THE NEON PEOPLE
Under the American Skin
Synopsis du film
Sous la ville de Las Vegas et son célèbre Strip serpente un réseau d’évacuation tentaculaire des eaux pluviales, construit à la fin des années 70 et comportant près de 800 kilomètres de tunnels qui se prolongent dans tout le désert du Nevada. C’est dans cet environnement obscur et insalubre que résident des milliers de sans-abris…
Critique du film THE NEON PEOPLE
Si l’on voulait choisir la facilité en matière de lecture critique et cinéphile (au risque de traiter comme supposition ce qui pourrait peut-être friser la lapalissade), "The Neon People" aurait a priori de quoi cocher toutes les cases d’une ultime partie de trilogie entamée par "We Blew It" puis poursuivie avec "Michael Cimino, un mirage américain", et dont le fil directeur thématique et sensitif serait l’approche d’une sorte de désillusion générale et perpétuellement renouvelée de tout ce qui aurait attrait au « rêve américain » (ou tout du moins à l’idée que l’on se ferait du terme). D’une Amérique aux idéaux broyés jusqu’aux nantis végétant sous la surface du « néant néon » en passant par l’aura mémorielle d’un territoire ô combien mythologique, cette approche « documentaire » en trois temps d’un Jean-Baptiste Thoret constamment stimulé par les paradoxes du pays de l’Oncle Sam aura surtout réussi à prendre le pouls d’une réalité marginale que notre art préféré – et tout particulièrement celui du pays concerné – rechignait trop souvent à regarder en face. De quoi avoir envie de tirer notre Stetson à l’un de nos plus précieux vecteurs cinéphiles, devenu désormais un cinéaste aussi surdoué que profondément intègre, pour qui la route et l’aventure sont les gages d’un regard transcendé sur (et par) le réel, pour qui le documentaire et la fiction sont des matériaux aux codes plus fusionnels qu’on ne le croit (l’un n’est au fond que l’égal déguisé de l’autre), pour qui fouiller l’âme d’une nation conditionnée par ses pères et son art se fait par le biais du 7ème Art et de ses propres pères.
Nous revoilà de nouveau face à une expérience de cinéma immersive qui joue autant de la dilatation du temps que de la forte picturalité esthétique du cadre, pour le coup amplifiée par le choix d’un format Scope qui tend à épouser la large horizontalité des espaces visités et à amplifier l’éparpillement de ses visiteurs dans les recoins d’un cadre trop étiré pour les centraliser. Qui sont tous ces gens ? Ni plus ni moins que les exclus d’une Amérique consumériste qui tend à marginaliser tous ceux qui souffrent, à cacher sous le paillasson tout ce qui peut mal tourner et perturber sa tranquillité, à se bercer d’illusions sur le rêve promu par ces néons environnants. Ce sont eux qui résident dans ces labyrinthiques tunnels d’évacuation d’eaux usagées (un décor à haute teneur symbolique), jonchés de canaux crasseux et de détritus en tous genres, qui topographient le ventre caché de la célèbre « cité du vice » en plein désert ricain. Et ce ne sont là que des individus ayant connu un violent virage à 180° au cours de leur existence (ruine, accident, drogue, excès divers, etc.) qui les aura contraints à trouver refuge dans une sorte de « cour des miracles » sans cour ni miracles, où résident tant de souffrances, de rêves détruits et de cœurs brisés, et où « se faire oublier » peut presque paraître si facile.
Point de misérabilisme dans la démarche de Thoret, mais au contraire une approche digne, réfléchie, préparée avec minutie au terme d’un long travail d’enquête, et élaborée avec la confiance pleine et entière de caractères d’une richesse insoupçonnée, qui se livrent avec d’autant plus de facilité que leurs anecdotes et confessions font souvent l’effet d’un violent coup dans le plexus. Mieux : en faisant en sorte de les cadrer le plus souvent en groupe ou en couple, Thoret filme moins des anonymes qui témoignent face caméra que des individus qui se livrent réciproquement à distance respectueuse de la caméra, ce qui donne ainsi au récit la dimension d’une réflexion autogérée dépassant le simple constat social documenté. Vision puissante d’une société en vase-clos qui, tout en essayant de construire son propre mode de (sur)vie, se raccroche malgré tout aux règles du monde extérieur (voir comment certains des sans-abris ont adopté les règles de sécurité en plein Covid). Avec, en guise de filtre visuel, la prédominance symbolique du néon : celui-ci est ici autant la lumière qui perce l’obscurité de ce quart-monde souterrain qu’un motif visuel acidifiant le réel et incitant de facto à une redéfinition de notre propre regard. Sans doute parce qu’il caractérise aussi bien la surface (où l’on éclaire le chemin vers l’illusion fatale) que la profondeur (où l’on cherche son chemin dans le noir total).
D’un récit à l’autre, d’un personnage à l’autre, d’un destin à l’autre, ce grand film a valeur de mosaïque humaniste sur un underground fascinant où le visage creusé d’un individu fait jeu égal avec les grands espaces d’un pays mythifié par le cinéma : la nature de l’un interpelle la nature de l’autre (et vice versa) au sein d’un cadre où tout n’est que paysage mental et « désert du réel ». La caméra ne cesse d’enregistrer des espaces et des durées en les mettant tous les deux en corrélation, en capturant des perspectives quasi oniriques au sein d’un contexte qui devrait en principe nous en priver, et surtout, en misant sur les outils du cinéma (en particulier cette splendide recherche de stylisation) pour contrer ce saoulant robinet d’eau tiède que constitue l’approche naturaliste et granuleuse propre à une certaine conception rance du documentaire. Ici, l’image nous piège, nous capture, nous enveloppe, nous invite à (perce)voir l’inconnu. Elle enregistre le vrai par le biais du point de vue amplifié. Elle guette la beauté et l’espoir derrière chaque perspective d’échange et de cadre, y compris au travers des dernières minutes du film qui accompagne les retrouvailles pleines d’espoir entre une mère sans-abri et sa fille devenue maman. "The Neon People" est ainsi fait : une odyssée dans l’obscurité existentielle qui se change en trajet sensoriel vers la lumière humaine. Et c’est bouleversant.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur


