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DOSSIERIl était une fois

IL ÉTAIT UNE FOIS… La Cité de Dieu, de Fernando Meirelles et Kátia Lund

Plus gros succès international du cinéma brésilien à ce jour, "La Cité de Dieu" est ressorti dans les salles françaises le 11 décembre 2024, après un petit tour au Festival Lumière. Revenons sur la genèse et la réception de ce film rapidement devenu culte.

La Cité de Dieu (« Cidade de Deus » en portugais), c’est d’abord un quartier réel de Rio, où a grandi l’écrivain Paulo Lins. De ce vécu et de ses rencontres, il en tire un roman du même nom, paru en 1997. Fernando Meirelles se montre rapidement intéressé pour acheter les droits d’adaptation. Les deux hommes se rencontrent au moment où Lins intervient dans un documentaire, "Noticias de uma Guerra Particular", coréalisé par Kátia Lund et João Moreira Salles (frère de Walter Salles). De manière informelle (car il n’est pas crédité ainsi au générique), l’écrivain aide le scénariste Bráulio Mantovani pour l’adaptation et collabore également à certains choix de costumes et de mise en scène. Selon lui, le film est moins violent que le roman ou que la réalité, mais il n’aurait pas eu autant de succès s’il avait proposé un tel degré de brutalité.

Une méthode originale de casting dans les favelas

Durant l'écriture du scénario, naît l’idée de choisir des comédiens amateurs provenant des favelas afin d’obtenir plus d'authenticité. Pour trouver ces « gamins », Fernando Meirelles fait appel à Kátia Lund, qui avait travaillé sur la violence dans les bidonvilles avec le documentaire "Noticias de uma Guerra Particular". Ensemble, ils mettent sur pied un projet de recrutement hors normes en créant des ateliers d’acteur. Lamartine Ferreira, l’assistant réalisateur, sillonne d’abord les favelas avec des caméras, en évitant dans un premier temps d'indiquer qu'il travaille pour un projet de film ; 2000 personnes se disent intéressées par les ateliers proposés. Cette phase de pré-sélection se fait selon un seul critère : le charisme. 200 personnes sont ainsi conservées pour des cours qui s’étalent sur plusieurs mois en 2000.

Les coréalisateurs font alors appel à Guti Fraga, qui développe depuis 17 ans des ateliers dans une favela, où sa méthode repose entre autres sur la notion de désir et sur la naissance d'un collectif. Selon Meirelles, l'objectif de ces ateliers n’est pas vraiment d'apprendre à jouer, car la sélection a déjà mis en évidence ces capacités, mais plutôt à acquérir une discipline, à s'habituer au travail d'équipe, au fait d'être dirigé, à la présence d'une caméra... Il se passe un certain temps avant que Meirelles et Lund viennent observer les groupes sur place. Les participants ne sont pas immédiatement informés du statut de ce duo au sein du projet, ce qui permet de désacraliser la fonction de réalisateur et d'insister sur la mise en avant de la liberté des acteurs et de la dimension collective de création.

Fin 2000, pour clore ce processus de sélection et de préparation, un court métrage est créé : "Palace II", lui aussi basé sur le roman de Paulo Lins. Il fait office de première répétition et permet d'affiner le choix du casting pour le long métrage. Les véritables répétitions pour "La Cité de Dieu" débutent en 2001. Les interprètes sont cette fois encadrés par la coach et directrice de casting Fátima Toledo. Selon elle, la seule vraie difficulté vient de Leandro Firmino, qui est tellement doux qu'il est compliqué pour lui d'incarner la rage de son personnage (Zé Pequeno).

Fernando Meirelles complète ce casting d’amateurs avec quelques profils différents. Il fait par exemple appel à Alice Braga, 18 ans, qui a tourné quelques publicités. Comme elle est encore débutante et inconnue, cela reste dans son objectif de n’avoir personne d’identifiable pour le public. La distribution inclut aussi Seu Jorge, qui a alors une notoriété naissante en tant que chanteur du groupe Farofa Carioca, mais qui trouve ici sa première expérience d’acteur. Mais la véritable exception, le seul acteur vraiment professionnel, c’est Matheus Nachtergaele. Lorsque Meirelles achète les droits du livre, il le voit au théâtre et se dit « épaté ». Il l’envisage un temps pour le rôle de Zé Pequeno et l’acteur est partant. Mais après deux ans d’écriture du scénario, les choses ont changé : Matheus Nachtergaele est devenu trop notoire aux yeux du réalisateur. Nachtergaele comprend cela mais a quand même très envie de participer au projet, donc il lui certifie qu’il peut jouer un rôle secondaire « sans qu’on s’en aperçoive », en se « fondant parmi les gamins ». Meirelles lui propose alors d’incarner Carotte et l’acteur accepte en refusant de lire le scénario en amont, préférant arriver sur le tournage sans a priori, pour jouer à l’instinct et « laisser les choses se faire », admettant aussi que ses partenaires non professionnels puissent modifier sa façon de jouer les scènes à travers leurs interactions.

La véritable Cidade de Deus étant trop dangereuse dans un contexte de guerre des gangs, le tournage ne peut s’y dérouler. C’est donc une autre cité de Rio aux allures similaires, la Cidade Alta (« Ville Haute »), qui devient le décor du film. Les risques restent toutefois réels et des locaux – dont de vrais trafiquants de drogue ! – s’imposent comme agents de sécurité, refusant que cette tâche soit prise en charge par des gens extérieurs à leur communauté. Le tournage se déroule dans le calme et même dans une ambiance chaleureuse.

Immense succès et impact durable

© Mars Distribution

Le film bénéficie d’un gros coup de projecteur avec une sélection officielle hors compétition à Cannes, où il est projeté en première mondiale le 18 mai 2002. La compétition lui échappe car Walter Salles, qui est un des producteurs du film, est membre du jury. "La Cité de Dieu" sort ensuite dans un contexte politique particulier au Brésil : en août 2002, on est alors à quelques mois de les élections présidentielle et parlementaire, dont Lula et son parti sortent vainqueurs en octobre. Selon Lula, le film aurait eu un certain impact sur la politique et sur la sécurité publique dans le pays.

Puis le film écume les festivals internationaux (Telluride, Toronto, San Sebastián, Vancouver, Chicago, Tokyo, Londres…), où il remporte de nombreuses récompenses (dont une vraie rafle à La Havane avec 9 prix !), préparant une sortie progressive dans le monde qui intervient à partir de janvier 2023, tout en continuant sa carrière en festival (Rotterdam, Hong Kong, Karlovy Vary…). Jamais un film brésilien n’avait reçu un tel accueil international et, à ce jour, aucun autre n’en a eu d’équivalent.

Couronné fin 2002 par 5 trophées au « Grande Prêmio do Cinéma Brasileiro » (un équivalent brésilien des Oscars), "La Cité de Dieu" n’est pas retenu comme meilleur film étranger aux Oscars 2004 mais y reçoit 4 autres nominations (réalisateur, adaptation, montage et photographie). Entre-temps, il reçoit notamment le BAFTA du meilleur film étranger et est nommé pour le Golden Globe du meilleur film en langue étrangère. Côté critiques, c’est souvent élogieux : Colin Kennedy, dans "Empire", le met au niveau des "Affranchis" de Martin Scorsese, et le réalisateur Robert Altman (que Meirelles cite comme une de ses influences) déclare que c’est probablement le meilleur film qu’il ait vu dans sa vie !

Obtenant rapidement un statut de film culte, "La Cité de Dieu" est ensuite décliné de plusieurs manières : une série dérivée intitulé "La Cité des hommes" (5 saisons entre 2002 et 2007), un long métrage également nommé "La Cité des hommes" réalisé par Paulo Morelli (2007) et désormais une autre série, "La Cité de Dieu : La lutte continue" (2024), dont le récit se situe 20 ans après celui du film initial.

Depuis sa sortie, "La Cité de Dieu" a régulièrement trouvé sa place dans diverses listes : parmi les 100 meilleurs films de tous les temps dans la mise à jour du classement du "Time" en 2010 ; parmi les 100 films de « world cinema » selon le magazine "Empire" la même année ; à la 6e place des 25 meilleurs films d’action ou de guerre pour "The Guardian", toujours en 2010 ; au 17e rang des meilleurs montages de tous les temps pour les membres de la Motion Picture Editors Guild en 2012 ; ou encore en 8e position des 100 meilleurs films brésiliens selon l’association de critiques Abraccine en 2016…

Que sont-ils devenus ?

N’ayant qu’un long métrage de fiction à son actif avant de se lancer dans ce projet ("Menino Maluquinho 2", un film pour enfants sorti en 1998) et ayant tourné en parallèle un second ("Domésticas", sorti au Brésil en 2001), Fernando Meirelles n’a pas vraiment connu d'autre succès de la même ampleur que "La Cité de Dieu". Cela lui ouvre tout de même des opportunités internationales puisqu’il réalise ensuite "The Constant Gardener" (qui lui vaut une nomination aux Golden Globes), production britannique sortie en 2005, avec Ralph Fiennes et Rachel Weisz, ou plus récemment "Les Deux Papes", sorti sur Netflix en 2019, avec Jonathan Pryce et Anthony Hopkins. Il a également mis en scène la cérémonie d’ouverture des JO de Rio en 2016. Sa coréalisatrice Kátia Lund est restée plus confidentielle. Notons que, comme Meirelles, elle a réalisé quelques épisodes de "La Cité des hommes".

Matheus Nachtergaele, qui avait auparavant tourné à deux reprises pour Walter Salles ("Central do Brasil" et "Le Premier Jour"), a poursuivi une carrière qui était déjà bien embarquée, même si sa notoriété n’a guère dépassé les frontières (citons les films "La Terre des hommes rouges", "Zama" ou le film d’animation "Tito et les oiseaux"). Il a aussi réalisé un film, "La Fête de la fille morte", présenté à Cannes en 2008 dans la sélection Un certain regard. Alice Braga, en revanche, a vite été repérée à l’étranger, bénéficiant de sa présence sur les affiches internationales qui la mettaient en avant malgré l’importance secondaire de son personnage. Après d’autres expériences dans le cinéma brésilien (dont "Bahia, ville basse" qui lui vaut de nombreuses récompenses), elle trouve quelques années plus tard le chemin d’Hollywood et elle joue notamment dans "Je suis une légende" (2007), "Sur la route" (2012), "Elysium" (2013) ou plus récemment "The Suicide Squad" (2021) et "Hypnotic" (2023).

En grande partie, les ex-amateurs révélés par "La Cité de Dieu" ont poursuivi des carrières d’acteurs, restant toutefois confinés au cinéma brésilien, aux telenovelas, voire aux émissions de téléréalité. Nombre d’entre eux ont joué dans les autres œuvres dérivées citées plus haut : Alexandre Rodrigues, Leandro Firmino, Jonathan Haagensen, Douglas Silva... Notons que ce dernier, mémorable interprète de « Petit Dé » dans le film, a été nommé aux prestigieux International Emmy Awards pour la série "La Cité des hommes". Quant à Seu Jorge, il est devenu un sambiste de renommée internationale, bénéficiant aussi et surtout de sa présence dans "La Vie aquatique" de Wes Anderson. Continuant une carrière parallèle d’acteur, le musicien a par la suite joué dans diverses productions brésiliennes (comme "La Maison de sable" ou "Pelé : Naissance d’une légende") et est réapparu chez Anderson dans "Asteroid City".

Terminons par le compositeur Antonio Pinto, également mis en lumière par ce film après plusieurs collaborations avec Walter Salles. Désigné « découverte de l’année » au World Soundtrack Awards en 2003, il a lui aussi pu bénéficier d’une carrière partiellement internationale après "La Cité de Dieu", collaborant par exemple avec Michael Mann ("Collatéral"), Andrew Niccol ("Lord of War", "Les Âmes vagabondes"), Stephen Daldry ("Favelas"), Mike Newell ("L’Amour aux temps du choléra", pour lequel il est nommé pour le Golden Globe de la meilleure chanson avec Shakira) et Tarsem Singh ("Renaissances").

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur

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