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ANALYSE : Cours, Lola, Cours, de Tom Tykwer

Les détails au service du tout

Après "Maria la maléfique" ("Die Tödliche Maria" ; 1993) et "Les Rêveurs" ("Winterschläfer" ; 1998), c’est "Cours, Lola, cours" ("Lola rennt") qui a fait connaître Tom Tykwer dans le monde entier. Depuis, il a réalisé "L'Enquête" ("The International"), "Le Parfum" ("Perfume"), "La Princesse et le Guerrier" ("Der Krieger und die Prinzessin") et "Heaven", adapté d’un scénario de Kieslowski. Mais le premier rapprochement que l’on peut faire entre Tykwer et Kieslowski, c’est justement "Cours, Lola, cours". Ce film explore, comme "Le Hasard" de Kieslowski, trois possibilités de vie pour une seule personne. Dans "Cours, Lola, cours", c’est une course contre la montre : l’héroïne a vingt minutes pour sauver l’homme de sa vie en trouvant 100 000 marks. Le film présente une nouvelle facette du cinéma allemand, sur fond de musique post-moderne électronique, co-composée par le réalisateur lui-même. L’œuvre se base donc sur un triptyque métaphysique, fondé sur des questions de temps et sur le principe de causalité. Afin de servir son propos, Tom Tykwer a recours à une chose fondamentale : le détail. Le tout est de savoir comment le cinéaste fonde son film (et ses messages), à travers une mise en scène s’établissant sur des techniques et motifs qui traversent le film. Nous étudierons ainsi la manière dont les détails révèlent à la fois les changements et les liens entre les trois parties du film, mais aussi entre les personnages et les lieux.

Les techniques et médias utilisés

« Un film sur les possibilités de la vie, pour moi, c’est aussi forcément un film sur les possibilités du cinéma », a dit Tom Tykwer dans une interview sur son film. Le réalisateur a donc opté pour une utilisation multiple de techniques cinématographiques. "Cours, Lola, cours" se construit autour de quatre axes principaux à la fois techniques et artistiques : la vidéo, la photographie, l’animation et bien sûr le cinéma, que l’on pourra également décliner en plusieurs composantes. Chaque média possède sa fonction et sa signification dans le film de Tykwer, à travers un jeu d’utilisation tantôt classique, tantôt novateur.

Le cinéma décrit toutes les scènes impliquant l’un des deux personnages principaux : Lola et Manni. Toutes les séquences n’ayant pas de lien direct avec eux sont filmées en vidéo. Cette différenciation, que l’on ne perçoit parfois qu’inconsciemment, appuie le fait que le sort de Manni est bel et bien lié à celui de Lola, et que le couple forme, en vérité, LE personnage principal du film. Pour eux, le monde sans leur présence est virtuel, artificiel, voire irréel : la résolution vidéo, qui produit cet aspect granuleux à l’image, crée cette impression.

L’utilisation de la photographie est elle aussi motivée par une recherche de virtuel. Elle décrit tout ce qui est de l’ordre du futur, ou plutôt du possible. Le film, par l’intermédiaire de Lola, croise trois personnages apparemment très secondaires (Doris, la femme avec la poussette, Mike, le voleur de vélo et Mme Jäger, l’employé de banque) dont Tykwer nous donne le destin, différent dans chaque partie du triptyque. Le réalisateur s’en sert comme élément supplémentaire pour affirmer son point de vue : tout est possible dans le futur. Le destin de ces personnages est ainsi donné par une succession rapide d’images-clés fixes, soutenues par un son d’appareil photo et de flashs. Ces photographies représentent les images mentales (d’où l’absence de mouvement) que n’importe qui pourrait concevoir en tentant d’imaginer le futur de tel ou tel personnage. Il s’agit donc de flashes d’anticipation conditionnelle, mis en parallèle avec le parcours de Lola, afin d’appuyer le propos du film.

La technique d’animation a une utilité plus complexe. Elle intervient dans le premier générique du film ainsi qu’au début de chaque partie composant le triptyque. Tykwer l’a probablement choisie à la fois pour ses possibilités techniques (la séquence des escaliers aurait été impossible à tourner telle quelle dans la réalité) et esthétiques. L’animation permet tout d’abord de contaminer le reste du film de certains motifs: la spirale (à la fois dans le tunnel où Lola court durant le générique et dans les escaliers), la complémentarité des couleurs rouge et vert, le temps (horloge, balancier). C’est aussi le point de départ de l’action puisque c’est dans la scène animée de l’escalier qu’intervient le premier obstacle de Lola : le garçon et son chien. Selon ce qui lui arrive à cet instant, Lola possède un retard plus ou moins important qui, même s’il est de l’ordre de quelques secondes seulement, va déterminer les actions qui suivront, ainsi que ses choix. C’est en tout cas le premier élément changeant dans chaque version (les obstacles du vol du scooter et de la perte du sac, dans le flash-back, étant inchangés, on les considérera comme non déterminants). Le dessin animé crée donc un point de départ essentiel dont dépend toute la suite : elle est la transcription graphique de l’effet papillon, et en même temps une sorte de messager du destin.

L’utilisation « classique » du cinéma peut être découpée en plusieurs éléments de significations différentes. Le noir & blanc transcrit de manière traditionnelle le flash-back mais il est intéressant de noter que seuls les flash-back que racontent Manni et Lola sont montrés ainsi. Les séquences de transition entre les différentes parties sont, elles, filmées avec une lumière rouge qui inonde l’image. Cette distinction nous fait entrer dans l’inconscient de Lola. C’est par ailleurs les seules séquences calmes où la caméra est totalement spectatrice. Cette couleur rouge et le silence présent dans les deux séquences ainsi filmées créent une sorte de zone de « coma », qui se situe entre la vie et la mort. Elles sont le reflet de la devise du personnage de Lola : « je refais le monde selon mes désirs ». Ces scènes détaillent la volonté de Lola de contrôler son destin et celui de Manni, et ainsi de combattre la spirale et les photographies du générique. C’est aussi un peu la métaphore du « réalisateur dieu » qui décide du sort du film et de ses personnages, l’éclairage rouge de ces scènes rappelant d’ailleurs celui des laboratoires où le photographe révèle son œuvre.

Enfin, il y a la séquence pré-générique qui, même si elle n’est liée ni à Lola ni à Manni, utilise le média cinématographique. Ce prologue a pour but de lancer le caractère philosophique du film et de donner le ton à la narration, entre réalité et irréalité. Il permet aussi de tromper le spectateur puisqu’il met en évidence des personnages que l’on peut imaginer essentiels et qui s’avèreront être secondaires. Cela a pour effet de mettre en avant la coexistence de la foule et de l’individu, et de montrer que le film aurait pu parler de n’importe quel individu, chacun étant aussi intéressant qu’un autre (propos repris par les flashes d’anticipation conditionnelle dont nous avons parlés précédemment).

Construction cartographique

Le premier signe de cartographie se situe dans le générique, lors de la présentation des acteurs et de leur personnage respectif sous forme photographique. L’arrière-plan de l’image est constitué de croix blanches, encadrant un peu plus Lola, Manni…Tom Tykwer instaure intentionnellement un cadre à l’intérieur du cadre photographique, entourant le personnage qui est comme « emprisonné » par la narration.

Puis les premières images du film, nous montre un plan de la ville de Berlin, lieu où se déroule la course effrénée de Lola. Vu en plongée par voie aérienne, cet ensemble de rues est tel un réseau qui sera le théâtre de ce sprint contre l’horloge. L’histoire de Lola débute avec un montage alterné entre elle et Manni, ce qui instaure le suspense, soutenu par une musique contemporaine dynamique. L’ami de Lola se trouve dans une cabine de téléphone à l’autre bout de la ville. Sur ces plans, le réalisateur donne différents points de vue de telle sorte que le spectateur le ferme dans sa cage dorée. La structure de ces images est minutieuse. Les lignes horizontales et verticales, que tracent la cabine et le décor, sont considérables et mettent en avant l’idée que Manni n’a plus le choix. Il doit trouver l’argent ou mourir.

Sur la route de Lola, nombre de signes cartographiques sont présents au travers des lignes et motifs. Tous les détails ont leur importance, aucun intrus dans l’image. Tout est calculé de façon à mettre en place un suspense et une relation entre les protagonistes, les lieux et les différentes étapes de Lola. Les deux passages de l’héroïne sur la place dallée, sont filmés en plongée, mais la construction de l’image est différente. Cette place dessine un quadrillage strict, où les lignes directrices sont noires. Nous constatons que Lola la traverse une première fois en suivant les diagonales du quadrillage, puis une deuxième fois en courant sur l’une des lignes directrices. Le sens de la course est le même à l’écran mais pas la direction de Lola. Voilà une démonstration de l’importance d’un détail sur le déroulement du reste de la narration. Les décisions de l’héroïne (ou du réalisateur ?) influent sur sa vie et celle de Manni, ses choix de trajectoire étant primordiaux pour la suite. La forme du dallage de la place et sa certaine rigueur de construction sont rappelées par la porte blindée de la banque que traverse à plusieurs reprises Lola. Les quadrillages sont nombreux dans le décor berlinois mais aussi dans le montage du film qui fait usage du split-screen, combiné avec la porte coulissante du grand magasin.

Motifs et couleurs

La forme elle-même du film n'est sans doute pas anodine. "Cours, Lola, cours" est construit sur la base d'un triptyque ; or, l'utilisation et l'origine première de cette structure est avant tout religieuse. La définition du Larousse est la suivante : « œuvre peinte ou sculptée en trois panneaux dont les extérieurs se replient sur celui du milieu ; vient du grec triptukhos signifiant plié en trois ». On trouvait surtout cette forme d'art au Moyen Age, période où l'art religieux primait sur tous les autres, jugés profanes. L'intrigue de "Cours, Lola, cours" nous est sommairement présentée dans une première partie par les deux protagonistes principaux, Lola et Manni, puis l'histoire se décline en trois scènes, trois hypothèses ou trois chances.

La vie de l’homme est un questionnement sans fin dont les réponses conditionnent son avenir. C’est autour de cette problématique annoncée par le pré-générique, que s’articule la course effrénée de Lola contre le temps. Cette dernière idée illustrée dans le film d’animation est générée par deux motifs dominants : l’horloge et la spirale. Cette dernière, revient à trois reprises annonçant le triptyque du film. La spirale attire Lola dans un mouvement perpétuel, métaphorisant la fuite du temps. Ce temps que l’homme cherche à retarder ou avancer est au cœur de la vie même de l’homme. Cette idée est aussi présente dans la « démonstration » télévisuelle de dominos, qui marque l’irréversibilité du temps, en opposition avec Lola qui tente de le changer. Tout se suit, s’imbrique. Alors que le film, lui, peut revenir en arrière.

Construite en triptyque, la narration s’articule autour de différents motifs, qui interpellent le spectateur et le maintiennent en haleine. Ainsi, la sonnerie insistante du téléphone, oblige déjà Lola à courir. Le montage alterné de la conversation précipite la construction de l’intrigue, ainsi que l’opposition des couleurs rouge et jaune. Le rouge fait plutôt référence à Lola (cheveux, téléphone, voiture), alors que le jaune représente Manni (cheveux, supermarché, cabine téléphonique).

La couleur rouge du téléphone, instrument de liaison dramatique, sera disséminée par touches sur les principales étapes de Lola : le cycliste et le camion de pompier. Ces trois éléments servent le principe de liaison sonore ou spatiale. Ils permettent de faire avancer Lola dans sa quête. De plus, l’héroïne, dont les cheveux sont rouges, est aussi un élément de montage entre toutes les scènes. Sa « crinière flamboyante » et sa vitesse peuvent d’ailleurs faire penser aux héros de jeux vidéo (parallèle plus flagrant dans les parties animées). A leur image, Lola dispose de trois vies pour gagner. La couleur relie les trois parties à travers l’héroïne elle-même, mais aussi à travers le téléphone et les scènes dans le lit, filmées avec un filtre rouge. Cette couleur crée, dans les deux scènes, une atmosphère de laboratoire photographique, et par voie de conséquence une part de mystère (de révélation), voire de rêve.

La représentation de l’escalier dans le dessin animé rappelle fortement la figure de la spirale par son architecture centripète. Le personnage est ainsi emporté dans le tourbillon de ses propres émotions. Le dessin de Lola, dans sa course effrénée, arrive à une porte où une spirale est présente. Celle-ci l’engloutit dans le monde réel, mais qui n’est pas forcément vérité. La forme du tourbillon revient tel un leitmotiv tout au long du film. Lorsqu’au tout début, Manni est dans la cabine téléphonique, on aperçoit derrière lui l’enseigne d’un commerce avec pour logo, une spirale à deux hélices, de couleur jaune. Cette forme oppressante poursuit les personnages jusque dans leur sommeil, lors des passages entre « les trois versions » : les deux protagonistes sont représentés dans un lit dont le motif des draps est une spirale, comme si Lola répétait inlassablement les situations. La spirale de la vie ne la laisse jamais tranquille, elle est néanmoins obligée de la fuir. Mais, même si Lola essaie à chaque fois de modifier le cours des choses, Manni et elle sont finalement emprisonnés dans leur propre vie. Ils repoussent la mort, tentent de la retarder, mais ne l’empêcheront pas éternellement. Nous pouvons voir ici une représentation symbolique de la condition inhérente à l’être humain et le questionnement qui hante chacun : quand viendra-t-elle ? Peut-on retarder l’arrivée de la mort en jouant avec le temps, en courant après lui à la manière de Lola ? Ce que nous apprend le film, c’est que rien n’est prévisible. La moindre perturbation quasi anodine peut changer le cours de l’histoire, la course de Lola…

En opposition à la forme de la spirale, Tom Tykwer utilise le motif du quadrillage. Il est présent avec la « fiche » des protagonistes dans le générique, mais également dans la cabine téléphonique. Manni, par le quadrillage, semble prisonnier de cette cabine où il ne peut détacher son regard du supermarché, attendant Lola tel un messie venu le sauver. Inconsciemment il pense qu’elle n’arrivera pas à temps, mais il l’attend jusqu’au bout, jusqu’à l’heure fatidique : midi. Une heure qui n’est sans doute pas choisie au hasard : c’est en effet un horaire de transition, à la fois dans la journée (passage du matin à l’après-midi) et dans leur vie (passage d’une situation où ils ont encore la possibilité de choisir à une situation où ils ne l’ont plus). Le temps omniprésent dans "Cours, Lola, cours", est matérialisé par l’horloge du pré- générique, celle à côté du supermarché, celle de la banque, celle du casino et par la montre de la vieille dame que Lola croise. Le compte à rebours commence pour la jeune femme avec le coup de téléphone de Manni et tout les éléments sont là pour lui rappeler que le temps défile inexorablement.

"Cours, Lola, cours" semble nous montrer que la vie dans sa globalité n’est finalement qu’une succession d’événements de probabilités. La vie est construite par d’infimes détails et le film de Tom Tykwer reprend cette architecture. Les détails ont finalement tellement d’importance dans ce film qu’on en oublie parfois que ce ne sont que des détails. Ils interagissent jusqu’à former le tout : la vie et le film.

[La version initiale de cet article était un travail d'étude coréalisé par Raphaël Jullien, Alexandra Trépardoux, Gaëlle Bonnardel et Sandrine Di Fruscia.]

Raphaël Jullien Envoyer un message au rédacteur