INTERVIEW
HIVER A SOKCHO
Koya Kamura et Roschdy Zem
réalisateur-scénariste et acteurRoschdy Zem dans un film coréen ? Disons plutôt Roschdy Zem dans un premier film franco-coréen qui sort du lot par son regard sur le pays du Matin Calme et les audaces, aussi bien formelles que sensorielles, qui s’y installent petit à petit. Ce beau film intimiste qu’est « Hiver à Sokcho » méritait que l’on s’intéresse à sa création en compagnie de son jeune réalisateur et de son acteur principal.

Un travail d’adaptation
Koya Kamura : Comme il s’agit là de mon premier film et de ma première adaptation, tout s’est fait de façon très évolutive. Il y a eu d’abord la lecture du livre d’Elisa Shua Dusapin, puis l’échange avec l’autrice afin de cibler si mes désirs d’adaptation pouvaient coller avec les siens. À partir de là, une fois que l’on s’était mis d’accord sur la marche à suivre, l’idée consistait pour moi à essayer d’oublier le livre, ou tout du moins à le respecter tout en me l’appropriant le plus possible. Il fallait trouver le juste équilibre entre le respect et la réappropriation.
Roschdy Zem : Pour ma part, je n’ai pas lu le livre et je n’ai d’ailleurs pas voulu m’appuyer dessus. J’ai déjà travaillé dans le passé sur des adaptations, et je sais ce qu’il en coûte de passer de la littérature à la fiction : dans la plupart des cas, il y a risque de se confronter à l’auteur qui va interpeller le réalisateur en vous disant « Ah ben non, là, tu as oublié ça…<.i> ». Le cinéma n’a pas le même rapport au temps que la littérature. On n’est pas là pour développer une syntaxe ou une éloquence par le biais des mots, on passe davantage par des visages et des expressions.
KK : Je dois également dire que la rencontre avec Elisa, au-delà de me conforter dans l’idée d’adapter ce livre, a été surtout très déstabilisante pour moi. Déjà, elle est franco-coréenne, je suis franco-japonais, et on n’a pas du tout les mêmes parcours de vie. On est tous les deux passés par des questionnements très différents, et nos discussions m’ont permis de mesurer l’importance de raconter cette histoire, pas seulement pour des personnes métissées comme elle et moi, mais de manière plus générale pour ceux et celles qui s’interrogent de façon plus universelle sur leur place dans la vie, leur environnement, leur identité. De plus, elle m’a confié que parmi les précédentes tentatives d’adaptation de son livre qui avaient été envisagées, aucune n’avait pris en compte cette idée du trouble alimentaire chez l’héroïne. Je pense que j’ai gagné sa confiance en ayant pris soin d’intégrer cet élément à mon sens fondamental du récit dans ma perception de ce qu’allait être le film.
Des sensations à retranscrire
KK : À vrai dire, je pense que l’aspect sensoriel était déjà très présent dans le livre. Au-delà du fond et de la thématique, il y a surtout deux choses qui m’avaient frappé : d’abord la fin, que je trouvais très cinématographique en tant que telle, et enfin cette dimension sensorielle. Je me devais de retranscrire cela à l’écran, qu’il s’agisse du froid, de la texture du papier utilisé par Roschdy pour dessiner, des odeurs de nourriture, de la moiteur des bâches sous l’effet de la condensation, etc… J’ai eu beaucoup de discussions avec ma chef opératrice Élodie Tahtane pour essayer de mettre tout ça en avant et de pousser le plus possible ce côté « matière ». Même chose avec le son, qui selon moi amplifie encore plus la sensorialité du récit – le travail sur les bruitages permet vraiment de solliciter tous les sens du spectateur.
L’importance de la cuisine
KK : La cuisine a beaucoup de place dans le livre. Pour en avoir discuté avec Elisa, je sais qu’il s’agissait de quelque chose de très important pour elle. C’est presque une thématique en soi dans le livre. Il s’agit d’un vecteur de transmission : c’est ce que la mère essaie de transmettre à sa fille en l’incitant à se nourrir sans cesse – ce qui ne sera pas sans troubles alimentaires par la suite. Je sentais que c’était pour la mère un moyen de fuir une vraie discussion sur les vraies questions qu’elles devraient se poser ensemble, notamment celle de l’absence du père. Dans un second temps, la relation avec le personnage de Kerrand [NDR : interprété par Roschdy Zem] va se traduire par l’installation d’un dialogue par le biais de la nourriture, ce que lui-même va refuser tout au long du film. De ce fait, le rôle de la nourriture apparaît central, bien qu’il s’installe « entre les lignes ».
Beaucoup de solitude(s)
KK : C’est quelque chose qui est mentionné dans les interviews de Kerrand dans le film : il s’intéresse à toutes ces rencontres, à toutes ces solitudes qui se rencontrent.
RZ : J’aime bien ce genre de personnage qui s’offre le luxe de ne pas avoir le droit d’être aimé. C’est un luxe en soi. Moi j’ai envie d’être aimé, peut-être de par le métier que je fais, mais cela m’intéressait d’explorer cette caractéristique. Vous avez mentionné la nourriture à l’instant, et pour ce personnage-là, c’est anecdotique, c’est juste quelque chose de vital, ni plus ni moins. Les relations et les émotions ne trouvent pas de grande importance à ses yeux. Il n’y a que le dessin qui lui permette de se reconnecter à quelque chose d’organique.
De façon plus générale, c’était intéressant d’avoir comme ça un personnage un peu bourru, un peu brutal, pour ne pas dire carrément arrogant, et de réussir au fur et à mesure à en révéler la profonde fragilité. En outre, je crois que les deux protagonistes du film sont à un moment de leur vie où quelque chose a fini par se casser en eux, et de ce fait, leur rencontre va peut-être leur apporter réciproquement quelque chose. C’est mon hypothèse, bien sûr, mais j’aime à me dire que Kerrand ne reviendra pas indemne de ce voyage, que son retour en France va peut-être l’inciter à appeler ce fils qu’il a évoqué et dont il n’a plus de nouvelles.
KK : C’est exactement ça : comment chacun va déclencher vers l’autre le début d’un changement. Et comme tu le dis, je pense qu’une idée va commencer à germer dans son esprit. De même que pour Soo-ha [NDR : interprétée par Bella Kim], la rencontre avec Kerrand va l’inciter à faire le point sur sa vie et ses envies.
RZ : Ce qui m’avait aussi frappé dès la première lecture, c’est la pudeur qui se dégage des échanges. Souvent, dans le cinéma (notamment le cinéma français), on s’efforce d’exprimer ce que l’on ressent. Or, là, tout passe par des non-dits, par des regards, par des attitudes. Rien n’est vraiment formulé. Il y a ce que les personnages ressentent et ce qu’ils se disent, et cela ne va jamais forcément ensemble.
Distribution des acteurs et des personnages
KK : Il y avait là deux rôles majeurs qui étaient censés être très différents l’un de l’autre. Je voulais que le personnage de Soo-ha soit très grand, déjà pour qu’on la sente un peu mal dans son corps et peu à l’aise dans les lieux qu’elle occupe, ensuite pour qu’elle soit à la hauteur de Roschdy afin de diminuer ce rapport de domination qu’il pouvait y avoir entre elle et cet occidental qui débarque de France.
C’est le premier film de Bella Kim, et dès le premier casting, j’ai senti qu’elle avait compris et cerné le personnage. Elle a passé pas mal d’essais pendant trois mois, le tout agrémenté d’un grand nombre de sessions d’acting avec plusieurs coachs, et tout cela en ne sachant pas si elle allait être prise au final. Or, à chaque nouvelle session, je sentais toujours de nouveaux progrès, et en fin de compte, mon choix s’est fait très naturellement… Pour le rôle de Kerrand, j’avais en tête Roschdy dès l’écriture. J’étais un peu stressé lorsqu’on s’est rencontrés et que je lui ai proposé le rôle, mais il a accepté très vite. Je dois dire qu’au final, tout a été très simple avec lui car je ne pense pas avoir eu besoin de le « diriger ». On se parlait très souvent avant le tournage, mais une fois sur le plateau, les choses coulaient de source.
RZ : Je ne suis pas quelqu’un qui théorise beaucoup sur le plateau. Ici, en l’occurrence, le personnage avait quelque chose de suffisamment instinctif et animal pour ne pas en passer au préalable par tout un processus intellectuel ou autre. C’est une direction qui me plaît et qui fait que l’on s’est tout de suite très bien entendu […] Et comme c’est un film très axé sur la pudeur, il fallait aussi laisser au spectateur le soin de comprendre lui-même ce qui se déroule en filigrane.
Interludes de séquences animées
KK : J’ai envisagé cela immédiatement dès l’écriture. Bien sûr, le fait que Kerrand soit dessinateur et illustrateur m’a permis de conforter cela, mais l’idée était déjà là avant. Ce que je voulais, c’était donner un aperçu de l’intériorité du personnage à un instant T. Je trouvais que le travail d’animation permettait d’avoir cet aperçu de façon assez brute et organique, mais aussi de faire passer une émotion par des moyens purement cinématographiques et non par des phrases ou des paragraphes. Du coup, certaines séances sont presque abstraites, d’autres sont plus lisibles, et l’animation évolue en même temps que la vision du personnage s’affine tout au long du film. Ces scènes étaient en tout cas écrites dans la mouture finale du scénario, et après coup, le travail d’animation d’Agnès Patron [NDR : réalisatrice des séquences animées] et son point de vue en tant que femme ont permis de compléter – et parfois même de modifier – ce qui avait été initialement pensé à l’écriture.
Une Corée que l’on ne voit pas souvent au cinéma
KK : Quand j’ai lu le roman pour la première fois, je me suis demandé s’il serait possible de le transposer dans un pays que je connais mieux, à savoir le Japon. J’aurais pu mettre cela dans une petite ville balnéaire ou portuaire au Japon. Et j’ai vite écarté cette idée pour deux raisons fondamentales. D’une part, il y avait cette idée d’une quête d’identité qui serait autant liée au physique qu’à la culture et la langue. Il faut savoir que la chirurgie esthétique est à la fois très installée et dépourvue du moindre tabou dans un pays comme le Corée, contrairement au Japon. D’autre part, la géopolitique de la Corée est importante : il s’agit d’un pays unique ayant fini par se diviser en deux nations fortement opposées qui, au Nord comme au Sud, n’aspirent qu’à la réunification. Vu que l’on a ici un personnage divisé entre deux cultures et qui essaie de retrouver sa part manquante pour redevenir « une » elle aussi, le choix de la Corée avait quelque chose de logique et de capital.
RZ : Pour ma part, je ne connaissais pas du tout la Corée du Sud… Qu’est-ce que j’y ai appris, au fond ? Sur le moment, je me suis juste imprégné des lieux et des ambiances. Ce qui est fort dans ces moments-là, c’est de se sentir soi-même dans une totale perte de repères. Le fait de vivre quasiment en autarcie avec l’équipe dans un pays lointain sans pouvoir rentrer chez soi le soir fait que l’on est baigné en permanence par ce film et que l’on n’a pas le temps d’analyser quoi que ce soit. C’est en rentrant à Paris que j’ai pu faire le bilan de l’expérience. Par exemple, j’ai été très frappé par l’absence d’arrogance dans le quotidien et le travail. J’ai pu sentir, que ce soit chez les gens de l’équipe ou même chez les commerçants que l’on côtoyait sur place, qu’il y avait presque toujours une obligation d’envisager l’Autre avec respect. Cela guide un peu toutes les situations que l’on vit sur le plateau.
A titre personnel, et bien que je ne sois pas célèbre en Corée, j’ai eu l’impression d’être le centre d’attention du plateau dès lors que l’on m’accordait du temps pour jouer. Et à l’inverse, dès qu’il s’agissait de préparer les plans, le chef opérateur devenait à son tour la personne la plus importante et la plus respectée. À chaque fois, on donne là-bas une très grande importance à celui qui doit agir au moment-clé, et c’est quelque chose qui m’a vraiment frappé par rapport à ce qui se passe dans le cinéma français.
Choix de la ville de Sokcho
KK : Cela a été un vrai problème pour moi. J’ai lu le roman en 2020 alors qu’il avait été écrit quatre ans auparavant, et en le lisant, je vois une petite ville coréenne de province, balnéaire, décatie, désuète. À ce moment-là, comme je ne connaissais pas encore la Corée, je me suis mis à imaginer et à fantasmer plein de choses sur ce que serait Sokcho. Or, lorsqu’on a fait les repérages sur place, j’ai découvert une ville avec des gratte-ciels, des quartiers entiers rasés pour construire des hôtels de luxe, une grande roue, etc… Bref, quelque chose de très différent de ce que j’avais fantasmé ! Comme il y avait d’autres villes à côté qui correspondaient plus à l’idée que je m’en faisais, on s’est alors posé la question de savoir s’il fallait changer le nom de la ville dans le titre ! En fin de compte, j’ai choisi de conserver Sokcho et d’intégrer dans la narration sa nature actuelle de ville en modification, afin de témoigner de ces changements, à l’image de ce qui se produit chez le personnage de Soo-ha. Cela a occasionné quelques réécritures. Je pense notamment à cette scène sur le toit, où Soo-ha montre à Kerrand l’ancien emplacement d’un parc d’attractions et d’un cinéma qui passait des films français.
Organiser un tournage loin de chez soi
KK : J’ai eu la chance, sur ce projet, d’être préservé d’un grand nombre de choses logistiques, ne serait-ce qu’en raison de mon statut de réalisateur. Je me suis appuyé sur mes deux producteurs (l’un français, l’autre coréen) pour pouvoir fabriquer le film et trouver des équipes sur place, et à partir de là, mon rôle a surtout consisté à choisir les bonnes personnes et à leur transmettre ce qu’allait être la ligne directrice du projet. En fin de compte, le fait d’avoir été aussi bien entouré sur un « petit » film a rendu les choses relativement aisées. Après, bon, lorsqu’on arrive en Corée du Sud, il se trouve qu’on est encore dans la foulée du succès de "Parasite" et de "Squid Game". En gros, c’est un moment où tout le monde a envie de tourner là-bas et où les techniciens locaux sont de plus en plus rares (parce que très demandés, très occupés ou très chers). Même chose pour les décors, même chose pour le matériel… C’était un challenge à relever, mais tout s’est finalement bien passé […] Comme il s’agissait de mon premier film, je découvrais là des rythmes de travail auxquels je n’étais pas habitué. De même qu’il y avait, pour moi comme pour Roschdy, le fait de s’éloigner pendant six semaines de mes proches : c’est cette durée-là qui était peut-être la chose la plus difficile à encaisser.
Guillaume Gas Envoyer un message au rédacteur