SINNERS

Un film de Ryan Coogler

Comme un goût de "Burning Hell" de John Lee Hooker mais au cinéma

Partis depuis presque 10 ans, deux frères jumeaux reviennent dans leur patelin natal perdu quelque part dans la région du Mississipi. Nous sommes en 1930 et le contexte, à cheval entre relents de la guerre de Sécession et prohibition, rend le retour des deux frères plus compliqué que prévu. Mais tout va bien, ils ont comme projet d’ouvrir un club de blues et leur cousin Sammie, fils du prêtre local, compte bien leur prêter main fortes. Alors que les choses se profilent bien, il existe en ces terres une force maléfique insoupçonnée qui risque de leur donner du fil à retordre…

Quelle situation délicate dans laquelle le studio Warner Bros. se trouve depuis bientôt deux ans. Avec dans son catalogue des films aux bides retentissants comme "Joker: Folie à deux" de Todd Phillips en 2024 (200 millions de dollars de budget pour 207 millions aux box office mondial) ou encore la même année "Furiosa : A Mad Max Saga" de Georges Miller qui aurait coûté 168 millions de dollars pour rapporter quasiment la même somme, à quelques centimes près. Plus récemment c’est "Mickey 17", le film de Bong Joon-Ho pour le studio américain n’a rapporté que 110 millions de dollars alors qu’il en aurait coûté 118 millions. Et si on repense aux nombreuses années qui ont précédé, bourrées de mauvaises gestions et de choix créatifs discutables (la débâcle autour du DC Universe pour ne citer qu’un exemple parmi d’autre), la firme récemment fusionnée avec Discovery Media est à son plus mal.

Connue historiquement pour promouvoir et financer des long métrages portés par des auteurs, Warner Bros. est en train de faire un rétropédalage historique, annonçant vouloir investir uniquement dans les franchises déjà établies telles que "Harry Potter" (et dernièrement l’abominable "Minecraft Le film" qui explose les scores). Avant l’arrivée de leur prochain projet casse gueule (le dernier Paul Thomas Anderson, "Une bataille après l’autre", avec un budget sidérant de 140 millions de dollars), c’est au tour de "Sinners" de tester la capacité du public contemporain à accueillir des œuvres originales avec budget XXL. Le dernier film du duo Ryan Coogler et Michael B. Jordan a fait dépenser la bagatelle de 90 millions de dollars pour financer ce projet fou, au mélange de genre surprenant saupoudré d’une lettre d’amour au Blues et c’est peu de dire que depuis sa sortie ce mercredi les investisseurs observent à la loupe les premiers chiffres.

Pour ce qui est de parler box office, budget et compagnie, on en a fini. Mais il était essentiel de dresser ce portrait balbutiant de ce studio historique qui tente ses dernières cartes pour ramener un public vers un espace cinéma de plus en plus délaissé ou incompris. Ceci confirmant que le cinéma a en son sein ce paradoxe fascinant et déchirant d’être autant une industrie qu’un art. En misant sur une équipe comme celle chargée de "Sinners", le studio espère évidemment faire un gros coup. Le réalisateur Ryan Coogler, déjà remarqué à Sundance avec "Fruitvale Station" (déjà avec Michael B. Jordan, présent dans tous ses films jusqu’à présent), est entré dans le système avec d’un côté la relève de Rocky Balboa avec "Creed" premier du nom en 2015 et de l’autre l’honneur de pouvoir réaliser le premier film de super-héros mettant en vedette un acteur afro-américain avec l’adaptation du comics Marvel, "Black Panther". Et ces deux projets furent des succès (ainsi que la suite du second, "Wakanda Forever").

C’est donc avec un bagage lourd, empreint de confiance, qu’ils se sont lancés dans l’écriture et la réalisation du film qui nous intéresse aujourd’hui. Étant toujours prompt à mettre en avant la culture afro-américaine dans ses films, Ryan Coogler réalise avec "Sinners" une étape beaucoup plus personnelle et ambiguë sur la notion de réussite dans un système qui reste peu favorable à l’ouverture, quoi qu’en disent certains chargés de communication. C’est avec son point de départ à mi chemin entre "Une nuit en enfer" de Robert Rodriguez et un film estampillé Jordan Peel ("Get Out", "Us" "Sinners" nous faisant surtout penser à son chef d’œuvre "Nope") que le cinéaste et son acteur dédoublé pour l’occasion nous plongent dans ces contrées du Mississipi, avec tout le racisme inhérent à ces régions, mais aussi l’aspect spirituel qui résonne chez les locaux, pour nous compter une histoire aussi sexy que violente, aussi nihiliste que feel-good.

Alors certes le film ne s’épargne pas quelques tours de passe-passe scénaristiques ou de construction (avec ce montage en boucle), mais on ne peut bouder notre plaisir face à autant de séquences mémorables et un sous texte plus que pertinent. La recherche de succès et les moyens pour y parvenir sont des thématiques qui habitent le film jusque dans ses recoins fantastiques. Très vite, on nous présente les jumeaux (incroyable double jeu de Michael B. Jordan) Stack et Smoke comme des petits truands qui après avoir arnaqué des pontes de Chicago, décident de revenir dans leur commune de naissance pour y ouvrir un club de blues. Leur cousin Sammie (grosse surprise avec le nouveau venu Miles Caton) est un biais de découverte de l’histoire idéal : il constate que ses deux cousins ne sont pas totalement réglos, mais visiblement ils réussissent. Ils réussissent tellement qu’ils peuvent marchander avec un magnat de l’immobilier Blanc et s’habiller même comme lui. Du point de vue de Sammie, qu’importent les moyens, visiblement ces deux-là ont réussi à monter l’échelle sociale, et qu’importe s' ils ont dû pactiser avec le diable.

D’aucun ont perçu l'élément fantastique comme non nécessaire, mais cela serait ne pas prêter attention au sous texte du film, ainsi qu’à différents éléments disposés par le metteur en scène pour nous faire comprendre où il veut en venir avec cette histoire de vampires qui décident d’interrompre l’inauguration du bar. Car le vampire est ici est présenté presque comme une échappatoire pour cette communauté afro-américaine encore sous le joug de l’esclavage et de l’apartheid. Finalement Stack et Smoke n’ont jamais été et ne seront jamais véritablement libres tant que l’Homme Blanc fera attention à la couleur de leur peau. Est-ce que se transformer en une créature mythologique, vivre pour l’éternité avec la nuit qui nous appartient ne serait finalement pas une bonne manière pour gravir l’échelle sociale jusqu’à des stratosphères encore inconnues ? Brillante mise en image de ce dilemme autour de ces personnages qui doivent choisir entre rester dans une réalité oppressante ou devenir eux-même des monstres ?

Ce n’est pas par hasard d’ailleurs que le chef des vampires est un homme blanc aux origines irlandaises. En plus du clin d'œil historique (ils ont fait partie des premiers colons d’Amérique, chassant de leurs terres ceux qui y résidaient), son origine irlandaise le connecte fortement aux héros du film avec cet attachement avec la musique. Tout comme les peuples afro-américains, les irlandais ont une culture musicale très ancrée et arrivent à sortir des musiques juste avec la force de la chope, des poings sur la table et des voix qui portent. Lui-même à la recherche de connexions avec d’autres, le chef des vampires (brillant Jack O’Connell) ne recherche pas plus que nos protagonistes que le désir d’appartenance à une communauté. C’est là aussi que le long métrage surprend : il s’attarde longuement sur cette passion qui anime les corps en musique.

Le film déclare alors son amour à la musique, à travers des séquences excitantes et visuellement splendides où l’on croirait voir le "Elvis" de Baz Luhrmann débarqué sur scène tant la mise en scène et le montage tendent vers une sorte de jouissance cinématographique qui explosera dans un dernier acte où les sons de guitares se froissent en même temps que les os. Mention spéciale à la bande originale de Ludwig Goransson, faite de sonorités blues, électroniques et parfois country, qui rendent l’ensemble encore plus homogène dans la manière de nous raconter cette histoire. Amis du Blues restez pour essayer de trouver Buddy Guy quelque part en musicien de Jazz, aficionados des films de vampires regardez le sans hésiter, c’est "30 Jours de Nuits" politisé, quant à celles et ceux qui aiment tout simplement le cinéma, avec ce qu’il comporte de moments suspendus et de questionnements existentiels, foncez.

Germain BrévotEnvoyer un message au rédacteur

BANDE ANNONCE

Laisser un commentaire