt que d’essayer de s’en excuser. Du coup, on a accompagné chaque séquence d’une sorte de « vignette » qui permette au spectateur de visualiser ce que l’on essayait de faire. Cela a bien aidé notre chef opérateur Manu Dacosse à partir du moment où il est arrivé sur le projet. En général, Manu arrive toujours à un moment où le découpage est déjà prêt et réfléchi, mais là, il a lu le scénario avant, et il s’est rendu compte que ça allait être un sacré challenge pour lui, vu la quantité d’effets qui allaient figurer dans le film.
HC : Le découpage, on l’a toujours en tête au départ, car il nous permet d’affiner et de pousser plus loin l’aspect sensoriel que l’on vise. Mais quand on écrit le scénario, ce sont toujours des images et des sons qui sont déjà agencés à la manière d’un pré-montage, et c’est à l’étape du story-board – avec parfois un peu de maquettage si nécessaire – que l’on peut enfin préciser tout cela.
Cela rejoint cette idée dont nous avions parlé la dernière fois, à savoir de travailler le « sens » par les « sens » via le découpage…
HC : Exactement. C’est toujours ça : le fond et la forme qui s’imbriquent, et surtout cette idée que la forme raconte le fond, si possible au travers de quelque chose de purement sensoriel.
BF : Le choix de l’écriture stéréoscopique nous donnait l’illusion de la narration et du fond, tandis que ce travail lié à l’op art nous guidait dans les choix formels.
Vous parliez justement de Satoshi Kon, dont vous aviez d’ailleurs projeté "Millennium Actress" ici-même dans le cadre de votre Carte Blanche de 2019 aux Hallucinations Collectives. Doit-on estimer en fin de compte qu’il s’agit de votre influence première, et ce quand bien même votre travail a souvent été associé au giallo ?
HC : Son travail nous a accompagnés sur tous nos films. Et même sur notre film d’animation en préparation, il reste hyper présent, ne serait-ce que parce que l’ombre de "Perfect Blue" plane très clairement dessus.
BF : Il est sûrement numéro 1 dans notre liste d’influences, oui, mais j’ai envie de le mettre à égalité avec Dario Argento, bien évidemment !
À quel moment avez-vous eu l’idée de ce titre, pour le coup très énigmatique ?
BF : À la base, le titre de travail était "Les diamants ne sont pas éternels", mais on n’avait pas l’intention d’en faire le titre officiel du film. En fait, ce qui a déterminé notre choix final découle directement de deux livres dont on avait adoré le titre : d’une part, un livre sur le mondo intitulé Reflets dans un œil mort, et d’autre part, un livre sur le rapport entre Hitchcock et la télévision qui s’appelait L’œil domestique. Donc, on s’est dit que si on remplaçait « œil » par « diamant », ça collerait parfaitement avec la thématique du film.
HC : Et le côté « reflet » était parfait pour installer les différentes manières possibles de voir le film.
Le film fourmille de références issues de différentes époques, du fumetti à James Bond en passant par Mario Bava. Comment arrive-t-on à ordonner ce melting-pot et à le rendre cohérent ?
HC : Je dirais que ça se fait très naturellement. Les idées qui viennent sont appuyées par une grosse part d’intuition, et comme on est deux, chacun doit communiquer son idée à l’autre. Si ça ne parle pas à l’un de nous deux, alors l’idée est automatiquement recalée.
BF : Après, je dirais qu’il y a plein d’idées que l’on a enlevées… un peu malgré nous, pour cause de manque de temps ou d’argent.
Dans le dossier de presse du film, et après avoir exploré les différentes déclinaisons de James Bond ou des super-héros masqués, vous évoquiez l’idée d’essayer de retrouver la jouissance du premier visionnage de ces films-là tout en y amenant une réflexion. Comment évalue-t-on cette jouissance dans la mesure où celle-ci peut avoir été altérée par le temps, d’un film à l’autre ?
BF : La jouissance, on essaie de la transmettre dans les séquences qu’on écrit. Déjà, dans l’écriture, on essaie d’installer un rythme et d’avoir une espèce de paroxysme, pour qu’au final, on réussisse à faire jouir le spectateur. C’est notre but premier. Après, c’est sûr que ça reste quelque chose de subjectif : certains vont être réceptifs, d’autres non.
HC : Expliquer comment on s’y prend exactement… je dirais que cela relève avant tout de l’intuitif. Si jamais on jubile un peu en l’écrivant ou en travaillant dessus, c’est déjà un bon signe.
BF : De plus, on explore un univers qui reste quand même assez balisé, avec ces trucs de super-héros et de James Bond qui obéissent au même type de narration. Dans la mesure où les gens connaissent déjà ces codes-là, on peut essayer d’aller un peu ailleurs et de proposer autre chose… Un truc qui nous a fait très plaisir, c’était d’entendre certains spectateurs nous dire qu’ils se retrouvaient dans la même position que lors de leur première découverte des films James Bond. Et même, lorsqu’on parlait avec notre acteur Yannick Renier, pour lui, c’était un vrai rêve d’enfant de pouvoir incarner ce genre de personnage d’agent secret qui tente de sauver le monde.
Il y a aussi les codes du fumetti à la sauce "Diabolik", que vous revisitez sous l’angle du vertige identitaire, avec ces peaux imbriquées à la manière des poupées russes qui se dévoilent à mesure qu’elles sont lacérées et ce choix d’une narration ouvertement « méta » qui épluche petit à petit les différentes strates du récit…
HC : Comme un oignon… (sourire)
BF : Oui, tout à fait, mais je dirais que ce principe d’épluchures narratives était un thème récurrent dans tous nos films.
HC : Le thème, c’est vraiment l’illusion d’un monde qui entraîne une désillusion…
BF : Un environnement où l’acteur finit par devenir spectateur…
Par rapport à ce choix de la mise en abyme, y avait-il aussi de votre part l’intention d’introduire un commentaire (critique ou ironique) sur la façon dont le cinéma a évolué, dont les films sont fabriqués et dont les acteurs sont de plus en plus considérés comme « remplaçables » ?
BF : Quand on lit le titre "Reflet dans un diamant mort", le « diamant mort » peut désigner plusieurs choses, et notamment cette idée d’un cinéma qui n’existe plus. Il faut rappeler que ce cinéma-là, qualifié d’« euro-spy », était très artisanal en soi : c’était des films qui étaient tournés à droite et à gauche, partout à travers le monde. Quand on parlait avec Fabio, il nous racontait avoir débuté dans ce que l’on appelle les « films de récupération », c’est-à-dire des films conçus à partir de rushes « en trop » (issus d’un autre film) qu’un producteur récupérait en y associant de nouveaux plans supplémentaires pour aboutir de facto à un autre film. C’était une manière de faire qui, aujourd’hui, n’a plus cours.
HC : Le tout avec très peu de moyens, et même en trichant de temps en temps… En Italie, ils ont beaucoup fait ce genre de choses…
BF : Et du coup, je ne sais pas si vous avez remarqué, les deux derniers plans du film sont les seuls à être tournés en numérique, alors que tout le reste découle d’un tournage en pellicule.
C’est aussi un film sur le temps qui passe. À ce titre, on sent aussi une réflexion sur votre propre cinéphilie, une conscience du fait que le cinéma amplifie l’illusion… À travers ce protagoniste qui repense à ce qu’il a été, on a la sensation que vous repensez au cinéma qui vous a construit…
BF : C’est surtout ce travail sur la mémoire, dans tout ce qu’elle peut avoir de « défaillant », qui a guidé la temporalité du récit. À un moment donné, tout se mélange : la fiction, le réel, le fantasme, etc… C’était clairement le noyau du film.
HC : Au fond, c’est un peu comme dans "The Father". On avait découvert ce film quelque temps après sa sortie, et cela nous est apparu comme un écho direct, avec ce personnage vieillissant, avec cette frontière de plus en plus estompée entre ce qui est réel et ce qui ne l’est pas…
Vos choix de casting comportent des visages inconnus, mais aussi des visages « oubliés », ici en l’occurrence ceux de Fabio Testi et de Maria de Medeiros… Est-ce quelque chose de délibéré ?
BF : Pour celui-ci, le choix de Fabio Testi a suffi à guider celui de Yannick Renier pour l’incarner à un âge plus jeune. Ce n’était pas évident de se projeter dans un James Bond francophone, dans la mesure où ce sont surtout des acteurs anglo-saxons que l’on imagine à la base pour ce genre de rôle. Lorsqu’on a rencontré Fabio, les essais que l’on a faits avec lui nous ont convaincu par rapport à sa palette de jeu, mais il sortait d’un film où il jouait un personnage en fin de vie. Il était donc très aminci et il n’avait pas la masse physique requise pour le rôle principal de "Reflet…". Il nous a tout de même assuré qu’il pouvait prendre dix kilos de muscle en quelques mois, et il a tenu sa parole : lorsqu’on l’a vu arriver ainsi, on était hallucinés. C’était quand même un pari de lui faire confiance, car on était alors à quatre mois du début du tournage… Pour ce qui est de Maria de Medeiros, c’est un choix qui découlait directement de l’aspect graphique que l’on voulait pour ce personnage. Le producteur belge du film était déjà en contact avec elle, il nous a montré sa photo, et on s’est dit « banco ».
HC : Elle avait vraiment ce côté intemporel et mystérieux que l’on recherchait… Et encore, longtemps avant de tomber sur elle, on avait envisagé Laura Gemser [NDR : l’actrice culte de la saga érotique Black Emanuelle] pour ce personnage-là, mais comme elle ne travaille plus dans le cinéma…
BF : Oui, c’est vrai qu’à l’écriture, c’était à elle que l’on pensait. On a d’ailleurs trouvé les moyens de la contacter, mais elle ne fait désormais plus de rôles. Elle a tourné la page.
Et pour le rôle de Serpentik, vous aviez en tête de trouver une actrice qui soit aussi cascadeuse ?
BF : Oui, tout à fait.
HC : On voulait une actrice qui sache faire ses propres cascades tout en sachant interpréter le rôle. Du coup, on ne savait pas trop vers qui se tourner. Et finalement, comme on aime bien travailler avec des personnes issues de la danse (notamment contemporaine), on a repensé à un vieux spectacle auquel on avait assisté il y a au moins vingt ans, dans lequel l’une des danseuses nous avait vraiment marqués. On a donc fait l’effort de la retrouver, ce qui n’a pas été simple parce qu’on ne savait pas comment s’y prendre. Et là, hasard incroyable, un jour, on croise le chorégraphe du spectacle dans un supermarché ! Bruno l’ayant reconnu, il a foncé sur lui en lui demandant comment on pouvait faire pour la contacter. Il nous a répondu : « Ah ben… ça doit être la mère de mon fils ! » (rires) Il nous a montré la photo, et c’était bien elle… Quand on l’a rencontrée, elle nous a même confié qu’elle était familière des arts martiaux, dans la mesure où son père les avait enseignés ! Cela faisait trop de coïncidences géniales pour que ce rôle lui soit destiné.
BF : Après, on avait rencontré d’autres cascadeuses, mais il faut savoir qu’elles sont parfois prises très longtemps sur d’autres projets. Ne serait-ce que pour des films américains, cela les contraint à être indisponibles pendant six mois à l’étranger, ce qui est hyper compliqué.
Combien de jours de tournage pour un film comme celui-là ?
BF : Trente-neuf jours de tournage.
HC : Et pour le montage, six mois au total : trois pour l’image, trois pour le son.
Le film a été tourné en grande partie sur la Côte d’Azur, et parfois, on croit reconnaître des décors ressemblant à ceux d’"Amer"…
BF : Il y a un endroit, oui : la route sur laquelle se déroule la course-poursuite à la fin du film est la même que celle d’"Amer". C’est la portion de route sur laquelle marchait l’adolescente dans la seconde partie du film, et on retrouvait aussi cette route au début de la troisième partie… La maison, par contre, a un peu la même architecture que celle d’"Amer", mais ce n’est pas la même maison – elles ne sont toutefois pas très éloignées géographiquement toutes les deux !
Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur