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INTERVIEW

LES REINES DU DRAME

Alexis Langlois et Gio Ventura

réalisateur-scénariste et acteur

On l’a prédit dès la première vision : le film d’Alexis Langlois a toutes les chances de devenir (un objet de) culte. Peut-être pas pour tout le monde, mais on parie d’ores et déjà que ceux qui sauront rentrer de plein fouet dans sa proposition de cinéma, à la fois singulière et généreuse, en feront un objet précieux, presque un fétiche dont ils souhaiteraient ne jamais se séparer. A l’occasion de la venue du réalisateur et de son interprète Gio Ventura à l’avant-première lyonnaise du film, l’heure était venue d’en savoir un peu plus sur la conception du film…

© Guillaume Gas, pour Abus de ciné

Dans la lignée des Démons de Dorothy ?

Journaliste : Ce premier long-métrage a-t-il été envisagé, sinon comme un prolongement, en tout cas comme la continuité des partis pris thématiques et esthétiques que vous aviez installés dans votre moyen-métrage "Les Démons de Dorothy" ?

Alexis Langlois : Pas directement, à vrai dire. Je fais des courts-métrages depuis mes vingt ans, d’abord auto-produits, puis doucement produits. A mesure que j’en réalisais, j’ai rencontré un grand nombre de personnes, dont Carlotta Coco, qui a coécrit le film avec moi et que je connais depuis déjà quinze ans, ou encore certaines actrices que j’ai rencontré aux Beaux-Arts. Faire des courts a été très important pour moi dans la mesure où je n’ai jamais fait d’école de cinéma.

Au moment où je faisais "Les Démons de Dorothy", j’ai eu à un moment donné une sorte d’ébauche des "Reines du drame". Personne ne voulait le faire, je n’avais pas de producteur, et c’est au moment de la rencontre avec Inès Daïen Dasi [NDR : la productrice du film] et Marine Atlan [NDR : la chef opératrice du film] que j’ai eu le sentiment qu’une troupe était en train de se constituer autour de ce projet. Cela me semblait alors possible de faire un long-métrage, et surtout d’être entouré pour le réaliser. Du coup, je dirais que le résultat est très différent, mais qu’il constitue en même temps la somme de tout un travail qui a duré plusieurs années. Après, j’imagine qu’on retrouve ici un ton qui est le mien et qui était sans doute déjà présent dans mes précédents travaux.

Journaliste : On y retrouve aussi bon nombre de thèmes, notamment celui de la difficulté d’aimer…

A.L. : C’est vrai, oui. S’il y a une continuité thématique, je me dis que cela tient au fait que ce sont avant tout des obsessions très personnelles : la difficulté d’aimer, la difficulté de vivre, la difficulté d’être une personne queer dans un monde qui ne l’est pas, la difficulté de ne pas savoir qui on est soi-même… D’une certaine manière, ce que vivait auparavant Dorothy est aussi ce que vit ici Billie. Dans les deux films, il y a aussi la volonté de travailler avec des personnes queer, aussi bien devant que derrière la caméra, et cela crée sans doute des similitudes en termes de fabrication. Mais au fond, ce que je retiens le plus comme connexion entre les deux films, c’est cette profonde mélancolie qui irrigue le récit : derrière ce côté un peu « fanfaron », il y a quand même de la colère et de la mélancolie qui ne cessent jamais de remonter à la surface.

Des influences pop adolescentes

Journaliste : Est-ce que vous avez fait appels à des fétiches ou à des rêves d’ado, comme cette idée qu’ont les personnages de monter sur la scène pour devenir des pop-stars, ou encore à des stars/idoles de votre adolescence à qui vous auriez eu envie de rendre hommage via ce film ?

Gio Ventura : On a eu six mois de répétitions de danse…Cela dit… Pour ma part, j’ai fait beaucoup de karaoké quand j’étais jeune, et donc, je pense que j’avais déjà un attrait pour la scène. Mais quand on joue un personnage de grand chanteur, on n’a pas besoin d’apprendre à en devenir un soi-même pour pouvoir le jouer. Et du coup, le moment où j’ai un peu eu l’impression de serrer la main à mon « moi » adolescent, c’est quand j’ai eu la chance de travailler sur ce film avec Rebeka Warrior, dont j’étais allé voir l’un des concerts quand j’avais 15-16 ans. Je pense que cela m’a permis de boucler une belle boucle, en quelque sorte.

A.L. : De mon côté, il y a en effet plein de références concrètes durant tout le film. Par exemple, le fait que l’héroïne s’appelle Mimi, c’est un clin d’œil direct à Mariah Carey – c’est ainsi que les fans la surnomment. De façon plus générale, je trouve cela très pop de pratiquer cette sorte de « recyclage », d’utiliser des images que l’on connaît pour ensuite les retransformer. Refaire soi-même les images que l’on iconise, c’est en soi un manifeste queer et drag, et cela me semblait important dans la mesure où le film essaie continuellement de créer du lien entre des choses qui n’en ont pas.

Au fond, on pourrait dire que le film présente un schéma assez classique, quelque part entre un mélodrame de Douglas Sirk (avec deux personnages qui viennent de milieux différents et qui ne peuvent pas s’aimer parce que le monde extérieur le leur interdit) et un pur rise and fall à la manière d’"Une étoile est née" de George Cukor, mais avec des personnages queer qui me ressemblent et des idoles qui m’ont marqué… Pour info, lorsque je lui ai pitché le film, l’une des productrices des Films du poisson m’a confié que ces chanteuses-là ne l’intéressaient pas et qu’il faudrait à la rigueur faire davantage un film sur Bob Dylan pour qu’elle puisse accrocher ! (rires) Or, ce film existe déjà ! Du coup, j’ai insisté sur le fait que l’axe principal du film consistait justement à s’intéresser à celles que l’on moque ou que l’on ne trouve pas assez commerciales. Il s’agissait de poser un regard tendre et bienveillant sur toutes ces chanteuses que l’on trouve ringardes, voire has been, et d’arriver à faire de grandes histoires sur elles et avec elles.

Un puissant télescopage des genres cinématographiques

Journaliste : D’où ce puissant télescopage des genres cinématographiques qui s’opère tout au long du film : le musical, le mélodrame, la comédie, le thriller, le trip psyché, etc…

A.L. : Oui, tout à fait. Il faut dire qu’à mesure que les personnages évoluent, ils traversent des étapes et des épreuves qui les transforment eux-mêmes, et le fait de mélanger les genres rejoint ce principe. Un très bon exemple que je peux citer dans le film, c’est quand Billie se transforme après sa rupture avec Mimi : à ce moment-là, on vit intensément le chagrin qui est le sien, on voit et on ressent qu’elle se laisse littéralement écraser par ce chagrin. Pour moi, c’est ce qui rend le film réaliste au sens le plus direct du terme, parce que la mise en scène s’efforce d’épouser les sentiments des personnages et que l’artifice sert à révéler leurs émotions les plus pures.

Dans un film qui userait d’une mise en scène plus consensuelle ou classique, on ne ressentirait pas cela. Dans un cartoon, en revanche, c’est quelque chose que l’on peut capter, comme quand on voit un petit nuage qui apparaît au-dessus de la tête de Calimero lorsqu’il est triste. Je pense que le cinéma est un très beau vecteur pour adopter le point de vue subjectif d’un personnage au lieu de se placer à distance. De ce fait, oui, le film se transforme par le biais de l’artifice mais ce n’est pas artificiel en soi. C’est parce qu’un personnage évolue, parce qu’il passe d’une émotion à l’autre, et ce tandis que le ton général du film bascule peu à peu d’une certaine forme de naïveté adolescente – le jeu et l’incarnation ont alors quelque chose de très théâtral en soi – à quelque chose de beaucoup plus sombre et cauchemardesque.

Un film tourbillonnant et immersif dans l’univers queer

Journaliste : Et comme pour amplifier cette connexion sur les émotions et les sentiments des personnages, le montage du film est lui-même travaillé et traversé par une énergie folle. Tel un tourbillon, on sent que le film ne cesse jamais d’accélérer en termes de rythme et de frénésie visuelle.

G.V. : Ça, c’était un peu une blague entre Alexis et les acteurs lorsqu’on faisait les premières prises. Il nous disait souvent « Là, niveau intensité, vous êtes au niveau 1, mais je veux que vous montiez au niveau 10 ! » (rires)

A.L. : C’est marrant, j’ai croisé beaucoup de gens qui me disent que le film va à 200 à l’heure… Encore une fois, j’ai l’impression que ce sont les personnages qui amènent ce rythme-là, mais pour autant, je persiste à croire qu’il existe de fines nuances au sein de ces phases de relative intensité.

Journaliste : La force du film vient aussi de sa faculté d’immersion. Même en n’étant pas familier de l’univers queer, on rentre dedans grâce à la facilité avec laquelle vous mettez tous les éléments en place et à la façon que vous avez de moderniser des codes qui ont été déjà vus et revus tant de fois.

A.L. : Merci beaucoup. C’était l’idée, en effet. J’avais des envies de mise en scène, des envies de montrer des personnalités queer qui me ressemblent, mais comme je le disais tout à l’heure, le plus important consistait vraiment à créer du lien de toutes parts. Avec la production et les scénaristes, on était partis tout de suite sur l’idée que le film ne devait surtout pas s’excuser d’être lui-même. L’idée n’était pas de le rendre provocateur, impudique ou vulgaire, il fallait simplement qu’il ait ce ton-là, qui est le mien.

Je le vois en tout cas un peu comme une main tendue, qui vise à ouvrir un peu le champ des possibles. Cela fait tout de même plus de cent ans que le cinéma existe, et nous, on est des personnes queer qui regardons des histoires hétéros la plupart du temps (et on les aime et on s’en émeut – il suffit de repenser aux films que j’ai cité précédemment et qui ont façonné mon goût du cinéma). Je me disais que ce serait intéressant de faire une sorte de grand film queer pour que le regard de spectateurs a priori non concernés puisse justement s’inverser et être peu à peu touché par cette histoire.

Journaliste : Cela dit, en même temps, vous ne tombez pas ici non plus dans l’écueil du film militant. Le ton très « pop » du film fait que l’on n’a pas l’impression que vous essayez de pousser l’émotion du récit vers un propos militant exclusif qui s’imposerait au détriment de tout le reste…

G.V. : (à Alexis) Moi, je pense que ça rejoint directement la fabrication du film lui-même : dans le fait de réfléchir à la façon de faire le film, tout ce qui se passe dans les coulisses finit par infuser une dimension militante et politique.

A.L. : Personnellement, je ne sais pas trop… Je suis d’accord sur le fait que montrer des personnages que l’on voit peu au cinéma et d’essayer de faire en sorte qu’ils touchent le plus grand nombre de gens a quelque chose de politique en soi. En fait, je dirais plutôt que la dimension militante se résume à « On existe, on est comme on est, et vous pouvez nous aimer comme on est ».

Le fantasme de la célébrité

Journaliste : Votre film et celui d’Agathe Riedinger [NDR : "Diamant Brut"] sortent quasiment au même moment, et ils ont en commun de filmer une génération nourrie par la téléréalité et le fantasme de célébrité. Quel est votre point de vue là-dessus ?

G.V. : Je pense que le monde visuel du cinéma et le monde de la musique n’ont jamais cessé de communiquer et de se nourrir réciproquement. Par exemple, je constate que les rappeurs rêvent tous d’être des acteurs.

A.L. : Peut-être y a-t-il aujourd’hui une envie de célébrité qui dépasse le fait de créer. On le voit bien avec la télé-réalité : tu peux être visible et connu sans forcément avoir de talent particulier, et c’est ce qu’étaient déjà à l’époque les stars d’Andy Warhol… Ah, d’ailleurs, je vous invite tous à voir l’un de mes films préférés avec mon actrice préférée : "Une femme qui s’affiche" de George Cukor, avec Judy Holliday dans le rôle d’une jeune femme new-yorkaise qui s’appelle Gladys Glover, qui s’ennuie dans sa vie et qui aimerait juste que tout le monde connaisse son nom. En se baladant sur Times Square, elle voit un panneau publicitaire à vendre et elle décide de mettre son nom sur le panneau. De ce fait, elle devient la première influenceuse de l’Histoire : les gens se mettent alors peu à peu à connaître son nom, ils ne savent pas pourquoi, mais ils finissent par l’adorer.

Un narration qui part du futur, avec Bilal Hassani

Journaliste : Pourquoi ce choix d’une chronologie narrée à partir d’une époque future ?

A.L. : Quand j’imaginais le film, je le voyais vraiment comme un conte. Ce que j’aime dans le conte, c’est la dimension universelle : il suffit de dire « Il était une fois… » et les personnages deviennent alors comme des symboles, censés représenter des choses capables de parler à tout le monde au-delà de la moindre différence culturelle. Transformer cette histoire en conte me semblait être le filtre le plus efficace pour toucher le plus grand nombre, et en même temps, faire ce pas de côté-là permettait d’en faire résonner plus clairement les enjeux.

Le fait de situer l’histoire en 2005 permet d’avoir un regard un peu plus distancié sur les terribles épreuves que vivent les deux chanteuses : comme on se dit que c’est déjà le passé, cela fonctionne un peu comme un miroir qui permet de mieux regarder et décrypter le monde d’aujourd’hui… Après, pourquoi est-ce que j’ai choisi un youtubeur comme narrateur ? C’est déjà pour correspondre à l’époque de ces fameuses chanteuses dont je parlais tout à l’heure, mais pas seulement. Quand j’ai commencé à écrire le film, j’étais tombé un peu par hasard sur une vidéo de Bilal Hassani, qu’il avait réalisée bien avant de devenir célèbre en faisant l’Eurovision, et dans laquelle il racontait son outing forcé dans le collège religieux où il étudiait, et aussi comment les sœurs, ayant appris qu’il était gay, avaient fini par le faire renvoyer. Le truc, c’est que Bilal racontait cette histoire terrible et bouleversante avec une vraie légèreté. On sentait qu’il avait envie de donner de la force à sa communauté, et en voyant cette vidéo, j’ai tout de suite eu beaucoup d’affection pour lui. Je m’étais dit que les youtubeurs étaient un peu les conteurs des temps modernes, et cela faisait lien avec l’envie de raconter "Les Reines du drame" à la manière d’un conte. Cela m’a ainsi poussé à réécrire le personnage de Steevy en en faisant un fan youtubeur, car il n’était initialement pas écrit comme ça.

Journaliste : Vous aviez écrit ce rôle pour lui, du coup ?

A.L. : Non. Le personnage ne vient pas directement de lui, si ce n’est cette idée du conteur que j’ai eue après avoir vu sa vidéo. Ce personnage est plutôt une hybridation entre plusieurs personnes, et il fallait surtout qu’il puisse incarner un amour fou différent de celui que vivent et incarnent les autres personnages. On a l’amour fou de Mimi et Billie, l’amour fou maniaque et obsessionnel de Steevy pour Mimi, l’amour presque « sans objet » d’Harmonie, etc… Je pensais que jouer un rôle n’intéresserait pas Bilal, et du coup, je suis parti dans une pure création. Jusqu’au jour où je suis rentré en contact avec lui parce qu’il avait vu mes courts-métrages et qu’il m’avait écrit sur Instagram.

Ma productrice m’a alors confié que ce serait une super idée de lui proposer ce rôle, mais je n’y croyais pas trop. Le fait qu’il avait été youtubeur allait potentiellement générer une sorte de porosité entre le vrai et le faux, et je craignais que ce soit trop difficile et délicat à jouer pour lui. Mais finalement, comme il est très malin et fan de pop-culture, et que le rôle était quand même très éloigné de sa propre personnalité, il a plutôt été excité par la pure composition du rôle et non pas angoissé par l’idée qu’on puisse le confondre avec son personnage… D’ailleurs, il le raconterait sans doute mieux que moi s’il était là, mais lorsque je lui ai proposé le rôle, je lui ai indiqué qu’il allait s’agir d’une comédie musicale autour d’une histoire d’amour entre deux chanteuses, et dans sa tête, il s’est tout de suite dit « Waow, et donc, quelle chanteuse je vais jouer ? » (rires)

Jouer avec les codes de la comédie musicales

Journaliste : Vous jouez aussi avec les codes de la comédie musicale…

A.L. : Je ne sais pas si le film est une comédie musicale, ni même si ce genre a lui-même une définition précise, mais je sais en tout cas qu’il s’agit d’un film musical. Ce n’est pas comme dans les films de Jacques Demy, où les gens se mettent à chanter et à danser dans la rue (encore que…). Et puis surtout, je voulais que la musique aille à l’encontre des barrières que l’on impose aux personnages, que les courants musicaux que l’on essaie d’opposer (ici une forme de variété pop et un courant rock plus alternatif) finissent par se mélanger.

Dans les comédies musicales que j’aime le plus, comme "West Side Story" ou "Cry-Baby", on a toujours deux bandes qui s’opposent dans le récit, mais c’est à chaque fois le même compositeur qui fait la musique. Ici, je voulais faire l’inverse, et ce dès la première partie du film où l’on a Mimi qui chante « Pas touche » et Billie qui chante « Go musclés ». Je voulais que les chansons soient fabriquées par des personnes qui viennent du milieu musical convoqué dans le film. Du coup, nous avons travaillé avec le groupe Yelle qui a fait deux chansons de Mimi, avec Rebeka Warrior qui a composé toutes les chansons de Billie, avec Mona Soyoc qui a fait les chansons des deux chanteuses des années 80, et avec Pierre Desprats qui a fait la musique du film et également réarrangé certaines chansons comme « Fistée jusqu’au cœur ».

Le but était vraiment de lier toutes ces personnes dans un même mélange de courants musicaux très variés, et de faire une « grande histoire » avec eux. En outre, concernant la bande-son, Pierre Desprats avait imaginé une musique très inspirée des années 2000, plus électro, mais lorsque je commençais à monter le film, j’avais plus en tête des compositions de Pino Donaggio, notamment celles qu’il avait composées pour les films de Brian De Palma. On s’est vite rendu compte que la dimension « conte » du récit devait davantage aller avec cette musique-là, plus orchestrale. Tout cela s’est construit au fur et à mesure.

Un rendu visuel saisissant

Journaliste : La photographie hyper-contrastée et les jeux de lumière très puissants à la Dario Argento donnent au film une patine visuelle saisissante. Comment avez-vous réussi à obtenir un tel rendu avec si peu de moyens ?

A.L. : Souvent, le fait d’avoir peu de moyens renforce le souci de créativité, le désir de trouver des idées. Pour te donner un exemple, lors de l’ascension de Mimi, quand on suit les étapes où elle gravit les échelons de Starlettes en herbe et où l’on voit les autres candidats qui perdent, il fallait trouver une idée formelle pour que l’on comprenne ce qu’il se passe. J’étais donc allé à la base : vert, on gagne ; rouge, on perd. Et je me suis dit qu’il fallait qu’on ait des jeux de lumière stroboscopique afin d’avoir ce suspense autour du « gagné ou pas gagné ? ».

Je me souviens qu’avec Asia Argento, on tournait une scène sur un plateau désert avec juste deux lumières qui clignotaient en rouge ou en vert, et je lui avais demandé de rire comme une sorcière quand la lumière passe au rouge – c’était un truc très Disney dans l’âme. Or, plus on tournait des prises, plus Marine riait du fait que je disais à Asia qu’elle devait sans doute trouver bizarre de devoir hurler tout en étant entourée de lumières rouges et vertes ! J’avais complètement oublié la filiation avec Dario ! (rires) Il faut dire que c’est une actrice qui n’est clairement pas du tout effrayée par des choses formelles…

Donc, en gros, l’idée était de trouver pour la lumière comme pour les décors quelque chose de simple mais qui puisse avoir un gros impact à l’écran, et notre référence principale était le Technicolor. En dépit d’un tournage en numérique, on a fait en sorte de créer des réglages de caméra qui nous permettraient, à Marine et moi, d’obtenir une sorte de Technicolor des années 2000. Pendant tout ce processus de recherche, on s’est même rendu compte que cette sorte de « bleu velours », aujourd’hui très identifié par le logo et le décor de la Nouvelle Star, était exactement le même que celui utilisé dans bon nombre de films hollywoodiens, que ce soit certains films en Technicolor avec Jayne Mansfeld ou encore le "Blue Velvet" de David Lynch. C’est comme si tout ce qui semblait aujourd’hui « ringard » dans le cinéma avait finalement été réutilisé et absorbé par la télévision. Et donc, nous avons fait le chemin inverse, en prenant des couleurs saturées et des fondus enchaînés pour ensuite les réutiliser et les réenchanter… Il fallait que ce soit « éclatant », c’est sûr. D’ailleurs, petite anecdote marrante que je vous livre, s’il fallait que les couleurs soient aussi saturées que possible, c’est précisément parce que je suis daltonienne et que je ne vois pas bien les couleurs ! (rires)

Un gros travail sur les costumes et les coiffures

Journaliste : On relève aussi un sacré travail sur les costumes et coiffures, tous deux très intemporels…

A.L. : Toute la direction artistique a été très déterminante, parce qu’il s’agissait de faire quelque chose de grand avec peu de moyens, et je dois dire qu’en définitive, chacun a donné un petit morceau de son âme pour que cet univers se concrétise de la plus belle manière. Comme il y a plusieurs chapitres et que les personnages évoluent d’un chapitre à l’autre, il s’agissait d’avoir une orientation graphique très claire à chaque fois, et sur ce point-là, toute l’équipe a été extraordinaire. Je dirais qu’il y avait à peu près 90% de l’équipe qui était queer, qu’on parlait tous le même langage et que tout le monde avait envie de faire le même film. S’il a finalement pu se faire, c’est parce qu’il y a eu cette symbiose : une équipe très soudée pour un tournage très dense de seulement cinq semaines, qui s’est effectué après une phase de préparation et de répétition qui s’est étendue sur un peu plus de huit mois et durant laquelle tout le monde a travaillé gracieusement pour l’amour de l’art.

G.V. : Sur ce film, je ne pense pas qu’il y ait eu quelque chose de l’ordre du « sacrifice » de la part de l’équipe. Quand on évoque le fait de « donner un bout de soi-même », cela me fait penser à un morceau de chair que l’on s’arrache et que l’on donne sans retour. Or, là, c’était surtout un lieu de plaisir qui s’est mis en place et que l’on a d’ailleurs revendiqué comme tel dès le début. Rien que dans l’acting, on n’a pas cherché à fouiller des traumas intimes ou autre chose de cet ordre-là pour construire nos personnages. Au contraire, on a plutôt cherché l’inspiration du côté de la méthode drag, c’est-à-dire en regardant plein d’inspirations différentes pour les reproduire et se les réapproprier. Même dans les scènes dramatiques, il y avait un certain plaisir à aller au bord des larmes et de la tragédie. Au fond, c’était très expérimental, et tout s’est fait durant cette phase de répétition avant le tournage, où l’on pouvait tester et improviser des choses. De cette façon, tout pouvait être bien rodé et ciblé pour le moment où l’on a attaqué le tournage. Une fois sur le plateau, tout était écrit.

A.L. : Je précise que le scénario était déjà très écrit quand j’ai casté Gio et Louiza. Mais c’est vrai qu’après toutes ces répétitions, le fait d’avoir appris à se connaître a fait que la réécriture de leurs deux personnages s’est opérée en fonction de ce que je les sentais capables d’apporter et de tenter. Pour le rôle de Billie, cela a été particulièrement vrai : la dimension plus « musclée » du personnage est venue clairement de Gio, ses chansons étaient très différentes de celles qui figurent aujourd’hui dans le film, et ce travail de réécriture a rendu le personnage plus profond, avec une trajectoire de butch qui, au lieu d’aller vers un personnage à la Dolly Parton, va plutôt désormais vers quelqu’un de non-binaire, avec tous les aspects excessifs de la féminité et de la masculinité. Et au final, ce personnage est celui qui me ressemble le plus. Gio m’a en quelque sorte révélé des choses à moi-même en jouant Billie… Finalement, faire un film queer n’est pas tant une écriture collective qu’un espace où chacun comprend bien les enjeux et peut apporter quelque chose à son personnage. Et je pense que l’interprétation de Louiza et de Gio a rendu encore plus denses les personnages de Mimi et de Billie. L’inventivité circule toujours mieux à partir du moment où rien n’est verrouillé.

Un paradis des has-been

Journaliste : Vous aviez dès le départ cette idée du « paradis des has been » ?

A.L. : Ah oui, absolument, dès le départ ! Le film comporte des scènes assez violentes, les personnages traversent des phases violentes, mais pour ma part, j’estime qu’il est nécessaire de montrer la violence, pas pour la célébrer mais plutôt pour essayer de saisir ce qu’il s’agit de faire avec ça, afin d’essayer de ne pas le reproduire. Du coup, je considère cette scène finale comme primordiale parce qu’elle se résume à une question décisive : « Et maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? ». Pour l’anecdote, je vous signale que beaucoup de gens à l’écriture et à la production voulaient que l’on coupe cette scène et que l’on mette le générique par-dessus. Cela me paraissait insensé, parce que c’est le seul moment du film où tous les personnages – y compris Steevy – finissent par se retrouver.

G.V. : Il y avait aussi surtout l’idée de ne pas faire mourir des personnages queer, comme cela se produit trop souvent dans le cinéma…

A.L. : En fait, certains ne remettaient pas en cause le sens de la scène, mais ça leur semblait bizarre de finir sur une note aussi joyeuse…

G.V. : Plus que de la joie, il y a surtout quelque chose de très mélancolique dans cette fin…

Journaliste : C’est surtout que vous montrez alors les visages qui ont vieilli, et cela laisse filtrer cette idée très mélancolique qu’au fond, rien n’est éternel, et qu’en même temps, ils sont tous devenus des icônes.

A.L. : Mais c’est beau de vieillir… (sourire)

G.V. : Là, je pense que c’est une vraie question qui continue encore de traverser le milieu queer : comment vieillir queer, que doit-on faire quand on n’a pas de gamin, etc… Ce sont des interrogations que l’on finit par avoir à un certain âge, lorsqu’on commence à y penser. On sait qu’on ne vieillira pas comme des personnes hétéros, et cela change tout. Très récemment, je me suis retrouvé dans une discussion où des personnes parlaient de cette situation très étrange de se retrouver en Ehpad après avoir fait un coming out toute sa vie et participé à des luttes pendant tant d’années. À ce moment-là, on se retrouve presque contraint de faire un coming in again parce qu’on est vieux dans une maison de retraite et qu’on n’a plus d’espace pour exister. Je trouve très intelligent d’évoquer la question du « vieillir queer » par le biais de cette fin, parce qu’on se la pose trop peu et qu’on ne sait pas encore comment y répondre.

A.L. : Je pense que trop souvent au cinéma, les histoires queer se finissent mal. D’ailleurs, à propos de cette question du vieillissement… Cela me fait penser à ce qui se passe en ce moment avec un film comme "The Substance", que personnellement j’aime plutôt pour sa volonté de parler de la violence des images et de ce phénomène de « détestation intériorisée ». Je trouve que c’est un thème universel, et le film m’apparaît intéressant pour cette raison-là. Mais je sais qu’autour de moi, les gens débattent beaucoup à son sujet, notamment certains qui estiment que Coralie Fargeat ne propose rien et se contente d’un récit qui reste un peu en vase-clos. Avec "Les Reines du drame", malgré l’enfer que les personnages traversent, il fallait, parce que le film est queer, que tout cela se termine sur une note positive – peut-être que la dimension politique que l’on évoquait tout à l’heure réside très précisément là. Par ailleurs, on ne sait pas si c’est si positif que ça, on ne sait pas vraiment si on est réellement au paradis ou ailleurs…

G.V. : Il y a un livre qui s’appelle Utopie radicale, écrit par je ne sais plus qui [NDR : c’est un livre d’Alice Carabédian], et qui parlait du fait qu’il est beaucoup plus facile de décrire une dystopie qu’une utopie. Et j’ai vraiment l’impression que c’est un acte politique de proposer une utopie comme celle-ci, même si elle est abstraite ou si elle reste de l’ordre d’une proposition…

A.L. : (à Gio) Elle est concrète dans le sens où cela laisse sur un sentiment de joie, ce qui est déjà beaucoup… Et cette fin intègre aussi l’effet de réunion au sein de la communauté queer, puisque même ceux qui se détestaient peuvent enfin se racheter et se retrouver dans un même endroit.

Propos recueillis au cinéma Comoedia de Lyon le 14 novembre 2024

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