INTERVIEW
LE MOHICAN
Frédéric Farrucci et Mara Taquin
réalisateur-scénariste et actriceEntre une réalisation très influencée et un territoire corse filmé avec précision, le nouveau film de Frédéric Farrucci s’inscrit dans une tradition de fictions récentes qui contribuent à revisiter l’Île de beauté sous un œil neuf, délesté de ses clichés les plus caricaturaux. La rencontre s’imposait avec le réalisateur (ici accompagné par son actrice principale Mara Taquin) pour évoquer ses partis pris de mise en scène…

Du film noir urbain et parisien au thriller rural et corse
Frédéric Farrucci : En fait, je me suis projeté dans un western et un film de traque plus que dans un thriller. Ce qui m’amène toujours à un projet, c’est la dimension politique plus que son genre. Sur "La Nuit venue", c’était vraiment cette problématique des immigrés sans papiers qui me travaillait. Sur "Le Mohican", c’était avant tout le fait de revenir sur mon territoire, la Corse, avec une problématique liée à la spéculation foncière, à cette politique du tout-tourisme qui provoque une uniformisation du territoire, une disparition de la diversité et de la population qui vit sur ce territoire.
A chaque fois, je réfléchis au genre qui pouvait servir le sujet. Sur "La Nuit venue", j’avais envie d’un film noir, effectivement très urbain. Là, j’avais envie d’un cadre plus solaire, en lien direct avec le contenu de ce que je veux évoquer et le territoire que je veux aborder. De plus, le film dérive d’un documentaire que j’ai tourné sur un véritable berger du littoral, dans l’extrême sud de la Corse, et lorsque je l’ai rencontré, j’avais vraiment l’impression d’être plongé dans un western : cette presqu’île avec cette végétation rase, cette étable en bois, cet homme juché sur son quad qui aime laisser ses chèvres en pâturage (j’avais vraiment l’impression d’être en présence d’un cow-boy !).
En imaginant une fiction à partir de ce personnage, le western m’est apparu comme une évidence. Il y a aussi un contexte thématique qui a joué là-dedans : le western impose des conflits de territoire et de civilisation, ce qui correspond exactement à ce que l’on rencontre aujourd’hui sur le territoire corse, et il contient aussi un fort aspect « légendaire », avec des individus qui se retrouvent érigés au rang de légende, que ce soit au début ou de façon progressive. Il y a en Corse ce genre de mythologie populaire qui érige au rang de légende des individus issus du banditisme ou de la lutte indépendantiste. Et bien sûr, au-delà de cet aspect esthétique et thématique, il y a aussi le film de traque qui s’imposait : cet homme dit non (pour une raison que je ne voulais d’ailleurs pas clarifier), il tue ensuite une personne, et se pose alors la question des conséquences de cette résistance.
Une traque rythmée par des personnages secondaires
FF : J’avais très envie d’un film qui soit en lien avec la réalité de la Corse contemporaine. Le casting fut en partie sauvage et en partie professionnel. Il me fallait des individus qui reflètent cette Corse, que l’on croise tous les jours là-bas et qui interpréteraient eux-mêmes ce qu’ils sont dans des scènes du quotidien. J’ai parfois sollicité des gens que je connaissais déjà, notamment le vétérinaire sur lequel j’avais fait un documentaire et qui a accepté d’interpréter son propre rôle. Je voulais les mettre en scène dans un quotidien qui serait tout à coup troublé par l’irruption de ce berger en fuite, d’où le choix d’un mélange de comédiens et de non-comédiens.
Mara Taquin : Pour ma part, je suis venue deux semaines avant le début du tournage pour m’imprégner de l’endroit, pour rencontrer les gens locaux avec qui nous allions travailler, pour avoir leur vision sur le film qu’on allait faire, etc… Ce qui est intéressant avec mon personnage, c’est qu’on pense au départ qu’elle est liée à la Corse parce qu’elle a de la famille là-bas ou parce qu’elle y va en vacances, mais en réalité, elle n’y a jamais vécu sur le long terme. Il fallait sentir qu’il y avait chez elle une certaine distance avec l’île et en même temps un lien fort, et du coup, trouver le juste équilibre entre les deux.
FF : Cela rentrait pour moi dans cette logique d’avoir à l’écran une vraie universalité des populations, histoire d’être juste par rapport à la Corse d’aujourd’hui. J’avais envie de mettre en scène une jeune femme qui soit dans cette situation d’un Corse de « deuxième génération », qui revient régulièrement sur l’île pour les vacances et qui a son histoire familiale chevillée au corps. Et concernant la langue corse, elle la comprend très bien mais elle ne la parle pas. Le rapport à la langue est toujours très complexe à mon sens : comprendre une langue, c’est une chose, mais oser la pratiquer, c’en est une autre. Par ailleurs, savoir quand cette langue allait être utilisée dépendait pour le coup des individus et des situations que j’allais filmer. Un vieux monsieur de 93 ans qui s’exprime naturellement va choisir de parler en corse parce que c’est sa langue maternelle. Pareil pour des bergers ou pour le personnage du vétérinaire agricole, étant donné que la langue corse est particulièrement ancrée dans le milieu rural. À l’inverse, dès lors que l’on est davantage dans des milieux citadins, c’est la langue française qui est majoritaire.
Opposition entre les scènes d’intérieur et les grands espaces
FF : Déjà, je voulais que cet environnement soit traité comme un territoire et non pas comme un paysage. Ne jamais filmer la Corse comme une carte postale, en gros, et surtout donner un sens au plan, tout au long du film. Par exemple, quand je devais filmer une course-poursuite, je réfléchissais en amont au sens de la scène, à ce qu’elle devait évoquer. Pour moi, elle devait évoquer la proximité absolue de cette exploitation agricole avec des villas de luxe, avec cette plage où se trouve une boite de nuit ouverte en plein jour, etc… Cela devait permettre de sentir comment deux civilisations qui se côtoient peuvent être a priori incompatibles, comment le paysage et les mœurs sont transformés par le tourisme.
Par la suite, ce qui m’intéressait énormément, c’était de faire comprendre à quel point Joseph est contraint de quitter le littoral et d’aller de plus en plus vers l’intérieur de l’île – cela allait me permettre d’aller sonder son intériorité car lui aussi est obligé à un moment de se refermer sur lui-même et de s’isoler… Pour la seconde course-poursuite, tout se passe dans les ruelles d’un village, avec des vieilles pierres et des maisons centenaires. Et pour la troisième course-poursuite, on est carrément dans un pierrier, avec un retour frontal à la minéralité. Travailler l’environnement comme ça, et le rythmer avec des scènes plus atmosphériques qui évoquent les rencontres qui jalonnent cette fuite, voilà ce qui me motivait.
Des péripéties épurées et sans musique, avec une tension qui naît surtout du silence
FF : Oui, absolument ! Merci de l’avoir remarqué ! Je suis toujours très agacé, en tant que spectateur, quand on charge une scène d’action à grands renforts de sound-design pour nous aider à accompagner le mouvement. Là, je voulais être plus près du souffle du personnage, de sa respiration, de ses pas, et toujours de cet environnement naturel. Il fallait être le plus sec possible.
Un protagoniste qui parle peu
FF : Il y avait le désir d’avoir un personnage très taiseux, qui s’exprime peu. En rencontrant Alexis Manenti dès les premiers essais, j’avais très envie de filmer un corps avec des mouvements assez minimaux, une expression corporelle assez lente. Les gestes liés à l’activité de berger se devaient eux aussi de suivre cette logique. J’ai senti qu’au fil des scènes, il se « ramassait » sur lui-même, ce qui correspondait à mon désir d’avoir cet homme qui est acculé et de plus en plus isolé… J’ajouterais que ce qu’Alexis a apporté au rôle, c’est de la complexité et de la sensibilité, deux choses qui étaient pensées mais pas forcément formulées pour moi. Ses propositions pour le rôle m’ont vraiment comblé. En outre, il ne parlait pas corse, mais il a suivi des cours avec le fils du vrai berger pour les besoins du film, et comme il a une oreille très musicale, il a appris la langue très vite.
