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DOSSIERCoup de gueule

COUP DE GUEULE : Pourquoi la fermeture des cinémas menace aussi la laïcité

Ce 10 décembre 2020, le Premier Ministre Jean Castex a annoncé que la fermeture des cinémas, comme celle d’autres lieux de culture, est prolongée de trois semaines dans le cadre de la lutte contre la pandémie de Covid-19. Cette décision ne passe pas. Nous vous expliquons pourquoi cela pose question, notamment en termes de laïcité.

Clarifions d’abord deux points essentiels. En premier lieu, si nous évoquons avant tout les cinémas dans cet article, c’est seulement parce qu’Abus de Ciné est un média consacré au Septième Art. Il est évident que nous sommes par ailleurs solidaires d’autres lieux de culture, tels que les théâtres et les musées.

Ensuite, il est important de souligner que nous ne nous plaçons ni au côté des multiples opposants motivés par des objectifs électoralistes, ni auprès des polémistes pour lesquels le dénigrement est un réflexe permanent et stérile, et encore moins auprès des multiples esprits qui dérivent lentement vers des pensées de type complotiste en oubliant ce qu’est réellement l’esprit critique. Contrairement à certains comportements et propos souvent indécents et prétentieux, il n’est donc pas dans notre intention de postuler que nous ferions mieux à la place du gouvernement actuel. La situation globale est tellement inédite et complexe qu’il est évident que n’importe qui ferait des erreurs dans la gestion de cette immense crise à la fois sanitaire, économique, sociale et culturelle. Cela dit, il n’est pas déplacé de critiquer, de s’indigner ou de poser des questions. C’est ce que nous souhaitons faire ici, en essayant, malgré notre colère, de garder une certaine humilité : nous ne sommes ni des décisionnaires, ni des épidémiologistes.

Un cruel manque de clarté

La première période de confinement, que nous avons connue au printemps 2020, avait le mérite d’être plus stricte et donc plus nette : le pays était quasiment en mode survie, donc les activités autorisées concernaient surtout l’alimentation et la santé. Ce deuxième confinement, plus « soft », génère forcément plus d’interrogations et de comparaisons face aux divers arbitrages qui autorisent certaines activités et interdisent (temporairement) les autres. Or, si l’on peut reprocher une grande faute au gouvernement, depuis le début de cette crise sanitaire, c’est sa très mauvaise communication. Si certaines explications continuent d’être matraquées (les règles de distanciation sociale par exemple), la pédagogie n’est pas le point fort de nos dirigeants !

La conséquence est donc dramatique : quand une décision n’est pas comprise, il n’est pas aisé de savoir si elle est guidée par de bonnes raisons mal expliquées, ou s’il s’agit d’un choix véritablement incohérent. Si l’on prend l’exemple des remontées mécaniques des stations de ski, cette décision pourrait paraître un peu moins absurde si les autorités et les médias insistaient sur la cause la plus logique de ce choix : éviter le risque de saturation des hôpitaux de montagne (on compte environ 5000 hospitalisations par an dues à des accidents de sports d’hiver). Ce genre d’explication ne convainc pas forcément tout le monde, mais ça a le mérite de montrer qu’il y a une vraie réflexion derrière ! Or, s’il y en a aussi une pour les cinémas, elle est illisible.

Les efforts de communication sont d’autant plus nécessaires que la confiance est en berne à cause d’une grave erreur originelle de nos dirigeants : leur manque de transparence et d’honnêteté au sujet des masques durant le premier confinement. Dans ces circonstances, ils ont le devoir d’être bien plus clairs pour justifier leurs décisions, car ils alimentent les désobéissances, les protestations ou les théories du complot. Au sujet des lieux de culture, Emmanuel Macron a déclaré que les autorités auraient été « irresponsables d’ouvrir ». Encore faudrait-il démontrer qu’il n’est pas irresponsable d’ouvrir d’autres lieux et que les arbitrages sont guidés par des raisons logiques et acceptables !

Coup de Gueule - fermeture des cinémas menace aussi la laïcité 1

© Willy Bearden - CC-BY-SA-4.0

Quid de la logique économique ?

Depuis fin novembre, les commerces dits « non essentiels » ont pu reprendre leur activité, tout en mettant évidemment en place un protocole sanitaire adapté. Depuis cette date, la fermeture des cinémas n’est guère compréhensible, ni d’un point de vue de la santé, ni d’un point de vue économique. Les risques de contamination dans une salle de cinéma sont bien inférieurs à ceux qui existent dans un magasin où le brassage de la population est permanent et où la clientèle entre en contact avec de nombreuses surfaces, notamment en touchant des articles qu’elle n’achète finalement pas – notons que les musées devraient théoriquement rouvrir puisque les conditions de fréquentation sont similaires. Il est donc difficile de ne pas relever un problème idéologique grave dans cette décision d‘ouvrir les boutiques et pas les salles de cinéma.

De fait, sans tomber dans l’anti-capitalisme primaire, cela revient bien à juger que les secteurs culturels sont moins essentiels et/ou moins lucratifs que d’autres domaines ! Il conviendrait pourtant de rappeler que la culture est bel et bien un secteur important de l’économie française, contribuant à environ 3% du PIB. Quand on compare la culture à l’industrie automobile, c’est sept fois plus de valeur ajoutée. Et selon les critères pris en compte, la création et la culture concerne entre 600 000 et 1,3 millions d’emplois. On est loin des discours caricaturaux qui méprisent la culture en prétendant qu’elle n’est pas rentable car elle est subventionnée : ceci ne concerne qu’environ 1/4 du total et cela coûte à peine un euro par foyer fiscal par an ! Sans parler d’autres enjeux moins quantifiables, comme l’influence mondiale de la France en matière d’art et de culture.

Quand un gouvernement clame sa volonté de préserver au mieux l’activité économique malgré la pandémie, ce traitement réservé à la culture n’est guère acceptable. Rappelez-vous ce qui s’est passé dans les mois qui viennent de s’écouler. Au moment où les librairies contestaient leur fermeture quand seuls les commerces dits « essentiels » étaient autorisés, Jean Castex et ses ministres avaient opté pour une étrange mesure consistant à interdire la vente de produits « non essentiels » dans tous les magasins qui avaient la possibilité de rester ouverts grâce à d’autres types de produits (alimentation, hygiène, etc.). Cette stratégie avait pour but de préserver les commerces spécialisés mais elle a fait dire à certaines personnes que c’était du « perdant-perdant » ou que l’on vivait désormais en « Absurdistan ». D’autant que dans d’autres pays comme l’Espagne (à Barcelone par exemple) ce sont les petits commerces qui restaient ouverts, et les grandes enseignes qui devaient réduire leurs surfaces de vente pour éviter les flux trop importants.

Si ce même gouvernement avait suivi la même logique pour les cinémas, pourquoi n’a-t-il pas interdit provisoirement les plateformes de SVOD et VOD pour concurrence déloyale envers les salles ? Tant qu’à être dans l’absurde, autant l’être jusqu’au bout ! Nos dirigeants ignorent-ils que certaines salles sont déjà en péril et qu’elles méritent un traitement encore plus bienveillant dans un tel contexte qui risque de faire fuir durablement une partie du public vers les offres sur Internet ? Sur Abus de Ciné, nous ne méprisons pas Netflix et consorts (nous critiquons d’ailleurs les films qui y sont diffusés) mais nous estimons que ces diffuseurs doivent coexister avec les salles. Or, par le truchement d’un virus et d’un gouvernement dédaigneux, les salles risquent de couler encore plus rapidement.

Une grave entorse à la laïcité

Mais le principal scandale n’est pas dans ces considérations économiques : un certain lobbying religieux a fait plier le gouvernement, qui a autorisé à nouveau les offices religieux à partir du 28 novembre. Très objectivement, il n’y a pas de différence fondamentale entre les conditions d’accueil d’un cinéma et celles d’une église, dès lors qu’un protocole et une jauge sont mis en place dans ces lieux. Si la fermeture des cinémas est scientifiquement justifiée par la présence d’un public statique, les lieux de culte devraient être touchés par la même contrainte.

Au moment où le gouvernement prétend se préoccuper du bien commun dans le cadre de la pandémie, cette faveur envers les religions n’a aucune cohérence, d’une part parce que l’enjeu économique est quasi nul, d’autre part parce que cela ne concerne qu’une minorité de la population (37% de croyants selon une étude de l’Observatoire de la laïcité en 2019 et évidemment bien moins de pratiquants assistant régulièrement aux prêches), contrairement à toutes les autres activités autorisées qui peuvent potentiellement concerner tout le monde : la santé, les écoles, les transports, les services publics, même les commerces… Cette situation exceptionnelle revient donc, dans les faits, à attribuer plus de droits aux croyants pratiquants qu’aux autres citoyens non pratiquants ou non croyants, dont les besoins psychologiques peuvent être assurés par des moyens bien plus universels, par exemple à travers des pratiques culturelles ou sportives.

Il n’est évidemment pas question d’affirmer que les pratiquants ne souffrent pas psychologiquement et socialement d’une impossibilité à assister à des offices religieux – il serait même tout à fait compréhensible qu’une exception soit au moins accordée aux offices concernant les décès de fidèles. Mais dans le contexte pandémique actuel, tout le monde fait ou a fait des sacrifices et c’est la notion de bien commun qui est supposée prévaloir (ce que répètent régulièrement Emmanuel Macron et le gouvernement). Or, la culture est l’affaire de tout le monde, pas les cultes. Notons au passage qu’il y a bien eu des clusters liés à des pratiques religieuses (comme le désormais tristement célèbre rassemblement évangélique de Mulhouse en février mais aussi des cas postérieurs quand les risques étaient mieux connus) alors qu’il n’existe aucun exemple avéré concernant des cinémas ou des théâtres.

Cette décision est d’autant plus inadmissible que la pression vient essentiellement de groupuscules traditionnalistes voire extrémistes. Voir le gouvernement céder face à ces communautés est donc très inquiétant pour le respect de la laïcité, surtout à une époque où des dessinateurs et des enseignants sont assassinés par des terroristes au nom d’une religion. Cette attitude du pouvoir revient en effet à donner des gages aux intégristes, en leur accordant des droits supérieurs aux autres libertés d’expression.

La réaction du Conseil d’État du 29 novembre a accentué ce constat plus que préoccupant. Certes, la contestation de la jauge arbitraire de 30 personnes est compréhensible : à partir du moment où des activités sont à nouveau autorisées, il n’y a pas de raison qu’une seule d’entre elles ne bénéficie pas d’une fréquentation proportionnelle à la taille des lieux concernés. En revanche, il est choquant de lire dans certains médias que les sages du Conseil d’État auraient également justifié leur décision par le fait que la liberté de culte n’est pas « de même nature que les autres ». Cette expression n’apparaît nulle part dans la décision en référé mais, que la citation soit réelle ou apocryphe, elle est une grave menace pour la laïcité car elle revient à attribuer aux croyants un statut supérieur par rapport aux athées et agnostiques.

Coup de Gueule - fermeture des cinémas menace aussi la laïcité 2

© Charles Léandre - Domaine public

La loi de 1905 est-elle suspendue par la pandémie ?

Faut-il encore rappeler, en 2020, que la loi de 1905 « assure la liberté de conscience » dès la première phrase de son premier article ? Qui, de nos jours, est encore assez naïf ou malhonnête pour penser que l’expression « liberté de conscience » est synonyme de « liberté de culte » et qu’elle n’inclut pas la liberté de ne pas croire ? Plus explicite encore, l’article 31 met les croyants et les non-croyants sur le même plan d’égalité, n’attribuant donc aucun privilège, ni aux uns ni aux autres.

Et qui ignore encore que cette loi institue clairement une séparation entre l’État et les religions ? Relisons l’article 2 : « la République ne reconnaît, ni salarie ni ne subventionne aucun culte ». Cela signifie littéralement que l’État ne dresse aucune liste de religions qui seraient alors officiellement considérées comme telles. Dans le contexte exceptionnel de cette pandémie, ré-autoriser la fréquentation des lieux de culte n’a aucune définition légale si l’on se réfère à la loi de 1905 ! Théoriquement, tout citoyen peut clamer que le cinéma est sa religion et que les salles sont ses lieux de pratique !

Notre République laïque est donc une victime indirecte de la pandémie de Covid-19. Et les cinéphiles que nous sommes ont de quoi être en colère contre cette situation absurde et inique. À moins d’organiser des projections de films dans les églises, les synagogues ou les mosquées ? Même en imaginant cette hypothèse aberrante, il n’est pas certain que l’on puisse y passer n’importe quel film. Est-ce pour cela que la liberté de culte n’est pas « de même nature que les autres » ?

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur