INTERVIEW
MIKADO
Baya Kasmi et Félix Moati
réalisatrice-scénariste et acteurRares et précieux sont les films qui traitent du poids de l’enfance avec un vrai regard et une vraie sensibilité, sans un gramme de pathos ni de lourdeur. C’était là une raison suffisante pour nous donner envie de creuser la substance sensible et nuancée de « Mikado », nouvelle réalisation de Baya Kasmi, en compagnie de la réalisatrice et de son acteur principal Félix Moati à l’occasion de l’avant-première lyonnaise du film au cinéma Comoedia. Quelques points de discussions autour de ce très joli film…

Le thème de l’enfance
Baya Kasmi : Je voulais depuis longtemps faire un film sur l’enfance en essayant de raconter ce thème de la manière dont je le percevais, c’est-à-dire comme un lieu ou une condition qui fait que l’on se trouve dépendant des autres et en quelque sorte « condamné » à aimer ses parents. Je me dis qu’il y a presque une sorte de « syndrome de Stockholm » que l’on vit alors avec ses propres parents, et cela m’intéressait d’accompagner le moment où l’enfant regarde ses parents avec les yeux des autres et parvient ainsi à s’en détacher, à se réinventer, à se définir lui-même en tant que personne.
Cette quête d’identité est, je pense, au cœur de tous mes films, et je m’en suis rendu compte en l’écrivant. En outre, beaucoup de récits à propos de l’aide sociale à l’enfance m’ont été faits par des amis ou des connaissances qui ont vécu des histoires comme celle-là. Par exemple, cette histoire de procès pour harcèlement m’avait été racontée il y a une quinzaine d’années et je m’en étais toujours souvenu. Je voulais aussi parler du fait de se construire en tant que parent quand on a eu soi-même une enfance « volée », quand on n’a pas eu la chance d’avoir été regardé par ses propres parents et que cela rejaillit sur l’éducation de ses propres enfants.
Le personnage de Mikado essaie ici tellement de surprotéger ses enfants que ceux-ci finissent par être privés de leur identité et non regardés par la société qui les entoure […] Dans cette famille, il y a de l’amour, il y a l’envie de bien faire avec ce que l’on a pu recevoir en héritage, et même si les parents font ces erreurs qui les rendent hors-la-loi (notamment le fait de ne pas avoir déclaré leurs enfants), je pense qu’on peut tous s’identifier à leurs problèmes. Dans une famille, on a envie de tout donner à ses enfants jusqu’au moment où l’on doit admettre qu’une séparation va avoir lieu et qu’ils vont choisir leur propre voie en opposition potentielle à celle de leurs parents. Il fallait montrer la beauté et la nécessité de l’amour familial, mais aussi à quel point cela peut être étouffant, voire dangereux.
Trouver l’équilibre entre fiction et réalité
Baya Kasmi : J’ai senti assez rapidement que je ne pourrais pas en faire une comédie, peut-être parce qu’il ne s’agissait pas d’histoires vécues à titre personnel. Pour moi, la comédie, c’est avant tout un bon film et une histoire intime qui va me permettre d’installer un décalage, et là, sur les détails que j’utilisais, je ne sentais pas le ton de la comédie. Cela étant dit, je ne voulais surtout pas faire un film de réalisme social. J’étais davantage motivée à l’idée de me rapprocher de cette « fausse simplicité » qui irrigue bon nombre de films – notamment américains – que j’ai pu voir durant les années 80-90, comme "A bout de course", "Un Monde parfait", "Gilbert Grape" ou encore "La Balade sauvage". Ce sont des films qui donnent une impression de simplicité, avec des personnages très dessinés, et qui assument surtout leur dimension romanesque et aventureuse pour raconter des modes de vie marginaux et évoquer la difficulté à s’intégrer.
Comment défendre (les failles de) son propre personnage ?
Félix Moati : C’est une bonne question, car elle me semble être à la base du travail d’acteur. Faut-il tout pardonner aux personnages qu’on joue ? Personnellement, je ne pense pas. Je pense au contraire qu’il faut être dur avec eux, mais de la même manière que je suis dur avec moi-même dans la vie. Il faut se regarder en face, en pleine lumière, et avoir ainsi conscience des reproches que l’on peut s’adresser, tout simplement. Néanmoins, j’ai beaucoup de tendresse pour Mikado, car, en général, j’ai toujours de la tendresse pour les gens imparfaits.
Les fêlures de Mikado, ce qu’il fait de mal, cette façon d’aimer qui est démesurée et maladroite chez lui puisqu’il emprisonne sa famille, c’est à Baya de venir combler tout cela par la tendresse et par son humanisme. Du coup, je savais qu’il allait y avoir un contrepoint très intéressant entre le côté tout sauf irréprochable de Mikado et l’humanité de Baya qui allait le filmer en l’acceptant avec toutes ses faiblesses. De plus, j’aime beaucoup les personnages qui ont une ambivalence morale. Par plein d’aspects, Mikado est quelqu’un de toxique, et à mon sens, il commet un acte extrêmement grave lorsqu’il gifle sa fille. À ce moment-là, j’estime qu’il franchit une ligne rouge, cela dépasse la colère qui est en lui. C’était d’ailleurs assez difficile à jouer, j’y allais un peu à reculons…
Baya Kasmi : Mikado est quelqu’un qui est toujours en fuite parce qu’il est sans cesse écrasé par son enfance, et à un moment donné, il finit par retomber dedans. Pour moi, c’est un personnage tellement en souffrance, dont les actes sont dictés par la peur d’être séparé de ses enfants, et cela aveugle tout. Au fond, c’est quelque chose d’assez universel : je pense que nos propres peurs nous font faire de mauvais choix qui ont tendance à nous conduire dans le mur, et qu’en s’efforçant d’éviter la catastrophe, on la fait advenir […] La situation de Mikado est d’une injustice totale. À ce titre, la scène du procès m’a guidée durant tout le processus d’écriture, car, tout à coup, cela éclairait le personnage différemment. On comprend qu’il n’est pas entendu, qu’il n’a pas le droit de parler, et qu’il n’aura jamais réparation de cette injustice fondatrice dans sa vie. C’est clairement le moment de bascule du récit.
Félix Moati : Je pense que la condition du regard que Baya pose sur les gens est empreinte d’affection et de tendresse. Et à partir de là, elle arrive à voir des choses de Vimala Pons, de Ramzy Bedia ou de moi qui nous échappent. Par exemple, je me souviens que Baya m’avait donné une indication juste avant de commencer le tournage : « Mikado est un personnage qui se sent menacé par un danger permanent ». Pour moi, c’était très précieux comme indication parce qu’on joue alors dans un état d’alerte, pris par cette sensation qui précède toujours l’angoisse.
Symbolique des prénoms : Mikado, Nuage, Zephyr…
Baya Kasmi : Dès l’écriture du scenario, on avait envie d’assumer le fait que cette famille était singulière, à part, et que ces personnages-là réinventaient quelque chose avec leur famille. Du coup, ils ont donné des prénoms bizarres à leurs enfants, lesquels ne s’en rendent d’ailleurs pas compte étant donné qu’ils ne sont pas au contact d’autres enfants… Dans le cas de Mikado, c’était un personnage qui devait être constamment travaillé par l’enfance, et j’ai donc très vite cherché un prénom qui le désignerait bien. Je le voyais comme quelqu’un de nerveux, et j’ai trouvé assez vite cette idée du mikado. Au-delà d’un jeu d’enfance, cela évoque surtout une situation où les gens sont imbriqués les uns sur les autres, avec le risque que la structure trop fragile finisse par s’effondrer si l’on ne trouve pas le bon équilibre ou si l’on tente d’enlever un bâton trop sensible. Cela s’imposait pour moi que ce Mickaël se soit renommé ainsi, étant donné que c’est lui qui a créé cette structure sans avoir lui-même ses propres bases.
Une nouvelle « effrontée »
Baya Kasmi : Le personnage de Nuage est ici quelqu’un qui a une vraie capacité à ne pas sembler avoir d’âge ni d’appartenance. Je pense qu’il est possible de projeter plein de choses sur le visage de cette jeune actrice [NDR : Patience Munchenbach], car elle a un vrai mystère, une vraie grâce. J’avais en tête une adolescente dans le modèle de celle jouée par Charlotte Gainsbourg dans "L’Effrontée", et je voulais quelqu’un qui puisse incarner ce passage délicat. Au final, Patience a emporté le morceau de par son apparence frêle et son extraordinaire maturité.
Improvisation et observation
Baya Kasmi : Ce qui est formidable, c’est qu’il s’agit d’une vraie cohabitation, avec des acteurs qui travaillent beaucoup et qui proposent beaucoup. Pour ma part, je n’aime pas le fait d’imposer des choses, à part au début lorsqu’il s’agit de parler du rôle lui-même. Le métier de réalisateur consiste avant tout à regarder et à essayer de trouver le « juste regard ». C’est un questionnement permanent, et j’aime le fait que les acteurs viennent proposer des choses après que l’on ait discuté du rôle en amont. Je ne veux pas leur imposer de jouer comme ça à tel ou tel moment : ils viennent, ils interprètent, et c’est là que mon travail d’observation peut commencer. Je propose des ajustements pendant lesquels je les dirige, et c’est ensemble que l’on finit par trouver la bonne mesure. C’est presque comme un ping-pong en soi.
Félix Moati : Je ne sais pas si c’est pareil dans le journalisme, mais le cinéma est un métier qui permet de se créer des familles alternatives. On vit ensemble pendant plusieurs mois pour faire le film, et dans le cas de Baya, il n’y a pas la tyrannie du metteur en scène mais au contraire la joie d’être ensemble, la joie du collégial et du collaboratif, et je crois que tous les techniciens du film pourraient dire la même chose.
Baya Kasmi : Quand on fait un film, la préparation permet déjà de se mettre en condition, de savoir où l’on va et comment on va pouvoir y arriver. Mais à un moment donné, le plus gros du métier se passe sur le plateau, et là, il faut se mettre en alerte, un peu à l’image de ce que disait Félix à propos de son personnage. Il ne faut pas avoir d’idée préconçue. Il faut être ouvert à tout, et pouvoir changer en fonction de ce qu’un technicien ou un acteur va proposer. Dès qu’un comédien ou une équipe veulent faire le film aussi fort que le réalisateur lui-même, la compétence technique ou artistique de tout un chacun va pouvoir servir le projet […]
Ce qui m’intéresse le plus, ce ne sont pas les mille possibilités de montage dans une scène, mais plutôt de chercher la bonne façon de la filmer, et ce sur le moment. Quand on filme une scène, ce qui s’est passé la veille entre les gens peut influencer le tournage de la scène, et dans ces moments-là, c’est très important pour moi que les choses puissent bouger et que les imprévus soient accueillis comme des choses positives.
Félix Moati : La vie, c’est tout ce qui se passe en dehors de ce qu’on avait prévu… (sourire)
Une dimension solaire
Baya Kasmi : C’est un film qui nécessitait de la tension, et la chaleur attise la tension. Il me fallait la faire ressentir, et on n’a pas eu besoin de forcer le trait puisqu’on a tourné le film dans un environnement assez caniculaire. Je ne vous raconte pas ce que ça a été de tourner à plusieurs dans ce vieux van fermé où il n’y avait même pas la clim ! (rires) Mais ce soleil, aussi écrasant et inquiétant soit-il, crée aussi beaucoup de sensualité, et je souhaitais à tout prix que l’on puisse envier cette famille. Mine de rien, ils vivent aussi une forme d’utopie dont on peut tous rêver, nous qui avons des existences très cadrées et qui avons tous eu envie à un moment donné de prendre la poudre d’escampette. Ces personnages touchent du doigt quelque chose que l’on n’a pas forcément, à savoir un rapport à la nature, une intimité très forte et un besoin quasi inutile de confort.
Une fin en points de suspension [ATTENTION SPOILERS]
Baya Kasmi : Il me semblait que Mikado allait devoir endurer un long chemin qui pouvait aussi être le départ de quelque chose d’autre. Il lui fallait réapprendre à vivre sans cette peur qui le travaille en boucle. Or, dans la mesure où sa plus grande peur finit par se concrétiser, il va donc pouvoir peut-être comprendre des choses qui lui échappaient jusqu’ici, étant donné que l’angoisse occupait toute la place. Par ailleurs, je trouvais très beau d’achever le récit sur une chose qui m’a personnellement bouleversée à partir du moment où j’ai eu des enfants : parmi les « épiphanies » que j’ai pu avoir en observant mon enfant, il y a eu celle de le voir heureux sans la présence du parent à ses côtés. Je pense à la première fois où on le voit dans un bac à sable en train de jouer avec d’autres gens. On saisit alors que son bonheur ne dépendra pas que de nous et qu’il peut alors vivre de façon complètement individuelle. La conscience d’un tel détachement est une émotion que je trouve assez sublime en tant que parent. Ce petit enfant va dès lors tracer sa propre route, et c’était important pour moi de finir le film là-dessus.
Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur