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ANALYSE : "La Vie d'Adèle", de la bande dessinée au film

Même s'il est possible qu’à sa sortie en salle (le 9 octobre en France), le montage de "La Vie d'Adèle" ne reste pas identique à celui découvert en projection officielle à Cannes (le 23 mai 2013), Abus de Ciné s'est tout de même pris au jeu de la comparaison entre la bande dessinée de Julie Maroh et le film d'Abdellatif Kechiche.

ATTENTION, cet article révèle des passages clés de "La Vie d'Adèle" et "Le bleu est une couleur chaude" :

La construction narrative

Tout d'abord, les deux œuvres ne s'ouvrent pas de la même manière et ce pour une simple raison : le destin de l'héroïne (Clémentine dans le livre, Adèle dans le film) est radicalement différent d'un matériau à l'autre. Le premier protagoniste à apparaître dans "Le bleu est une couleur chaude" est Emma se rendant chez les parents de Clémentine, récemment décédée, tandis que dans "La Vie d'Adèle", c'est Adèle qui se rend au Lycée. La construction narrative qui en découle est de ce fait entièrement différente. Julie Maroh construit son récit sous forme de flashbacks à travers la lecture du journal intime de la défunte Emma alors qu'Abdellatif Kechiche ancre sa narration dans l'instant et de façon linéaire.

© Julie Maroh / Glénat

Cependant, dès que la lecture de la première page du journal intime commence, les planches de "Le bleu est une couleur chaude" pourraient presque s'apparenter au story-board du film. Hormis les séquences de cours qui rappellent fortement les cours de français de "L'Esquive", aucun des événements au lycée n'est oublié. De même, il est intéressant de constater comment les premiers contacts entre Emma (les échanges de regards sur la place ou la première rencontre au bar) dégagent les mêmes impressions ou effets au spectateur. Tandis que Julie Maroh utilise un procédé de contraste entre le noir & blanc et le bleu des cheveux d'Emma, Abdellatif Kechiche joue avec les tempos de ses plans. L'impact ressenti est identique.

Néanmoins, si les similitudes avec la BD sont frappantes entre les pages 8 et 125 (les deux tiers du livre), Kechiche choisit d'effectuer un virage par rapport au matériau d'origine, une fois la rencontre entre les deux jeunes femmes complètement développée. C'est peut-être ce qui explique le sous-titre assez énigmatique du film "Chapitres 1 & 2", alors que la BD n'a été publiée qu'en un seul tome. Le deuxième chapitre débuterait donc après l'ellipse effectuant un bond de quelques années, lorsqu'Adèle et Emma semblent mener une vie de couple chacune œuvrant dans leur profession respectives : Adèle en institutrice et Emma en artiste peintre.

Alors que "Le bleu est une couleur chaude" fait presque la même ellipse et évoque en une planche (page 130) presque six années de vie de couple, le réalisateur de "La Graine et le Mulet" prend surtout le temps d'installer le malaise pour rendre plus crédible le fait que Clém'/Adèle finisse par tromper Emma. Ce dernier événement signe la fin des similitudes entre le livre et le film puisque Julie Maroh réserve un destin bien plus tragique à son héroïne.

Les principales différences sur le fond

D'une manière générale, même si le sujet des deux œuvres est commun (l'amour passionnel de deux êtres), chacune creuse à leur propre manière les sujets sous-jacents de l'histoire. Le livre de Julie Maroh va surtout se concentrer sur la pression de l'entourage par rapport à la relation homosexuelle qu'entretient ou que souhaite entretenir Clémentine avec Emma. D’ailleurs, la découverte fracassante de l'homosexualité de Clémentine ou les regards qu’adressent des individus à Emma et Clém' enlacées dans un bar sont autant de passages que le film élude.
L'auteure y développe bien plus l'introspection de son héroïne que Kechiche (journal intime oblige) avec de nombreux passages où Clémentine se questionne sur sa sexualité et son impression d'être poussée à faire quelque chose de mal.

© Wild Bunch Distribution

Il est aussi à noter que les personnages d'Adèle et Clémentine ont des caractères assez différents, ce qui expliquerai pourquoi le réalisateur ait choisi de rebaptiser son héroïne Adèle (on dit aussi que suite à une erreur d'un comédien ayant appelé Adèle Exarchopoulos par son prénom, le choix de conserver le prénom de la comédienne s'est imposé).
Adèle paraît beaucoup plus sûre d'elle, moins soucieuse du regard des autres, moins enfantine et plus déterminée que Clémentine alors qu'au contraire, le personnage d'Emma reste assez fidèle à la représentation qu'il est possible de s'en faire à partir de la bande dessinée (même si le personnage n'est pas aussi fouillé dans la BD).

"La Vie d'Adèle" porte plus une réflexion sur le coup de foudre, le sentiment d'amour passionnel et les rapports humains que l'œuvre dont il s'inspire. À travers les impressionnants jeux d'actrices et les plans fiévreux du réalisateur parvenant à communiquer toute la passion dévorante des deux amantes, le film détaille chaque étape d'une relation amoureuse et, hormis deux moments tirés de la BD (la dispute dans la cour et le mensonge face à la famille d'Adèle), il élude presque le fait qu'il s'agisse d'un couple lesbien et des conflits de mœurs qui pourraient en découler.

Les thèmes propres à Abdellatif Kechiche

En fait, plutôt que de disséquer l'intégration d'un couple homosexuel au milieu d'une société à dominance hétéro, Kechiche développe un de ses thèmes favoris : la confrontation des milieux sociaux déjà omniprésente dans "La Graine et le Mulet" et "La Faute à Voltaire" mais également sous-jacent dans L'Esquive à travers le langage et dans "Venus noire" à travers une dimension bien plus discriminatoire.

Le réalisateur multiplie et prend le temps d'installer des situations qui ne sont jamais à ce point développées dans le livre. L'exemple le plus éloquent reste les repas dans chacune des familles qui pressentent les dissensions qui vont finir par se présenter au sein du couple.
À travers l'attention qui est portée à certains détails (les verres de vin, les assiettes d'huîtres ou de spaghettis), à certaines paroles, aux regards, Abdellatif Kechiche présente d'un côté, les parents d'Adèle simples et populaires, ayant une conception bien étroite sur la réussite professionnelle et de l'autre côté, les parents d'Emma bien plus bourgeois-bohèmes. Avec ces présentations, Kechiche nous dévoile encore une fois des protagonistes prisonniers de leur milieu social. Adèle se contentera d'une vie simple faite d'un peu de lecture dans son travail d'enseignante et des retrouvailles avec sa belle à la fin de la journée.

© Wild Bunch Distribution

Si cela lui suffit, Emma par contre a soif d'auto-réalisation et de création. C'est une artiste qui déteste voir ceux qui l'entourent s'embourber dans un quotidien. Ces objectifs divergents tracent petit à petit une frontière entre les deux femmes que le spectateur peut palper. Kechiche prend tout son temps pour distiller les détails pouvant paraître insignifiants au premier abord, mais qui, s'accumulant, annoncent le destin de cette relation.
On trouve par ailleurs des séquences laissant présager la suite du film à divers moments. Celles d'explications de texte au lycée (qui ne figurent pas dans la BD : cf. le questionnement sur la relation entre le hasard et le coup de foudre) à celles présentant Adèle ne se sentant pas à sa place au sein des discussions et des amis d'Emma sont autant d'éléments évoquant à chaque fois la suite des événements.
Rien n'est laissé au hasard et il est évident que chacune de ces séquences aussi futiles paraissent-elles de prime abord (les inserts de manifestations, les courtes scènes de classe dévoilant Adèle en institutrice) ont double emploi.
D'une part, elles construisent méticuleusement le personnage d'Adèle dans l'esprit du spectateur en tissant de ce fait un lien entre ce dernier et l'héroïne. D'autre part, elles détaillent la construction de la jeune femme. En effet, dans l'éventualité où "La Vie d'Adèle" suit la même temporalité que "Le bleu est une couleur chaude", quinze ans se seraient passés entre le premier et le dernier plan. C'est un véritable pan de vie sur l'apprentissage d'une adolescente devenant adulte que Kechiche nous offre (d'où peut-être cette décision de baptiser son film "La Vie d'Adèle" plutôt que d'utiliser le titre de la BD qui l'a inspiré).

© Wild Bunch Distribution

Au final, force est de constater que le réalisateur a pris la bande dessinée de Julie Maroh comme un point de départ en développant ses thèmes fétiches (l'éducation, la transmission, la mixité sociale, la littérature…) pour bifurquer en milieu de film sur une réflexion portée sur la vie de couple, l'usure des sentiments rongés par le quotidien mais aussi le deuil d'une relation qui a, en partie, bâti un être humain. Les conséquences de l'Amour, en somme…

Si l’amour entre deux femmes serait le principal sujet de la bande dessinée de Julie Maroh, cela passe en arrière-plan dans le film, Kechiche choisissant de ne pas traiter l'homosexualité comme un « sujet » à proprement parlé, si bien que les hétéros pourront facilement s'identifier et se rendre compte qu'on passe tous par les mêmes états, l’amour passionnel n’étant pas réservé à une catégorie de personnes.

En somme, si la bande dessinée était déjà considérée comme un hymne à l'Amour, Abdellatif Kechiche l'a merveilleusement porté à l'écran en prenant soin d'alimenter l'histoire originale d'une foule de détails condensant avec brio toute une palette d'émotions humaines en un seul personnage : Adèle.

Alexandre Romanazzi Envoyer un message au rédacteur

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