INTERVIEW

JE SUIS TOUJOURS LA

Walter Salles et Nalu Paiva

réalisateur et fille de la protagoniste du film

Récemment pressenti comme un sérieux candidat au Lion d’or vénitien, le retour de Walter Salles à la fiction n’a pas manqué d’attirer une sacrée foule lors de son avant-première lyonnaise au cinéma Comoedia. Accompagné pour l’occasion de la propre fille de l’héroïne de son film (Nalu Paiva), le réalisateur brésilien s’est révélé très généreux en matière d’anecdotes et de précisions sur la création de ce beau film, le tout dans un français parfait…

© StudioCanal

Le grand retour à la fiction

Walter Salles : Tout d’abord, je me suis dirigé vers le documentaire comme je le fais toujours après des films de fiction. J’estime que j’apprends beaucoup avec le documentaire. J’en avais notamment réalisé un sur le cinéaste chinois Jia Zhangke, et je pense qu’on en retrouve certains échos dans ce nouveau film. Durant cette période, j’ai développé des scénarios originaux, mais je me suis aperçu que la réalité de la société brésilienne changeait bien plus vite que ce que j’essayais de décrire. Cela m’a donné un peu l’impression que l’on se trouvait dans une mouvance très difficile à capturer dans le territoire de la fiction.

En 2015, Marcello, le frère de Nalu, a écrit ce livre lumineux qui retrace la mémoire de sa famille pendant – mais aussi au-delà de – la dictature militaire. Ce livre m’ouvrait la possibilité de suivre à la fois une histoire personnelle et un reflet plus large du Brésil pendant ce qui fut la plus longue dictature militaire du siècle – elle a duré de 1964 à 1985. J’ai toujours été attiré, dans la fiction, par cette rencontre entre les histoires de certains personnages et le collectif. Dans "Central do Brasil", la quête du père a toujours été celle d’un pays possible après tout ce qui a été vécu durant ces années-là. Mais là, le livre me donnait de nouvelles couches d’interprétation, et la possibilité de comprendre quel avait été le rôle d’Eunice dans cette famille privée de père.

Cette partie de l’histoire, je la connaissais mal, à vrai dire. On savait quelle était l’origine de la tragédie qui avait touché la famille, mais très peu sur cette forme de résilience et de réinvention qu’Eunice avait amené au sein de la famille. Ces couches-là, ces « rivières souterraines », étaient suffisamment fascinantes pour activer le désir d’adaptation. Ce n’était pourtant pas facile, car cela a duré sept ans. Sept années durant lesquelles il y a eu quatre ans d’arrêt de l’industrie du cinéma brésilien, aussi bien en raison de la pandémie qu’à cause du gouvernement négationniste de Bolsonaro. La création du film fut donc un peu « prolongée », et au fond, ce n’est pas plus mal. Je ne pense pas que j’aurais eu la maturité nécessaire pour faire ce film si je l’avais fait plus tôt. Ce qui était pensé au départ comme un film censé refléter notre passé a fini par devenir un film censé éclairer non seulement notre présent mais aussi un futur que l’on peut redouter ou désirer.

Un point de vue subjectif

Walter Salles : Je pense que quand Marcelo a écrit le livre, il a fait en sorte de « dévier le parcours ». En se laissant guider dans cette direction en tant qu’auteur, il a vraiment ouvert une possibilité – à mon sens intéressante – qui était de voir ce qui se passe après un acte d’oppression par l’État, et que l’on puisse le voir d’après le point de vue de ceux qui sont encore là. C’est un point de vue peu commun dans les récits sur la dictature militaire au Brésil. Évidemment, cela nous a permis de faire un film qui change de nature au fur et à mesure. Le début du film décrit un Brésil possible qui est encore latent dans cette famille à ce moment-là, d’où les choix musicaux, le parti pris d’une caméra très fluide qui accompagne les personnages et également cette vision d’une maison toujours ouverte. C’était un autre état du monde que j’avais alors envie de capter. Et dès le moment où le père se fait arrêter par les militaires en civil, le film opère une soustraction brutale de ces éléments. La lumière, les sons, la musique, tout est alors amorti. Il en va de même pour le langage, car dans une dictature, les gens ne peuvent alors plus se parler directement. Il fallait donc que le film devienne alors plus subjectif, et que les personnages se regardent pour comprendre ce qu’il se passe. D’où le silence, les espaces vides, bref tout ce qui peut faire ressentir l’absence.

Nalu Paiva : Quand ma mère a été atteinte d’Alzheimer, mon frère s’est rendu compte qu’elle était en train de partir, et que toute la mémoire de notre vie allait finir par être perdue à jamais. À ce moment-là, il venait d’avoir un enfant. Ce regard de père lui a fait considérer que sa mère était la vraie héroïne de cette histoire et qu’il se devait de la raconter. Outre tout ce qu’elle avait fait pour s’occuper de nous durant toutes ces années, elle avait aussi réussi à mener ensuite une grande vie professionnelle, que ce soit en devenant avocate ou en défendant les Indiens lorsque personne n’en parlait.

Le choix de l’actrice

Walter Salles : Le choix de Fernanda Torres ne s’est pas imposé immédiatement, mais en tout cas rapidement. J’aime bien l’idée qu’il s’agisse d’un film sur une famille qui soit réalisé par une famille de cinéma, et j’ai beaucoup d’admiration pour ce que des cinéastes comme Truffaut ou Cassavetes ont su installer tout au long de leur carrière. Fernanda avait joué dans "Terre Lointaine", un film dans lequel j’avais réussi à décliner dans la fiction le plaisir que j’avais pu ressentir dans le documentaire, et je la considérais un peu comme co-autrice de ce film fondateur. Mon seul doute était que depuis quelques années, elle était devenue écrivaine et elle tournait surtout beaucoup de comédies, à la fois très fines et très populaires. Je me demandais donc si ce défi allait l’intéresser.

Au final, non seulement elle a accepté le rôle, mais elle a surtout su « aimanter » le film. Réussir à incarner cette femme assimilable à un volcan qui bouillonne sans jamais être en éruption, c’était la garantie que le film serait du côté de la tragédie et non du mélodrame. Elle a vraiment réussi à donner des couches d’interprétation très fines à ce personnage, par exemple dans la scène du premier interrogatoire, où Eunice doit à la fois saisir que son mari lui a caché des choses et résister à la pression violente des militaires… J’ai aussi eu la chance que sa propre mère, Fernanda Montenegro, vienne jouer son rôle à la fin du film. En Italie, certains ont même été jusqu’à nous féliciter pour le travail de maquillage du film ! (rires) Ils étaient persuadés que c’était la même actrice !

Trouver la bonne distance avec le sujet

Walter Salles : J’ai eu un vrai doute au début : suis-je autorisé à raconter cette histoire ? C’est en fait Marcelo qui m’a débloqué là-dessus : il a pu lire les différentes versions du scénario et il avait donc la bonne distance par rapport au sujet pour bien aiguiller mon approche. De temps en temps, il me disait des choses comme « Non, là, il y a trop de dialogues ». Il faut aussi préciser qu’il a écrit un autre livre, centré sur la redémocratisation du Brésil et riche en détails qui permettent de bien comprendre ce qu’il s’est passé juste avant.

Nalu Paiva : Avec Walter, on était des amis proches pendant treize ans à l’époque. Mais quand il y a eu la disparition de mon père, la plupart de nos amis se sont éloignés. C’est ce qui fait que pendant quarante ans, on ne s’est pas vus. C’est seulement il y a quelques années qu’on s’est enfin retrouvés, grâce à ce projet de film. Walter avait seulement revu Marcelo entre temps, et je me suis rendu compte, au gré de leurs discussions, qu’il se souvenait encore de nombreux détails très précis de ma maison. Cela m’a prouvé qu’il avait déjà une vraie âme de cinéaste il y a longtemps.

Souvenirs d’enfance

Walter Salles : J’ai puisé dans mes propres souvenirs, c’est certain, mais en même temps, c’est dans cette famille-là que j’ai pu avoir la sensation de ce Brésil possible. De plus, chez moi, dans ma famille, la discussion politique était toujours très libre et il n’y avait pas de division entre les générations. C’est ce vécu-là que j’ai voulu ramener à la surface grâce à ce film.

Pellicule contre numérique ?

Walter Salles : En fait, on a maintenu la pellicule jusqu’au bout, mais on a fait le choix d’obtenir peu à peu une texture proche du numérique. Quand la police militaire rentre dans la maison, on est monté d’un cran là-dessus. Quand on rentre dans la prison, on a doublé ce même cran. Cela permettait d’obtenir une sorte de décomposition de l’image, avec un grain prononcé, afin que cette impression d’oppression soit tangible au niveau sensoriel. La dramaturgie soutenue par le récit devait donc s’équilibrer avec la sensation donnée par l’image. Lorsque le film nous fait sauter vingt-cinq ans en avant, on a fait en sorte de changer les objectifs pour atteindre une texture d’image avec moins de grain. Ceci était voulu pour donner à ressentir le passage du temps.

Montrer le film au Brésil

Nalu Paiva : Je suis très agréablement surprise de voir la réaction des spectateurs au Brésil, car je pensais que là-bas, seuls des bobos intellos de gauche avaient une chance de s’intéresser à ce film. Or, contre toute attente, il a su parler à énormément de gens, susciter des réactions et des émotions fortes. Il faut dire aussi qu’au Brésil, depuis plusieurs années, les salles de cinéma n’arrêtent pas de fermer les unes après les autres. Et là, tout d’un coup, on se retrouve face à un film qui touche des millions de gens.

Walter Salles : Je pense qu’il s’est passé plusieurs choses. D’abord un retour de l’expérience collective de la salle, avec plusieurs générations qui se rejoignent ensemble au même endroit – c’est déjà le plus beau cadeau qu’on puisse recevoir en tant que cinéaste. Ensuite un retour du cinéma en tant que lieu de dévoilement du monde, qui plus est dans un pays qui sortait alors de quatre ans de silence avec des salles de cinéma réellement vides. Là, on a de nouveau des salles vraiment pleines, et en terme d’entrées, le film va même jusqu’à devancer des blockbusters américains et à se retrouver au centre des débats… C’est une forme de résistance peu commune, il faut bien l’avouer…

Propos recueillis au cinéma Comoedia le 27 novembre 2024.

Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur

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