INTERVIEW

OUI

Nadav Lapid

réalisateur-scénariste

Il n’est pas si simple d’interroger Nadav Lapid sur l’un de ses films, a fortiori son dernier qui a clairement de quoi laisser son spectateur KO. Parce que se bousculent déjà mille angles possibles d’approche pour en explorer les partis pris d’écriture et de mise en scène, mais aussi parce que l’homme se montre pour le moins hésitant, erratique dans ses réponses, mais surtout en constante interrogation sur le rôle de son art et sur sa propre fonction d’artiste. En voici quelques éléments d’analyse…

© Les Films du Losange

Le titre semble renvoyer à la position de l’artiste qui se retrouve confronté à un choix. Quel est votre point de vue là-dessus ?

Je pense que la position d’un artiste change avec le temps, que ce soit en tant qu’individu ou en tant que cinéaste. En tant qu’individu, j’essaie de me situer du côté de ce qui me semble juste à faire, mais en tant que cinéaste, je suis surtout captivé par ce que je reconnais comme étant la vérité du moment. Surtout, un artiste doit toujours mordre la main qui le nourrit, il doit faire enrager ou énerver tout le monde. Et en tant qu’artiste, vous devez vous attaquer vous-même avant d’attaquer les autres […] Le cinéma c’est du mensonge à travers lequel il faut pouvoir trouver une vérité. Ma plus grande obsession en tant que cinéaste, c’est de créer un sentiment, de filmer une émotion. Au fond, le cinéma a parfois tendance à m’apparaître comme un art laborieux parce qu’il n’est pas aussi libre qu’on le croit. Quand on prépare une scène, on ne sait pas forcément ce que devra en être la durée et la matière dialoguée pour faire naître cette émotion recherchée. J’ai souvent été influencé par la peinture, et je suis notamment très jaloux de peintres comme Rothko ou Pollock dont le mouvement du pinceau accompagne quelque chose de pur et de spontané. Avec une caméra, c’est très difficile d’obtenir cela. C’est un outil à la fois froid et antipathique. On met une chose face à la caméra, et voilà, on « voit » la chose.

D’où des personnages qui s’expriment surtout par le corps ?

Oui, tout à fait. Et d’ailleurs, au fond, j’estime qu’il y a très peu de scènes de dialogue dans mon film. Par exemple, si vous pensez à ces dialogues sur le yacht entre Y et l’homme à la « tête-écran », c’est un peu comme deux danseurs qui échangent et expriment quelque chose par le biais du corps. Je rêve toujours d’arracher la caméra à la pesanteur du dialogue. Quand j’entends des gens considérer mes précédents films comme froids, cela me déçoit, car j’ai au contraire l’impression de filmer comme un Pollock qui court avec ses pinceaux autour de la toile.

Une fois encore, votre protagoniste s’appelle « Y »…

C’était en effet le nom du protagoniste du "Genou d’Ahed" et j’avais aussi fait un court-métrage où le personnage principal s’appelait aussi comme ça. Je crois que quelque chose en moi tente de s’opposer à ce concept d’un personnage qui serait prédéfini par un prénom. Quand je vois des réalisateurs qui construisent leurs personnages en se disant qu’untel ne peut pas faire ceci s’il porte tel ou tel prénom, je suis un peu dubitatif. Là, je voulais un personnage qui soit en guerre contre lui-même, au sein d’un film qui aspire à se dépasser, quitte à pouvoir refléter le monde et la vie – c’est en tout cas ce que chaque film devrait être à mes yeux. Le fait d’appeler mon protagoniste par une simple lettre est une façon de ne pas le rattacher à une fiction précise et de suggérer que ce personnage peut être n’importe qui – vous, moi, lui… Au fond, mon film ne donne pas de leçon de morale à son héros, mais il en révèle tous les défauts et le force à s’y confronter. Je ne pense pas pour autant que cette quête existentielle d’Y n’est pas vouée à se terminer quand il choisit d’embrasser ce rôle de pianiste face à Gaza. En soi, le piano pourrait faire office de libération, mais peut-être n’a-t-il plus en lui la possibilité de faire machine arrière. Quand j’écrivais le scénario, je me demandais si Y pouvait revenir vers davantage de simplicité comme avant (à l’image de ce que Jasmine lui dit à un moment donné), mais je pense que c’est impossible pour lui. Pour moi, Y est un homme du présent. Il ne peut pas revenir en arrière.

La première partie du film s’appelle « Une belle vie », ce qui fait penser à "La Dolce Vita" de Fellini. Est-ce un hasard ?

C’est l’un de mes films préférés. Consciemment, je n’y ai pas pensé, mais comme je suis quelqu’un d’assez inconscient… (rires) Je pense qu’on peut trouver des points communs entre les deux films, notamment sur cette forme de joie qui n’est pas seulement décadente mais aussi fausse et déprimante. Au début, lors de la fête, on voit les gens danser, mais on comprend qu’ils dansent sur des cadavres, sur « la bouche du volcan » en quelque sorte. Ce n’est pas tout à fait pareil que chez Fellini, mais il y a quand même cette tristesse qui ressort, c’est certain.

Vous aviez déjà écrit un premier jet du scénario avant les événements du 7 octobre 2023. Comment l’actualité s’est-elle greffée sur ce scénario et sur le tournage en soi ?

Ce scénario d’origine était en effet terminé et prêt à être produit. Il portait sur la soumission d’un artiste, et ce à un moment donné où l’arrivée d’un enfant dans son couple amène également la question de l’héritage et de la transmission au cœur des enjeux. Moi-même, j’étais devenu père d’un enfant, et je me disais qu’au fond, je n’avais pas envie de transmettre ma sensibilité engagée à mon enfant, ou de jouer les Don Quichotte qui souhaitent à tout prix un destin similaire à leur progéniture. Je parlais à ce moment-là d’un sujet assez universel, et je pensais même qu’on pouvait en situer l’action dans un autre pays. Après, oui, le 7 octobre 2023 est arrivé, et oui, cela a tout bouleversé. Je ne pouvais pas m’en détacher. J’ai donc modifié le scénario, mais j’en ai malgré tout gardé la structure ainsi qu’un grand nombre de situations. Toutefois, le fait que ce film existait quelque part avant cette tragédie me pousse à considérer qu’il ne lui est pas directement lié. Si j’avais fait ce film en le rattachant exclusivement au 7 octobre 2023, ça aurait pu être un film « hors-sujet », je pense… Cet événement s’est simplement greffé au film, il s’est glissé à l’intérieur […]. Aujourd’hui, si je dois définir ce film, je dirais qu’il est « résistant sur la soumission » et non pas « soumis sur la soumission ».

Selon vous, le film était-il trop « sauvage » pour la compétition cannoise ?

(sourire) Je pense que l’un des rôles d’une manifestation comme le Festival de Cannes est de ne pas avoir peur des films qui attisent le feu. Un film comme "Oui", qu’on l’aime ou qu’on le déteste, vise à permettre une rencontre entre le cinéma et une certaine forme d’urgence politique. Il s’agissait de faire un film de mise en scène alors même que la fumée monte et que le bruit des explosions résonne. J’estime, et je dis ça sans aucune forme d’arrogance, qu’un festival comme Cannes doit apprécier et soutenir ce genre de démarche. Au final, ce qui s’est passé n’était donc pas un moment « joyeux » pour l’équipe du film, mais je considère aussi que cela a été décevant pour le festival. C’était un peu un « rendez-vous manqué ».

Vous avez montré le film en Israël ?

Oui. Il a déjà été montré une fois dans le cadre du Festival de Jérusalem, et à l’heure où je vous parle, une deuxième projection publique va même avoir lieu dans une vingtaine de minutes… Lors de sa première projection, le directeur du Festival de Jérusalem a reçu une lettre de la part du ministre israélien, en le sommant de déprogrammer le film sous prétexte qu’il porterait atteinte à l’héroïsme et la souffrance des Israéliens. Même en ayant des raisons d’avoir peur (parce que cela supposait un danger potentiel pour lui et la tenue du festival), il a refusé cet ordre et a maintenu la projection du film. J’y suis allé, je n’étais pas dans la salle (qui était pleine), et j’ai entendu dire que quelques personnes avaient commencé à crier et à lâcher des insultes avant de quitter la salle. À la fin de la projection, il y a eu un débat, et certaines personnes dans la salle ont carrément demandé aux agents de sécurité de m’arrêter sous prétexte que j’exagérais ! (rires) J’ai trouvé ça assez comique… Mais je dois dire que cette projection a été pour moi un moment assez émouvant […] Je dois aussi vous confier que je lis les critiques qui sont rédigées sur mes films, car j’estime qu’il s’agit d’un dialogue à entretenir avec ceux qui regardent et jugent mon travail. Je vois souvent circuler des mots comme « brûlot », « satire » ou « parodie », et quand bien même ils sonnent comme quelque chose de positif, ce n’est pas forcément une qualité pour les Israéliens. Pour eux, un film comme "Oui", ce n’est pas de la parodie ni du surréalisme, c’est du néoréalisme. Ils se voient eux-mêmes sur l’écran et ils savent qu’il n’y a pas un millimètre de distance entre eux et l’écran.

Propos recueillis au cinéma Comoedia le 8 septembre 2025.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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