Improvisation des comédiens ?
FF : Il y avait beaucoup de choses écrites, mais après, je voulais laisser les non-comédiens en liberté sur certaines séquences. Quand on travaille avec eux, il faut faire en sorte que la caméra se fasse oublier. Il faut essayer de recréer des situations quotidiennes, et faire en sorte que les mots exprimés soient les leurs au sein du canevas qui a été fixé dès le départ. Je dois dire qu’à chaque fois, le résultat était assez précis.
Les réseaux sociaux, vecteurs de résistance et de mythologie
FF : C’est vraiment un élément que j’ai voulu utiliser pour le scénario. Auparavant, la « légende » se transmettait par des conversations au coin du feu, par la littérature, par la chanson, etc… Mais lorsque je me suis demandé comment faire pour que la légende de Joseph prenne de l’ampleur en très peu de temps durant cette situation de traque, le choix a été vite fait. Les réseaux sociaux forment aujourd’hui cet espace qui fait et défait les réputations en un rien de temps. Et cela collait aussi avec le personnage de Vannina, qui a certes une forte conscience de ses origines mais qui est aussi très ancrée dans son époque moderne. Cela me paraissait naturel qu’elle utilise les réseaux sociaux pour aider son oncle.
De la même manière que j’avais envie de capturer l’intériorité de Joseph via ses gestes et ses mouvements, j’avais envie de voir une pensée en action par le biais de l’écriture de Vannina, et que tout cela se déroule en temps réel, via des écrans. Même si l’origine du refus de Joseph reste ouverte à plusieurs hypothèses, j’avais envie que sa nièce donne un contenu politique à ce refus. C’est elle qui confère une dimension finalement plus globale et collective à un acte avant tout isolé et individuel.
Un héros malgré lui
MT : Je pense que Vannina est elle aussi dépassée par l’ampleur de la situation. Au départ, ça part de quelque chose de personnel, et petit à petit, de par les réseaux sociaux et la colère des jeunes en Corse, ça devient un combat commun qui finit par la dépasser.
FF : C’était important pour moi que ce soit un héros du quotidien, et non pas une sorte de Jason Bourne ! (rires) Mais surtout, il y a quelque chose de très « fordien » dans le fait que les gens s’intéressent plus à la légende qu’à la vraie personne, que l’image d’une possible résistance soit plus forte que le résistant lui-même. Cette banalité de l’héroïsme est aussi une chose que je retrouve chez un cinéaste comme Jean-Pierre Melville. Dans "L’Armée des ombres", par exemple, on a des gens du quotidien qui, à un moment donné, parce qu’ils ont été confrontés à un choix, se retrouvent plongés dans la Résistance. Cela finit par les dépasser : non seulement ils ont peur, mais ils vont jusqu’à commettre des actes qu’ils n’aiment pas commettre.
Une forte émergence de cinéastes corses, attachés à leur territoire
FF : Je porte un regard très joyeux sur cette nouvelle génération. D’abord, cela me semble être le fruit d’une politique culturelle qui s’est mise en place il y a une vingtaine d’années, et en outre, cela raconte aussi un vrai désir chez nous, créateurs corses, de prendre en charge les imaginaires et les narrations de notre île. Il faut dire que la Corse souffre de nombreux clichés depuis des siècles, que ce soit à cause de la littérature, du cinéma, des séries ou des actualités. Il y a donc la volonté de faire en sorte que ces histoires soient racontées par des gens qui ne soient pas juste observateurs de ce territoire mais qui en soient partie prenante, avec une vision plus complexe et plus approfondie.
Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur