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INTERVIEW

À BICYCLETTE

Mathias Mlekuz et Philippe Rebbot

réalisateur-acteur et acteur

C’est au QG durant le Festival de l’Alpe d’Huez que nous avons pu rencontrer, en duo avec Laurence Salfati de Radio Judaïca Lyon, Mathias Mlekuz, réalisateur et acteur, et son ami Philippe Rebbot, acteur, à l’occasion de la présentation de leur long métrage bouleversant « A Bicyclette« . L’occasion d’un entretien en toute simpliste et de quelques larmes.

© Olivier Bachelard pour Abus de Ciné / Parlons Ciné

Tourner un film pour faire le deuil

Journaliste :
On dit souvent qu'écrire, ça peut poser des mots sur notamment un deuil, que ce soit d'une personne, ou d'une relation aussi, que ça permet d'avancer. Vous, vous avez choisi de faire un film. c'est vous qui l'avez proposé finalement Philippe, vous Mathias étiez à l'origine de refaire ce voyage. Est-ce que, donc du coup, c'était une autre manière d'écrire pour vous, d'exprimer ce que vous ressentiez, l'un comme l'autre aussi.

Mathias Mlekuz :
Oui, on l'a fait avec nos moyens, Philippe dit toujours, si on avait été sculpteur, on aurait fait une sculpture, si on avait été écrivain, effectivement, on aurait écrit un roman, voilà, ou des poèmes. C'est notre langage

Philippe Rebbot :
En l'occurrence, c'était faire quelque chose plutôt que de pleurer sans fin. Mon moteur avec Mathias, c'était de l'occuper, d'une certaine manière. Et l'occuper c'était lui dire, on en fait un film, on en fait une œuvre d'art, on sublime le truc, on en fait un tombeau comme on dit en poésie. On va parler de la vie de ce gosse et de nos vies, par la mort, mais on va d'abord parler de la vie.

Et c'est vrai, le temps du film, on a pleuré, on a ri, pendant toute cette période. Ca s'est fait, maintenant on a la suite, on continue de rire et de pleurer parce que la vie continue et la mort continue. On est juste surpris de l'accueil de ce film qu'on a fait dans un geste, on savait qu'on faisait un film, mais on ne savait pas qu'un jour il existerait, c'est le paradoxe.

Mathias Mlekuz :
C'est étrange d'avoir fait ce film sans aucune ambition, sans aucun message, sans aucun texte, on a fait tout ça à l'improvisation. Donc on a fait ça pour nous, essentiellement pour nous. Très égoïstement moi je l'ai fait pour moi. On a fait un film, forcément, un film, un moment ça sort, c'est donné au public, mais il n'y avait pas de pensée au public. On n'a pas dit "ce serait bien que là" pour qu'il s'ennuie pas le public ou là qu'il réfléchisse le public. On n'a pas pensé au public, on a fait ce film pour nous.

Philippe Rebbot :
Je vais dire pourquoi on a fait un film, et pourquoi moi j'ai proposé le film. Parce que sans le film, on ne se serait pas parlé, on n'aurait pas purgé. Si on était partis à vélo, tout ça ne se serait pas passé. Moi j'avais besoin de ce prétexte d'être filmé pour pouvoir lui dire des choses, pour pouvoir pleurer même. Dans la vraie vie, je ne voudrais pas pleurer à côté de lui. Au cinéma, j'étais d'accord pour pleurer à côté de lui, parce que j'ai vraiment des larmes à pleurer. J'avais besoin de lui dire des choses, et c'est vrai que c'est comme ça qu'on a fait le film, en disant, « on se fait un écrin pour pouvoir se dire les choses, pour pouvoir se purger, on prend le prétexte de ça ». Mais jamais on s'est dit « tiens il faudrait une séquence pour les faire marrer », ou « il faudrait une séquence pour les faire pleurer », ou il faudrait qu'on dise plutôt ça que ça, jamais.

Journaliste :
Et curieusement, il y a un super équilibre, parce que de l'émotion, on passe à quelque chose de plus léger...

Philippe Rebbot :
Donc nous, on n'est jamais que du public, on vit le malheur du public, et d'autres genres de publics vivent ce malheur.

Journaliste :
Mais ce travail d'équilibre, il est quand même venu au montage, avec les 180 heures de rush que vous aviez...

Mathias Mlekuz :
Il y a eu des choix de faits bien sûr. Mais c'est comme si j'avais organisé, je pense souvent à cette image, une soirée diapo. C'est-à-dire que j'organise cela pour mes amis... Je dis : "venez, on va vous montrer quelques diapositives ce soir", et puis d'un seul coup, le public réagit. [...] D'un seul coup, il y a une adhésion du public, il y a une reconnaissance. Et effectivement, au moment où j'étais dans mon drame, je n'ai pas pensé que la mort était universelle, que le deuil, ça parle à tout le monde.

Et du coup il y a une forme de générosité, alors qu'à la base, c'est quelque chose de très intime et très égoïste. Finalement quand on dit que c'est très généreux et très courageux de faire ça, moi ça me parait un paradoxe, oui.

Philippe Rebbot :
Parce que dans mon cas, ça n'avait rien à voir ni avec le courage, ni avec quelque chose de pensé, oui. C'est comme si il n'y avait pas le choix...

Journaliste :
C'était votre thérapie ?

Mathias Mlekuz :
Il y a une forme, oui. La thérapie, le soin, la consolation, elle vient avec le public, alors que je ne m'y attendais pas. Pour moi c'était aussi de m'occuper. Après un deuil on cherche à s'occuper, on cherche à être au plus près du défunt, au plus près de mon fils c'était refaire le voyage, au plus près de lui c'était aussi faire du clown, au plus près de lui c'était vraiment d'être avec aussi Philippe qu'il avait connu.

Philippe Rebbot :
Après on a fait un atelier d'occupation. C'est de l’ergothérapie qu'on a fait en fait. On n'a pas fait un film. Avec l'ergothérapeute, je me suis dit « viens on fait quelque chose de tout ça » : faire un dessin, faire un film, faire un truc... Je ne sais pas à quelle question je réponds en disant ça, mais c'est vrai c'était plutôt de l'ordre de l'atelier.

Un mode de réalisation artisanal, sans scénario

Journaliste :
Et il y a quelque chose d'artisanal quand même dans le film : c'est au gré des rencontres, au gré des endroits que vous faites...

Mathias Mlekuz :
Oui on a rien scénarisé, il n'y a pas de scénario...

Journaliste :
Et du coup les numéros de clown, c'est des choses que votre fils vous a appris, ces deux numéros, la magie, et à trois avec le chien en terrasse...

Mathias Mlekuz :
Non. Il me disait toujours « papa tu devrais faire du clown ». Et je lui ai dit « je ne vais pas commencer à faire du clown à 50 ans », et je connaissais la difficulté du clown. Un clown ça doit faire rire. Et donc c'est terrible, c'est une tragédie. Donc aller faire un stage de clown, moi entre guillemets comédien confirmé de 50 ans, aller me mettre dans un stage de clown, me prendre un gadin, me prendre bite sur bite, ça faisait mal à l'ego. Et la première chose que j'ai faite après son décès, c'est de faire un stage de clown. Et j'ai adoré ça, j'ai adoré la vie du clown.

Philippe Rebbot :
Plutôt que de faire de la thérapie, faites du clown, faites une semaine de stage de clown, va voir ton minable, et après on se reparle.

Mathias Mlekuz :
J'ai adoré échouer, c'est ça aussi... Ce qui me faisait le plus peur justement était de ne pas faire rire, c'est extraordinaire de ne pas faire rire, d'échouer. On a été aidé par un mec extraordinaire qui s'appelle Alexandre Pavlata, qui justement fait des stages sur l'art du bide, c'est l'art de transformer son échec en rire, en succès.

Philippe Rebbot :
Parce que le clown est un minable pour les autres, et donc il doit l'assumer, c'est là où tu deviens fort, c'est quand tu deviens un clown qui fait un bide.

Un apport spirituel

Journaliste :
Est-ce que ce voyage a eu une connotation spirituelle pour l'un et l'autre ? Est-ce que ça vous a rapproché avec la spiritualité ?

Mathias Mlekuz :
La mort de mon fils m'a rapproché de la spiritualité, oui. Moi j'ai eu une éducation laïque, j'avais des parents communistes, on mettait pas les pieds dans une église, même si ma mère avait eu une éducation chrétienne... Et après le décès de mon fils, je me suis rendu compte que les églises c'était un lieu où ça m'apaisait, je le dis dans le film, il y a une forme d'apaisement. Et puis je me suis mis à parler au ciel, parce qu'il faut bien parler à quelqu'un. Je me suis mis à allumer des bougies, je me suis mis à trouver une forme de tranquillité, même si je ne suis pas devenu chrétien. J'ai appris une prière quand même, j'ai appris je vous salue Marie.

Mais voilà, oui il y a un développement de spiritualité. J'ai l'impression qu'on est presque contraint, quand une telle tragédie arrive, c'est qu'on est obligé de se raccrocher à l'existence de plus grand que nous. La disparition c'est trop cruel, donc penser qu'il ne reste plus rien de mon fils, c'était impossible. Donc effectivement on se tourne vers la religion, vers la spiritualité, toutes les formes de spiritualité...

Un seul passage joué, en Autriche

Journaliste :
Il y a un personnage qui est joué par une comédienne, c'est l'Autrichienne, qui incarne la rigidité germanique... Mais en même temps elle est libre avec son corps, lorsqu'elle les emmène se baigner nus...

Philippe Rebbot :
Quand on était en Autriche, j'ai un fond de racisme je pense. Mais dès qu'on était en Autriche, dès que je voyais un mec de plus de 70 ans, je me disais lui c'est un ancien nazi. C'était une espèce de blague, mais c'est vrai que quand tu dis qu'elle était un peu rigide l'autrichienne, ça me ramène à mon propre racisme : de toute façon les autrichiens ils sont rigides...

Mathias Mlekuz :
C'est faux, c'est une amie, elle vit en Autriche, elle acceptait de nous accueillir. Youri il avait été accueilli dans un AirBnB. Je lui ai dit « est-ce que tu peux nous accueillir », parce que je n'avais pas retrouvé l'adresse du AirBnB. Et Youri m'avait dit que c'était quelqu'un qui avait expliqué les règles de la maison, c'était un peu costaud,... Et donc là je lui ai dit à elle « donne nous les règles de ton appartement », et je savais que Google trad dirait n'importe quoi, ça je le savais aussi après un autre voyage que j'avais fait avec Josef. J'aurais jamais pu deviner qu'une porte devait être semi-ouverte en journée.

C'est vrai que quand elle nous a dit ça on a mis du temps à comprendre que c'était une vraie règle chez elle : les portes ne doivent pas être fermées ou ouvertes en journée, elles doivent être semi-ouvertes. Et on n'a jamais compris ça.

Journaliste :
Elle avait un animal de compagnie ?

Philippe Rebbot :
Chacun sa folie...

Mathias Mlekuz :
C'est pareil c'est improvisé. C'est fait en une seule prise, ça a duré une heure dans l'appartement.

Journaliste :
Ce qui m'a plu c'est que c'était en même temps un personnage très humain, elle est au contraire très libre avec son corps, tout à coup il y a cette espèce de switch qui se fait sur ce personnage là, entre le côté hyper carré et quelque chose où elle invite les autres à aller se baigner...

Philippe Rebbot :
...se baigner tout nu ! C'est cool d'être naturiste, sauf quand ça devient une injonction pour tout le monde. Tu dois être naturiste ! Il y avait ce truc... Avant de faire la séquence où on va se baigner à poil, je dis à Mathias qu'on va y aller, mais moi c'est pas sûr que je me baigne, en tout cas pas à poil... Sauf que je suis avec la petite, elle me dit qu'on va se baigner, et je me retrouve à me jeter à l'eau, à poil... une folie.

Un film sur jusqu’où peut aller l’amitié

Journaliste :
C'est un film sur l'amour bien évidemment, mais aussi sur l'amitié, jusqu'où est-ce qu'on est prêt à aller pour un ami... Là vous en avez fait la démonstration extrême, mais est-ce que vous saviez que vous seriez capable d'aller aussi loin ?

Philippe Rebbot :
Non mais par exemple, si je prends mon cas, moi... Comment je vais te dire ça ? Ce que j'ai trouvé courageux en moi dans l'amitié, c'est de regarder un ami pleurer. Parce que d'habitude le malheur, même avec tes amis, t'as envie de le repousser... Mathias était mon ami pour la rigolade et pour la vie, enfin on a fait plein de trucs... Mais j'avais pas prévu le malheur dans notre amitié. Et donc j'avais un choix : soit j'accepte de pleurer avec lui, de le regarder pleurer, soit on est plus amis. Parce que ça veut dire, je lui dis « ton malheur, moi j'en veux pas », « j'ai des enfants, je veux pas vivre ça, je veux pas me coller à ça et à ta tristesse ». Sauf qu'en fait, j'y suis allé en disant, bah oui l'amitié, c'est d'être là au moment où il faut être là. J'étais là, parce que c'était lui, parce que c'était moi et j'étais là. On verra pour la suite si je serai toujours là, j'ai l'impression qu'on sera toujours, maintenant on est liés aussi, on était déjà liés, et là on est liés encore plus.

Mathias Mlekuz :
On est liés depuis 20 ans quand même. Mais c'est vrai qu'on fuit du malheur. Chaque fois que vous êtes frappé du malheur, c'est presque automatique. Moi aussi je pense que naturellement je fuis du malheur : on veut pas de ça, on veut pas se confronter aux larmes d'un ami, on veut pas se confronter au drame. Et puis surtout on est très démunis. Beaucoup d'amis m'ont dit « je sais pas quoi dire », tout le monde me dit « je suis là ». Mais Philippe je lui ai dit, "si tu veux on part en Turquie en vélo. Il a fait "ah oui mais c'est loin quand même".

Philippe Rebbot :
Je lui ai dit « c'est loin, je fume de clopes, j'ai 60 piges, j'ai des gosses, on va pas partir 6 mois, j'ai 120 kilos, on va pas y arriver »... Je lui ai dit « on passe pas là-bas, on passe pas le panneau ! »

Journaliste :
Il y a une phrase très jolie dans votre film qui dit « la joie on la trouve sur le chemin ».

Philippe Rebbot :
Oui et puis on trouve tout sur le chemin : tu trouves la joie, la tristesse. Mais dans la vie, la vie c'est des étapes, après un si grand malheur (tout le monde n'est pas touché par un si grand malheur), mais on est tous pas à l'abri. Je veux dire nos vies, et heureusement, c'est pas que se marrer, on serait complètement écervelés, on aurait aucun intérêt à se frotter... on dirait des animaux qui rigolent venez nous voir au cirque... Donc on a compris que la vie c'est pas ça, on aurait pas voulu un si grand malheur... Mais en tout cas elle nous remet un endroit en disant, « la vie c'est comme ça, ça peut être ça aussi ». Et il faut vivre, parce qu'on a pas le choix d'où l'idée de pour vivre ça, on fait un film. Et on le présente au public et puis après on verra bien.

Un film qui change des vies

Journaliste :
Moi ça m'a personnellement rappelé pourquoi j'allais au cinéma. Et vous du coup quel est votre rapport profondément aux films en tant que tel ? C'est à dire est-ce que ce sont des expériences qui peuvent changer la vie, qui peuvent aider, par rapport aux films que vous voyez aussi, pas seulement ceux que vous faites....

Mathias Mlekuz :
Oui j'ai l'impression d'avoir été élevé dans le cinéma. Chaque film me fait grandir, il me questionne, ou m'ennuie, ou me fait rire, j'ai l'impression d'avoir été élevé par les films. J'ai grandi avec les films.

Philippe Rebbot :
Moi je n'ai pas d'autre dieu que la fiction. Je suis accompagné par Paul Newman dans "Le clan des Irréductibles", par Patrick Dewaere dans "Série Noire". C'est à dire que n'importe lequel de mes actes est guidé par un personnage dans un film. Il y a des gens qui croient en dieu, donc leurs gestes sont guidés. Moi il y a des matins je me lève en me disant : « qu'est-ce qu'aurait fait Hank Stamper dans "Le clan des Irréductibles" », « qu'est-ce qu'il aurait fait Paul Newman là » ? Il aurait accompagné ses gosses à l'école, en ayant du courage. Et bien je pars comme ça en me disant si je ne serais pas Paul Newman en train d'accompagner les gosses à l'école ?

Ce que je veux dire c'est que l'importance de la fiction, c'est essentiel pour les gens, on oublie. C'est pour ça que c'est mon combat, c'est de dire ne faites pas des conneries en fiction, les gens ils y croient. Moi j'ai cru en Paul Newman, je crois en ces gens là. Je crois vraiment qu'Hank Stamper existe, je crois vraiment que Franck Poupart existe, je crois vraiment que ce sont des gens qui nous racontent des choses dont on doit se servir. Ne faites pas les marioles à raconter des histoires qui ne servent à rien.

Je suis un peu professoral quand je dis ça, mais c'est ma colère contre le cinéma, je te dis la vérité. C'est des films qui ne servent à rien, j'en ai ras le bol. Ils ne font pas de mal mais ils ne font pas de bien en réalité, ils font voter à l'extrême droite en fait, au but du compte... Allez, il faudrait lire tout mon bouquin parce que pour arriver là j'ai quand même travaillé énormément. Non mais ça revient avec ce que tu dis, de l'importance de la fiction. Oui, là elle nous sauve la vie encore plus, mais si elle fait du bien aux gens en plus, c'est bien. C'est-à-dire que c'est très important, le moindre acte que tu fais en cinéma, en fiction, le bouquin que tu écris, tout ça, ce n'est pas des idées : tu dois donner quelque chose aux gens pour de vrai. Pour de vrai, parce que c'est ça qui reçoit le public, c'est qu'ils nous voient démoulés trop chaud. On sort du film, ce n'est même pas une auto-fiction, on sort de l'écran tel qu'on était dans l'écran. Je ne sais pas comment dire, c'est presque du documentaire, du reportage, mais c'est à chaud, c'est maintenant. On transpire, ça se voit, on transpire dans les salles et c'est important. C'est ça qui sauvera les gens, les spectateurs (mais nous sommes les spectateurs, je ne suis pas le distinguo), ce film me plaît... c'est parce qu'en tant que spectateur, il m'aurait plus qu'on me dise un message comme ça, comme les autres films qui m'ont aidé dans ma vie.

Des choix nécessaires au montage

Journaliste :
Je reviens un peu sur le montage et les choix que vous avez faits. On parlait tout à l'heure d'équilibre, éventuellement l'humour et de choses peut-être plus intimes. Est-ce que vous avez choisi aussi, pour vous, les moments de discussion qui étaient les plus vrais, ceux qui finalement vous touchaient aussi le plus ?

Mathias Mlekuz :
Dans le choix au montage, on a fait des choix de cœur, plus que des formes de narration. J'ai gardé beaucoup de répétitions, des accidents... Comme on est tous les deux un peu sourds, on se fait répéter les choses. Surtout un vélo derrière l'autre. « Quoi ? Qu'est-ce que tu as dit ? Comment ? » Alors Philippe, il a une faculté de ne jamais répéter vraiment. C'est-à-dire qu'il me dit « c'est petit là-dedans ». Je dis « quoi ? » Il dit « c'est pas fait pour les grands ».

Philippe Rebbot :
Après, pour revenir sur le montage, déjà, comme on n'est pas des intellectuels, on n'avait pas un discours construit. On faisait des boucles. Moi, j'ai parlé non-stop pendant un mois. Je suis bavard, vous voyez. Et je le saoule depuis qu'on se connaît. Je suis bavard, tout le monde me le dit. Donc déjà, il a dû faire un choix : « j'enlève les bavardages ». Et ça, c'est facile, tu enlèves déjà 4 heures sur une journée de moi. Tu gardes 5 minutes, t'as l'essentiel de ce que j'ai dit dans la journée. Et pourtant, j'ai parlé 8 heures.

La rencontre avec la femme aimée, Marziyeh

Mathias Mlekuz :
Et après, c'était les scènes qui pouvaient se répondre. Les moments qui pouvaient se répondre. J'ai quand même cherché une forme d'empilement. On avait un but, on allait à Istanbul. Donc ça s'est fait au petit bonheur la chance, comme on dit, avec une forme de ligne rouge qui était l'itinéraire. Et puis, l'arrivée sur Istanbul, c'était d'aller voir Marziyeh. Ce qui était quand même notre but.

Journaliste :
Et ça a été facile de la convaincre, elle, de participer ?

Mathias Mlekuz :
Très facile. Alors Marziyeh, c'est une comédienne aussi. C'est une comédienne que Youri a rencontrée. C'était dans un festival, c'est une Iranienne, elle vivait à Téhéran. Et Youri l'a rencontrée à Istanbul, un soir. Et le lendemain, elle repartait en Iran. Du coup, il a continué son chemin jusqu'à Téhéran à vélo, pour la revoir. Et c'est la dernière femme à qui il a dit « je t'aime », je l'ai vu sur son téléphone, sur un SMS. Du coup, elle était détruite par l'annonce de la mort de Youri. Et quand je lui ai proposé de jouer ça, tout de suite, elle a dit oui. C'était une évidence pour elle de venir. Et la rencontre, elle est filmée. Moi, c'est la première fois que je la vois. En fait, on est en direct. Les gars sont allés la chercher à l'aéroport. On l'amène en bas. Quand elle est en bas, on l'équipe en son. Et puis, on était au téléphone, j'ai dit « vous la faites monter dans 10 minutes ».

Et on a vécu un truc hallucinant. J'ai dit au gars, c'est bon, on tourne. Pendant 10 minutes, on a rangé l'appartement, comme la scène. Et puis, elle est montée, elle a frappé à la porte. C'est une émotion intense. On savait qu'elle allait rentrer dans la pièce... Pendant 20 minutes, on a pleuré. À un moment, j'ai dit coupez. Et là, toute l'équipe était en pleurs. Et l'ingé-son, il pleurait plus que les autres. Donc, tout le monde, se tourne vers lui... L'ingé-son sort, on va tous voir l'ingé-son. Il n'avait pas appuyé sur REC. Trop d'émotion, il n'a pas vu... Il a cru le faire, je pense.

Philippe Rebbot :
Très vite, on lui a dit, ça fait partie du film. C'est pas très grave, pleure pas. Pleure pour les bonnes raisons, pas pour ça, on s'en fout. Mais c'était fou. La scène qu'on attendait tous, le truc le plus important. On était focus, c'était la dernière scène. On venait pour ça, le gars rate ça. Mais ça raconte le film. La vie n'est pas à l'endroit que tu penses.

Mathias Mlekuz :
Là, on s'est dit, on avait un grand principe sur le film: on ne refait jamais la prise. Les gars, ce que vous ne prenez pas, tant pis, on ne va pas le refaire. On mettra de la musique. Là, on s'est dit, qu'est-ce qu'on fait ? On refait ou on ne refait pas ? Non, tant pis, on trouvera un moyen. On fera la post-synchro, je ne sais pas quoi. On ne refait pas. Je voulais la fin de la séquence avec Marziyeh. Je lui ai dit, Marziyeh, tu te lèves, tu nous dis au revoir et tu t'en vas. Là, Marziyeh, au lieu de partir, elle se ressert un whisky. Elle reparle de Youri pendant une demi-heure. On ressent de l'émotion, on reparle. Là, il y a eu du son. On a eu des nouvelles séquences, de nouveaux moments.

Philippe Rebbot :
Quelque chose qu'on n'avait pas prévu, c'est de danser.

Mathias Mlekuz :
Mais ça, c'est la troisième fois. Là, on recoupe. Et là, je dis, « merci Marziyeh, c'est super, mais maintenant, je veux juste avoir ton départ », donc « tu dis au revoir les gars, à bientôt ». Et là, au lieu de partir à nouveau, elle met de la musique et elle danse. Là, on a une scène de danse. Tout s'est fait comme ça, avec des catastrophes et avec des accidents.

Un film solaire malgré tout

Journaliste :
Le film est très solaire malgré tout. On n'est pas plombés quand on sort de là.

Philippe Rebbot :
Oui. C'était même l'idée. Je ne me serais jamais dit, tiens, avec ce malheur, on va faire un film solaire. Je me suis dit, on va faire un film pour sauver la vie. C'est beau, les paysages, les lacs. C'est vrai que s'y confronter rend le truc solaire. C'est-à-dire, on en parle pour de vrai plutôt que de pleurer dans son coin... Parler pour de vrai, ça rend les choses solaires. Ça enlève de la pesanteur. Ça t'évite de parler tout seul et de parler de ton malheur tout seul...

Si on n'avait pas fait ce film ce mois-là, où on est partis en octobre l'année dernière, qu'est-ce qu'on aurait fait pendant ce mois-là, tous les deux ? On se serait vus, on aurait pleuré, on aurait réfléchi à des projets qu'on pourrait faire plus tard. Donc, c'est pour ça que c'est solaire. C'est que c'était l'évidence.

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