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ÉVÈNEMENT : Bo Widerberg, l’essentiel (2/2)
Le 11 juin 2025, Malavida Films ressort la quasi intégralité des longs métrages cinématographiques du cinéaste suédois Bo Widerberg. Une œuvre que l’on vous conseille vivement de (re)découvrir.
Après une première partie sur l’ascension de Bo Widerberg jusqu’à son unique expérience américaine, passons à la deuxième partie de sa carrière, du milieu des années 1970 à sa mort.
Après la mésaventure américaine de "Joe Hill", le cinéaste n’est plus tout à fait le même. De plus en plus assaillis par les doutes, il sombre régulièrement dans la dépression. Pour préserver sa liberté, il préfère être indépendant de l’industrie du cinéma en finançant lui-même ses propres films, ce qui provoque une baisse de rythme de ses réalisations pour le cinéma : alors qu’il avait sorti 7 films en moins de 10 ans (1963-71), les 6 suivants s’étalent sur 22 années (1974-1995) – en parallèle, son activité télévisuelle devient plus soutenue à partir de la fin des années 70. En outre, sa filmographie se diversifie, notamment en s’ouvrant à d’autres genres.
1974 : TOM FOOT
Titre original : Fimpen
Avec Johan Bergman, Monica Zetterlund, Magnus Härenstam, Ernst-Hugo Järegård, Georg “Åby” Ericson…
Synopsis : Johan Bergman, un garçon de 6 ans, est repéré par hasard par un joueur de foot. Malgré son jeune âge, il est rapidement intégré à l’équipe professionnelle du Hammarby IF puis à la sélection nationale de Suède qui tente de se qualifier pour le mondial 1974…
Présentation :
Avec "Tom foot", Bo Widerberg signe son film le plus léger, ce qui en fait le seul accessible à un jeune public. Il crée diverses situations décalées, en partie burlesques, par exemple lorsque les footballeurs adultes s’endorment tour à tour en lisant une histoire à leur coéquipier de 6 ans, ou quand un joueur ayant perdu ses capacités à dribbler peine même à poursuivre son chemin dans la rue quand il croise une vieille personne. Il serait toutefois trompeur de catégoriser ce film comme une simple comédie. Derrière son apparente candeur, ce long métrage cache une satire et même une relative noirceur. S’il est amusant de voir qu’une équipe et une nation entière s’enthousiasment devant le talent précoce d’un petit garçon, les attentes qui pèsent sur le gamin deviennent de plus en plus problématiques voire malsaines. Seule l’institutrice semble s’inquiéter du respect du rythme de l’enfant et de la nécessité pour lui de continuer sa scolarité sereinement. On pourrait ajouter le chauffeur de taxi, avec ses répliques sur la vitesse, la patience ou l’incompatibilité entre la taille d’un navire et la hauteur d’un pont (belle métaphore sur la nécessité de prendre en compte la réalité).
Ainsi, le film se fait volontairement paradoxal en dénonçant l’immaturité ou l’irresponsabilité des adultes. Précurseur à une époque où les réseaux sociaux n’existaient pas, il questionne, à travers les réactions des commentateurs, de la presse ou du public, la pression voire l’agressivité qui peuvent s’exercer sur des personnes exposées – se pose plus largement la question de l’homme providentiel (quel que soit son âge) sur les épaules duquel reposent les résultats d’un collectif, au point de concentrer à la fois les espoirs et les critiques. Le miroir tendu à la société est d’autant plus fin qu’il s’agit aussi d’une sorte de docufiction uchronique : les joueurs et le sélectionneur de l’équipe de Suède jouent leur propre rôle dans une réalité alternative les mettant en scène durant les qualifications du mondial allemand de 1974 (dans la réalité, la Suède a bien affronté la Hongrie et l’Autriche comme dans le film – avec des scores différents – mais pas la France ni l’URSS). Notons aussi que la version française adoucit le discours : le titre "Tom foot" évoque Tom Pouce de manière inoffensive en faisant de Johan un personnage extraordinaire qui réalise des prouesses malgré sa taille et les sous-titres le surnomment simplement « le Gamin », alors que le sobriquet dont il est affublé en suédois (et qui sert de titre original) signifie « le Mégot », ce qui est bien moins aimable ! On comprend encore mieux la volonté progressive du personnage de reconquérir son identité et sa normalité…
1976 : UN FLIC SUR LE TOIT
Titre original : Mannen på taket
Avec Carl-Gustaf Lindstedt, Thomas Hellberg, Sven Wolter, Håkan Serner, Birgitta Valberg…
Synopsis : Hospitalisé à cause d’une grave maladie, un commissaire aux méthodes controversées est brutalement assassiné dans sa chambre. En charge de l’enquête, Martin Beck comprend rapidement que la victime s’est fait beaucoup d’ennemis, y compris au sein de la police…
Présentation :
"Un flic sur le toit" est une première à plus d’un titre pour Bo Widerberg. Après 8 scénarios originaux, Bo Widerberg s’attaque à sa première adaptation de roman (si on écarte volontairement "Heja, Roland!" qui était adapté de son propre livre) et il s’aventure aussi dans des genres qu’il n’avait encore jamais mis en scène. À la fois film policier, thriller et drame d’action, ce long métrage est tiré du septième tome d’une célèbre série de polars écrite par Maj Sjöwall et Per Walhöö (que les amateurs de polars nordiques connaissent sans doute). Pour incarner le personnage principal, le policier Martin Beck, le cinéaste engage Carl-Gustaf Lindstedt, comédien plus prolifique dans le registre de la comédie, mais déjà rodé au drame (c’est d’ailleurs un rôle dramatique, "Harry Munter", qui lui a valu un Guldbagge, l’équivalent suédois du César, en 1970).
Après une ouverture sanglante, "Un flic sur le toit" propose une bonne heure d’enquête qui fait monter la tension avant que le récit ne se meuve en drame d’action. C’est donc dans sa dernière partie que le titre du film prend son sens, et Widerberg sort le grand jeu : nombreux figurants, plans aériens, accident d’hélicoptère dans la foule… Au sein de sa filmographie, seule la scène clé dans "Ådalen '31" peut s’approcher d’une telle ampleur sensationnelle, mais avec une mise en scène qui peut sembler ici moins représentative de la patte Widerberg. Plus discret, son style est toutefois bien présent dans bien des détails : son art du temps suspendu, sa façon de laisser une place à l’intimité de ses personnages au sein d’un récit qui peut être plus collectif, sa manière d’insérer un peu d’humour dans le drame, ses plans montrant furtivement des protagonistes spectateurs de l’action… Quant aux thématiques, on retrouve par exemple le sentiment d’injustice, ou encore la limite floue entre loyauté et esprit critique (là aussi déjà abordée, par exemple, avec les travailleurs et grévistes dans "Ådalen '31") : le film propose ainsi une diversité de policiers, certains remettant en question « l’esprit de corps » quand d’autres sont prêts à tout pour défendre les leurs.
Ce film enclenche un long cycle d’adaptations par Widerberg. Outre de rares exceptions (un court métrage et son dernier long), cela devient même une constante dans la dernière partie de sa vie : son long métrage suivant, le drame romantique "Victoria" (l’un des deux seuls longs métrages absents de la présente rétrospective proposée par Malavida), adapte un roman norvégien, puis il enchaîne trois téléfilms à partir de pièces d’Arthur Miller, Albert Camus et Tennessee Williams, avant de revenir au polar pour "L’Homme de Majorque", puis de continuer avec d’autres œuvres à la télévision et un autre roman suédois pour son avant-dernier film.
1984 : L'HOMME DE MAJORQUE
Titre original : Mannen från Mallorca
Avec Sven Wolter, Tomas von Brömssen, Håkan Serner, Ernst Günther, Thomas Hellberg, Niels Jensen…
Synopsis : Un homme masqué braque un bureau de poste à Stockholm. Pour les deux premiers policiers arrivés sur les lieux, membres de la brigade des mœurs, une telle affaire n’est a priori pas de leur ressort. Mais plus l’enquête s’enlise, plus ils trouvent ça louche et plus ils sont motivés pour trouver le malfaiteur, malgré les nombreux obstacles…
Présentation :
De retour au polar, cette fois en adaptant un roman de Leif G. W. Persson, Bo Widerberg reprend une partie du casting d’"Un flic sur le toit" pour une enquête plus complexe et une vision encore plus noire d’un milieu policier cette fois gangréné par des malversations très inquiétantes et les abus de pouvoir. On peut même parler d’un certain pessimisme dans cette histoire de complot louche impliquant un politicien haut placé. La démocratie en prend un coup et Widerberg laisse la désillusion ronger les protagonistes. Pourtant, l’atmosphère est quelque peu allégée par le duo formé par Sven Wolter et Tomas von Brömssen : avec leur humour et leur détermination, ces deux-là apportent à ce sombre drame un côté buddy movie en décalage avec le reste. Un peu bras cassés sur les bords, caractérisés par la modestie de leur rang, ils concentrent ce qu’il y a de plus widerbergien dans le film (car le style du cinéaste se fait encore moins détectable que dans "Un flic sur le toit") : des hommes d’en bas qui tentent de se débattre face aux puissants et qui continuent même quand ils ont l’impression que tout est perdu d’avance, le tout en essayant de profiter de petits plaisirs qu’on pourraient considérer comme insignifiants, mais qui apportent un peu de sel à leur vie et les aident à ne pas tomber dans le désespoir. Pas toujours très intelligible, cet "Homme de Majorque" n’est peut-être pas le film le plus indispensable dans la filmographie de Bo Widerberg, mais il ne manque pas d’intérêts pour autant.
1986 : LE CHEMIN DU SERPENT
Titre original : Ormens väg på hälleberget
Avec Stina Ekblad, Stellan Skarsgård, Reine Brynolfsson, Pernilla Östergren, Tomas von Brömssen, Pernilla Wahlgren, Ernst Günther…
Synopsis : Au XIXe siècle, après la mort du père dans une pauvre famille paysanne, la mère apprend qu’elle est endettée auprès d’un commerçant et que leur maison a été mise en fermage par feu son mari. Ne pouvant percevoir son dû, ce propriétaire exige alors des compensations sexuelles…
Présentation :
Un an avant "Pelle le Conquérant" de Bille August, Widerberg adapte un roman prolétarien majeur de la littérature scandinave. Avec une esthétique relativement dépouillée, "Le Chemin du serpent" est un quasi huis clos, la majorité du récit se déroulant à l’intérieur d’une miséreuse maison paysanne. Le décor renforce ainsi l’oppression qui caractérise la situation. Piégées par des dettes insoutenables, plusieurs femmes de cette famille sont soumises aux désirs d’un homme puissant – le père puis son fils. Le temps passe, entre répétitions et variations, avec des ellipses d’ampleurs variables qui concourent aussi à matérialiser la monstrueuse impasse. Souvent résignés, les membres de cette famille – les femmes, mais aussi un fils qui contient difficilement sa rage – tentent de préserver leur dignité comme ils peuvent (la musique est par exemple une sorte de refuge psychologique) et trouvent parfois le courage et la force de défier leur bourreau et de refuser son chantage. C’est notamment le cas avec l’arrivée de Jakob, nouvel amant de la mère, qui inaugure une parenthèse enchantée, illustrée par des scènes ludiques dont une poétique habitude de reproduire leur maison en neige chaque hiver. Avec son bandeau sur un œil, cet homme est comme un pirate qui remet en cause le système. Mais il faut toujours compter sur le cynisme du propriétaire qui assoit sa domination dès qu’il le peut.
Par le style, les thématiques ou encore la présence de Stellan Skarsgård, il paraît évident que "Le Chemin du serpent" a influencé le cinéma de Lars von Trier, particulièrement "Breaking the Waves" et "Dogville".
1995 : LA BEAUTÉ DES CHOSES
Titre original : Lust och fägring stor
Avec Johan Widerberg, Marika Lagercrantz, Tomas von Brömssen, Karin Huldt, Nina Gunke, Björn Kjellman…
Synopsis : En 1943, Stig est un lycéen de Malmö. Il n’est pas insensible aux charmes de sa nouvelle enseignante, Viola. Comme l’attirance est mutuelle, une relation amoureuse et charnelle se noue rapidement entre les deux…
Présentation :
On peut parler de retour aux sources pour Bo Widerberg : un scénario original après tant d’adaptations, un récit se déroulant dans sa ville natale de Malmö, les questions de désir et de classe sociale au centre du film... Primé à la Berlinale et nommé aux Oscars, on peut même parler d’un retour en grâce, le cinéaste terminant ainsi sa carrière en apothéose, deux ans avant sa mort. Renouant avec une histoire d’amour interdit, il confronte les regards adolescents et adultes, jouant des contrastes en forçant volontairement le trait : quand les lycéens continuent de jouer comme des enfants dans la cour ou de fantasmer de manière candide sur la sexualité, quand les adultes ont au contraire perdu leur innocence et leurs illusions (guerre, alcoolisme, pression de la réussite professionnelle et financière…), le couple formé par le lycéen et sa prof apparaît comme un lien utopique entre enfance et âge adulte. L’initiation sexuelle de l’un et la fraîcheur retrouvée de l’autre donnent un espoir de plénitude et d’extase (appuyé par l’usage répété d’une aria de Haendel : "Lascia ch’io pianga") dans un monde qui menace constamment de s’écrouler (le contexte est régulièrement rappelé par la radio, les actualités cinématographiques, les avions, les sacs de sables ou encore la stigmatisation d’un élève juif). Un peu comme dans "Elvira Madigan", la réalité finit par rattraper les deux tourtereaux. Le jeune Stig est notamment troublé par les risques qu’encourt son frère aîné, engagé dans l’armée, et par sa rencontre inattendue avec le mari de son amante, qui devient son ami et même une sorte de père de substitution. Commercial à la fois rêveur, désabusé et alcoolique, ce personnage rappelle le père dans "Le Quartier du corbeau" ; il est incarné par Tomas von Brömssen, devenu le dernier acteur fétiche de Widerberg (3 films et une mini-série entre 1984 et 1995).
Sans retirer les immenses qualités de "La Beauté des choses", remarquons tout de même, pour finir, que ce film peut questionner à notre époque de remise en question de certains comportements et choix artistiques. Le comportement humiliant du réalisateur envers son actrice Marika Lagercrantz lors du tournage (voir le documentaire "Being Bo Widerberg" à ce sujet) est difficilement acceptable de nos jours, tout comme le fait de filmer une adolescente nue (Karin Huldt avait 14 ans au moment du tournage). Si le héros est incarné par un acteur plus âgé (20 ans), on pourra trouver malsain que Widerberg ait choisi de filmer son propre fils, Johan, dans des scènes érotiques. Ces éléments gâchent-ils l’appréciation de ce film aujourd’hui ? On laissera chacun et chacune en décider…
Voir aussi la critique du film écrite lors de sa sortie en 2020 (le film était auparavant resté inédit en France).