INTERVIEW
L'ATTACHEMENT
Carine Tardieu
réalisateur et scénariste« L’Attachement« , cinquième film de Carine Tardieu, raconte l’histoire de Sandra, une quinquagénaire libre et indépendante qui, malgré elle, va peu à peu se laisser toucher par Eliott, Alex et Lucille, ses voisins de palier.
Un drame où les liens se tissent avec tendresse et parfois maladresse. Des personnages qui se rapprochent au fil du temps, nous rappelant que, si la douleur est solitaire, nous sommes pourtant profondément connectés les uns aux autres. Valeria Bruni-Tedeschi est magnétique dans le rôle de Sandra, Pio Marmaï bouleversant en Alex, et César Botti (Eliott) impressionne par sa justesse et son naturel désarmant pour un premier rôle. Rencontre avec la réalisatrice Carine Tardieu au cinéma Le Comœdia de Lyon.

Qu’est-ce qui vous a séduit dans ce roman d’Alice Fernay "L’intimité" ?
Le roman m’a séduite avant tout à travers le personnage de Sandra. Elle incarne une femme indépendante, volontaire, qui revendique sa liberté. J’ai été touchée par sa rencontre avec cet homme en plein drame et avec son enfant. Et puis, il y a cette petite fille, Lucille qui bouleverse encore davantage son quotidien. Cependant, la deuxième partie du roman prend une direction radicalement différente. Elle aborde les violences induites par la maternité sous toutes ses formes : grossesse, accouchement, GPA… Ce n’était pas un sujet qui m’intéressait particulièrement, d’autant plus que je n’avais pas envie de faire un film à thèse. C’est pourquoi j’ai d’abord mis le livre de côté.
Qu’est-ce qui vous a fait revenir vers ce projet alors ?
Un jour, Fanny Ardant est passée chez moi. Elle a aperçu le livre sur mon bureau et m’a dit : « Ah, mais j’ai lu ce livre, je pense que vous pourriez en faire quelque chose. » Ça m’a intriguée. Je l’ai donc relu, et en y réfléchissant, j’ai compris qu’elle avait raison. J’ai alors contacté l’autrice pour lui demander si elle accepterait que je prenne des libertés avec l’histoire, notamment en plaçant Sandra au centre du récit. Dans le roman, c’était Alex qui tenait ce rôle principal. Elle a accepté, et à partir de là, avec mes co-scénaristes nous avons déconstruit le livre pour tout reconstruire à notre manière.
Et comment l’autrice a-t-elle réagi en découvrant votre scénario ?
Elle était au courant que j’allais prendre des distances avec son œuvre, et lorsqu’elle a lu une version du scénario, elle a trouvé ça intéressant. Elle a même trouvé amusant de voir son livre totalement réinventé ! Et quand elle a vu le film, elle l’a beaucoup aimé. Bizarrement, elle ne s’est pas sentie trahie. Pourtant, je l’avais prévenue : « Tu vas voir, j’ai vraiment trahi ton livre… » Mais elle m’a répondu : « Pas du tout, j’ai retrouvé une grande part de mon roman dans le film. »
Le titre "L’Attachement" s’est-il imposé dès le départ ?
Pas du tout ! Je ne savais même pas au début que ce serait le cœur du film. Quand j’écris, je pars des relations entre les personnages, des événements qui leur arrivent, et je me laisse porter. Ce n’est qu’en cours d’écriture que j’ai pris du recul et que j’ai réalisé que l’attachement devenait central. Ce mot m’a rappelé un souvenir de mes courtes études de psychologie. J’avais étudié la théorie de l’attachement développée par John Bowlby, qui explique comment un nourrisson s’accroche instinctivement à la personne qui lui procure des soins. Ce n’est pas forcément celle qui le nourrit, mais celle qui lui parle, lui sourit et le rassure. Cette idée résonnait parfaitement avec le parcours d’Elliott dans le film. Il s’attache instinctivement à sa voisine de palier, Sandra, qui est pourtant l’antithèse de sa mère. Mais d’une certaine manière, il est sûr qu’elle ne trahira pas la sienne, puisqu’elle ne joue pas le rôle maternel traditionnel.
Votre mise en scène semble plus épurée que dans vos précédents films.
Absolument. Quand j’ai commencé, j’avais ce besoin de prouver des choses, de chercher mon langage de cinéaste. Sur mon premier film, il y avait des grues, des travellings, beaucoup de mouvements. Avec le temps, j’ai trouvé ma voie, je me suis apaisée. Aujourd’hui, je cherche la simplicité, qui est parfois plus difficile à atteindre que la complexité.
Comment avez-vous dirigé les acteurs pour qu’ils véhiculent cette émotion, sans tomber dans l’excès ?
Chaque acteur a un rapport différent à l’émotion. Pour Valeria (Bruni Tedeschi), par exemple, son instinct naturel était d’être dans l’émotion et la spontanéité. Dès qu’elle voyait César (le jeune acteur), elle avait envie de le prendre dans ses bras, de rire avec lui.
Mais pour son rôle, il fallait qu’elle retienne ces élans. Je lui répétais sans cesse : « Laisse venir à toi, ne va pas vers les autres. » C’était un vrai défi pour elle, presque un combat quotidien ! Elle savait que ce rôle était un contre-emploi, mais elle ne s’attendait pas à ce que ce soit si difficile de réfréner sa nature chaleureuse. Pourtant, cette retenue était essentielle pour que la transformation de Sandra au fil du film soit crédible. Au final, elle est ravie du résultat. On a un peu souffert toutes les deux sur le tournage, mais l’important, c’est le film.
Trouver César, le jeune acteur principal, a-t-il été un défi ?
Oui, la plus grande difficulté a été de le trouver. On a vu peut-être 150 ou 200 enfants lors d’essais, avec de petites improvisations. Puis, j’ai reçu une vidéo d’un petit garçon venant d’Annecy. Dès le premier visionnage, j’ai vu qu’il avait non seulement l’enthousiasme et le goût du jeu, mais aussi une capacité d’écoute incroyable. Il avait fait un petit stage de clown qui lui avait plu, et ses parents l’ont inscrit au casting. Sur le plateau il était vraiment dans le jeu, au sens premier du terme. Il s’amusait, et ça, c’est précieux. Il a bluffé tout le monde. Bien sûr, il y avait des moments de fatigue – les enfants ne peuvent tourner que cinq heures par jour – mais on a trouvé des façons de gérer ça.
Comment l’avez-vous dirigé sur le tournage ?
Parfois, il comprenait immédiatement l’émotion à transmettre, parfois je lui donnais des indications très précises, comme un placement sur le plateau. Et d’autres fois, on utilisait la répétition, un peu comme un perroquet. Je lui disais : « Maman, elle dit toujours dépêche-toi », et il répétait en ajustant progressivement le ton. Parfois, un accident survenait, un rire spontané, et on le gardait au montage.
Et pour Pio Marmaï, comment avez-vous travaillé avec lui ?
C’était un autre type de travail. Pio est quelqu’un qui contrôle beaucoup, dans son corps et dans son jeu. Il fallait qu’il lâche prise, qu’il accède à une part plus sensible. Je lui ai proposé de travailler sur l’abandon, notamment en jouant sur la fatigue. Avant une scène clé où il devait apparaître totalement épuisé, je lui ai suggéré de mettre son réveil toutes les heures la nuit précédente. Il l’a fait, et il est arrivé lessivé sur le plateau, ce qui a apporté une vraie vérité à son jeu.
Et pour le bébé dans le film, comment avez-vous procédé ?
C’est un tout autre défi ! Un bébé ne peut tourner qu’une heure par jour. Pour un même rôle, on en utilise souvent plusieurs. Par exemple, pour Lucille à quatre mois, on avait trois bébés sur une journée de tournage, pour s’adapter à leur état du moment. On ne peut pas les diriger, il faut capter ce qu’ils donnent spontanément.
Comment est née l'idée de chapitrer le film avec l'âge de la petite fille ?
C'est une idée qui m'est venue en cours d'écriture. Je me souviens que c'était peu de temps après avoir vu "Madres Paralelas" d'Almodóvar. Ce film n'est pas chapitré de cette manière, mais il contient des ellipses très franches qui fonctionnent très bien. Cela m'a marqué et j'ai réalisé à quel point on pouvait ellipser des moments tout en gardant une forte narration.
En structurant le film avec les âges de la petite, j'ai vite compris que cela renforçait l'idée de la force de vie. L'histoire naît d'un drame, mais elle tend vers la lumière. Cette enfant symbolise cet élan vital qui nous pousse en avant, même si elle n'est pas toujours physiquement présente à l'image. On ressent son existence comme une évidence inéluctable.
Depuis que je suis mère, je vois à quel point les enfants marquent le temps. Leur croissance est un témoin irréversible du passage du temps, et cela s'inscrivait naturellement dans l'histoire, notamment pour rythmer le deuil et l'évolution des personnages. Le film avance ainsi sans retour en arrière, partant non pas de la mort, mais de la naissance.
Dans ce film, on sent que l'attachement et l'amour sont deux notions très présentes. Quelle est, selon vous, la différence entre les deux ?
C'est une question complexe et je n'ai pas de réponse définitive. Dans le film, Raphaël Quenard qui interprète David dit concernant cette question : « Je te rendrai ma copie », et c'est un peu ma réponse aussi.
Ce que je sais, c'est que mes personnages sont traversés par l'attachement et par l'amour, mais ces sentiments évoluent, fluctuent. L'amour n'est pas quelque chose de constant. On peut aimer quelqu'un à différents moments, différemment. Ce n'est pas nécessairement synonyme de rupture ou de désértion des sentiments, mais plutôt d'une transformation de la relation.
L'attachement semble précéder l'amour, mais ce n'est pas toujours le cas. On peut s'attacher à un objet, alors qu'aimer un objet semble plus abstrait. De même, on peut aimer Dieu, mais peut-on s'y attacher ? C'est une question ouverte.
Votre film relie les thèmes de l'attachement, de la bienveillance et du féminisme. Comment avez-vous abordé ces enjeux ?
Dans le roman, Sandra est plus radicale et revendicative, notamment sur des sujets comme la GPA. Ce sont des thématiques clivantes : on est souvent pour ou contre, rarement entre les deux. Dans mon film, Sandra tient une librairie féministe plus par nécessité que par militantisme. Elle dit que c'est un mal nécessaire. Elle aurait préféré vivre dans un monde où ce combat n'aurait pas été nécessaire. J'ai voulu montrer différentes visions du féminisme, notamment à travers la scène avec Marie-Christine Barrault. Chacun a sa perception du féminisme, sa manière de l'intégrer dans sa vie quotidienne.
Pour moi, l'important est d'ouvrir le dialogue. J'ai du mal avec les radicalités, même si je reconnais qu'elles sont parfois nécessaires pour faire avancer la société. Mais j'aime la nuance, le débat, le désaccord constructif. C'est ce que j'ai essayé d'insuffler dans le film tout en traitant frontalement les difficultés que rencontrent les femmes aujourd'hui.
Georgy Batrikian Envoyer un message au rédacteur