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PARCOURS : Lars von Trier, expérimentateur iconoclaste (1/3)

Au Festival de Cannes 2011, Lars von Trier est à nouveau en compétition pour la Palme d’Or. Avec "Melancholia", il s’attaque au genre du film catastrophe, dans une variante post-apocalyptique qui s’annonce hautement psychologique. Une fois encore, on peut s’attendre à ce qu’il prenne à contre-pied les codes et synchronise son propos avec ses choix formels. À cette occasion, décryptons son œuvre cinématographique pour tenter de comprendre comment le cinéaste danois lie le fond et la forme pour réinventer le cinéma en l’explorant à sa façon.

 

© Les Films du Losange

Element of Crime (1984)

A peine sorti de l’école de cinéma, Lars von Trier donne le ton avec "Element of Crime", où le jeune cinéaste s’attaque au film noir… à sa façon ! S’il revendique une influence des films noirs des années 30-40, il annonce qu’il veut avant tout faire ce qu’il appelle à la fois un « film d’images » et un « film de fascination »*, clamant que l’histoire policière n’est finalement qu’une tactique pour que le public accepte sa démarche formelle. L’esthétique jaunâtre est donc le point de départ et non un aboutissement d’une recherche illustrative du propos. Pour Lars von Trier, il s’agit d’une « patine » qu’il a déjà prospectée durant ses études et qui l’a progressivement conduit à créer une ambiance d’apocalypse par « amour de cette patine et de l’usure ». Car pour lui, c’est de la patine d’un tableau que viennent l’émotion et le sens, et non l’inverse. Il en est donc automatiquement de même pour le cinéma.

Trier pousse sa démarche artistique à son extrême en considérant que le tournage doit être un « happening », puisqu’il s’agit selon lui d’une « démarche absurde ». Pour en faire une expérience artistique à part entière, il diffuse donc du Wagner sur le plateau et rend le tournage sensoriellement perturbant : tournage dans les égouts, sous la pluie, dans l’eau froide en plein novembre scandinave, majoritairement la nuit, sous une lumière jaune qui déstabilise les repères… et avec des animaux malades qui sont abattus et découpés sur place pour les besoins du décor !

La vision apocalyptique et dérangeante est forcément au rendez-vous, servant les désirs évoqués à l’époque par le cinéaste : « J’espère de tout cœur que le film sera vu comme immoral ». Au motif qu’il faut montrer tous les aspects de la vie, Lars von Trier considère au contraire comme immoral d’interdire la représentation de quelque chose sous un prétexte moral. C’est volontairement provocateur, et il l’assume : « Je ne tiens pas à contenter les gens, je veux qu’ils prennent position ». Dès son premier long, Trier prétend ainsi ne pas tenir compte du public et agir en fonction de ses propres envies.

Dans "Element of Crime", le visuel prend évidemment le dessus sur l’histoire, laquelle reste obscure dans tous les sens du terme mais n’en est pas pour autant dénuée de sens. Visuel, le film est aussi cérébral, comme une illustration de la décadence de cette société imaginaire et de la folie qui s’empare des personnages. Cérébral aussi parce que Lars von Trier choisit une narration sous forme de flashback. Cérébral également parce qu’on y sent quelques unes de ses principales influences : Tarkovski et Bergman. Cérébral enfin parce que "Element of Crime" (en avance sur la mode des films et séries de serial killers) met en scène un policier qui met en pratique de façon extrême des méthodes de profiler, faisant donc de son film une sorte d’enquête hallucinatoire.

 

© Les Films du Losange

Epidemic (1987)

Sans doute le film le plus expérimental de Lars von Trier, "Epidemic" a étrangement plus l’allure d’un film de fin d’études que "Element of Crime". Il faut dire que tous les ingrédients sont là pour donner cette impression : un film en noir et blanc, tourné en 16mm avec un très petit budget, en grande partie improvisé (une seule page de scénario avait été écrite pour obtenir les subventions !), avec le cinéaste lui-même jouant aux côtés de son co-scénariste Niels Vørsel... "Epidemic" a ainsi l’apparence d’un film aléatoire où un jeune réalisateur explore les possibilités du cinéma avec un talent de bricoleur, tout en convoquant des influences de type Cassavetes ou Godard, avec la possible intention de s’inscrire dans une continuité historique du cinéma.

Mais "Epidemic" n’est pas un film de fin d’études, donc toutes ces impressions sont fausses. Trier dévoile ici sa tendance (habituelle) à jouer avec les perceptions et interprétations du spectateur (et des critiques). En mettant en scène une mise en abyme sur la création cinématographique, on assiste finalement plus à une réflexion quasi-métaphysique sur le septième art (assez osé pour un deuxième long métrage !). Avec cette vision symboliquement épidémiologique de l’art, Trier s’amuse à manipuler à la fois ses personnages et ses spectateurs, allant même jusqu’à tourner une scène avec une actrice jouant sous hypnose. Il élabore aussi les prémisses de l’humour lugubre de sa future série télévisée "L’Hôpital et ses fantômes" (1994), œuvre atypique dans l’histoire du genre épouvante.

 

© Les Films du Losange

Europa (1991)

Après un détour télévisuel (le téléfilm "Medea", diffusé en 1988), Lars von Trier boucle avec "Europa" sa "Trilogie de l’Europe" (également nommée "Trilogie en E"), laquelle est avant tout basée sur la volonté de traiter sous des formes différentes l’histoire d’un personnage idéaliste qui se trouve confronté aux maux incontrôlables de l’Europe. Avec "Europa", Trier tient son premier véritable chef-d’œuvre et livre ce qui reste sans doute à ce jour sa plus grande réussite de plasticien. Pour l’historien du cinéma Peter Schepelern, Trier avait alors « enfermé l’Europe dans sa boîte magique » et « devait passer à autre chose ».

D’un point de vue formel, Trier place son film dans la continuité du précédent en convoquant à nouveau l’hypnose, qu’il applique cette fois de façon fictionnelle. La narration, qui s’adresse à la fois au personnage principal et aux spectateurs, marque dès l’introduction le principe selon lequel le cinéma est intrinsèquement une manipulation et le cinéaste un marionnettiste, d’autant que cette narration se superpose régulièrement à un plan de rails filmés en travelling, symbole par excellence de la création cinématographique. Clin d’œil probable à cette démarche, Trier interprète un petit rôle de menteur dans ce film. Formellement, "Europa" est en outre un impressionnant et improbable maëlstrom de références à l’histoire du septième art, du burlesque des années 20-30 aux comédies romantiques américaines des années 40-50 en passant par le cinéma abstrait, l’expressionnisme allemand ou encore le néo-réalisme italien. Suite logique des intentions de Trier sur "Element of Crime", ce troisième volet européen tire aussi son idée de base d’un livre pour enfants ("The Train") dont il reproduit fidèlement certaines images, poursuivant ainsi son dessein de faire des « films d’image ».

Conséquence cohérente de ces différentes démarches visuelles, le film mélange le noir et blanc et la couleur (cette dernière incarnant les détails les plus émotionnels du film) et utilise une technique de tournage différé : le premier plan est filmé devant la projection d’un arrière-plan précédemment tourné, conférant ainsi au film une beauté visuelle et un fantastique pouvoir illusionniste, tout en marquant la volonté de placer le spectateur face à sa condition (supposée) de cinéphile. Ultérieurement, Lars von Trier a prolongé cette mise en abyme en fondant en 1992 sa société de production, choisissant de l’appeler Zentropa, du nom de la compagnie ferroviaire fictive du film.

L’extrême précision nécessaire à la création de "Europa" a fait dire à l’acteur Udo Kier que « la technique [était] l’acteur principal » du film. Le puzzle visuel qui résulte de cette préparation minutieuse s’entremêle de surcroît avec des questionnements mettant en valeur la complexité de l’histoire de l’Europe – et plus particulièrement la difficulté et l’ambiguïté de la condition allemande en 1945. Si le train est un choix formel, il est aussi une référence manifeste à la Seconde Guerre mondiale et est assimilé à la peur et à l’avenir incertain qui planaient sur le continent après 1945. Le choix de la cathédrale de Chojna (en grande partie détruite par l’armée soviétique) reflète aussi de façon magistrale les stigmates des souffrances européennes.

Informations

* En l’absence d’indication contraire, les citations proviennent des différents bonus proposés par les éditions DVD françaises des films concernés par chaque paragraphe.

Lire la deuxième et troisième partie de cet article.

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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