RUPESTRES

Un film de Marc Azéma

Cas de conscience

En septembre 2022, les « Rupestres », collectif de sept artistes majeurs du 9ème Art, ont donné libre cours à leur imagination en dessinant, gravant, peignant et sculptant pendant neuf jours dans une petite grotte du Lot, située au cœur du Parc Naturel Régional des Causses du Quercy. Un travail artistique construit en « résonance » avec leurs ancêtres artistes premiers des cavernes de la Préhistoire qui avaient autrefois orné la grotte du Pech Merle tout près de là…

Il faut bien avouer qu’au premier regard, en rentrant de plein fouet dans ce documentaire sans mise en garde préalable ni prise de connaissance du contexte (et il n’y a pas de quoi se sentir fautif, car aucune introduction en off ne vient clarifier d’entrée l’enjeu ou la démarche de ces « artistes archéologues »), il y a de quoi s’alarmer, voire s’indigner. Que des artistes comme Picasso ou Soulages en aient rêvé (comme le souligne l’affiche), on veut bien le croire, mais ce projet collectif visant à investir une grotte millénaire pour s’y improviser dessinateur des reliefs peut nous faire se poser un cas de conscience et invite sinon au rejet, en tout cas à la méfiance. N’y a-t-il pas des questions d’éthique à se poser en voyant quelqu’un faire acte de palimpseste instinctif sur un matériau aussi millénaire que la roche ? Le fait de poser sa griffe artistique sur un relief en fonction de ce que la forme de la roche et des pigments peut évoquer (à l’image de cette coulure de calcaire redéfinie en vague silhouette féminine) ne doit-il pas s’assimiler à de la détérioration ? Transformer un vulgaire graffiti sur la roche en une peinture évoquant l’art rupestre est-il gage d’« amélioration » ? Et par analogie, que dirait-on si quelqu’un venait à redéfinir à sa guise les peintures ancestrales de la grotte de Lascaux parce que le temps les a détériorées ?

Quand bien même le dossier de presse prend bien soin de préciser que cette grotte du Lot fait désormais office de champignonnière et que cette expérience en son sein a été directement proposée au collectif de dessinateurs, sa présence au sein d’un grand parc naturel régional sous label de l’Unesco (donc un lieu où la notion de « préservation » a en principe valeur de loi) pose question quant au fait d’y pratiquer ce que l’un des artistes qualifiera en fin de compte d’« expérience éphémère » et de happening. Si pour ces gens-là, appliquer son pinceau sur un relief ancestral pèse le même poids que d’effectuer un tracé sur du papier, il y a de quoi amorcer un sérieux débat – on reste même plus que dubitatif d’entendre l’un d’entre eux lâcher un édifiant « On a l’impression de peindre sur le relief de nos existences » avec un grand sourire fier jusqu’aux oreilles. On aimerait rappeler à ces « gens de la narration qui se préoccupent du narratif » (ce sont là leurs mots) que lorsque l’Histoire a elle-même imposé sa propre narration, il conviendrait d’identifier et d’appréhender les signes du passé au lieu de les réinterpréter.

Bien sûr, il n’est pas ici question de remettre en cause le talent bien réel de ces sept dessinateurs de BD (parmi lesquels on retrouve d’ailleurs un certain Pascal Rabaté, qui signa il y a une quinzaine d’années l’adaptation au cinéma de sa propre œuvre "Les Petits Ruisseaux"), ni même de contester le travail de captation du réalisateur Marc Azéma. On reconnaîtra d’ailleurs à ce dernier le soin d’avoir cherché à creuser peu à peu le fond de la motivation de ces artistes et d’avoir mis en lumière leurs réflexions personnelles (parfois teintées d’autocritique), le tout dans un cadre naturel magnifiquement filmé (les reliefs extérieurs comptent ici presque autant que les tréfonds de la grotte). Et si l’on lève parfois les yeux au ciel face au dévoilement de leur inspiration au fil de leur exploration de la grotte (dans le film, l’un d’eux cherche une « zone inspirante » parce qu’il a envie de dessiner un arbre, et dans le dossier de presse, il est fait mention d’un dessinateur ayant envie de dessiner des immeubles et des voitures !), cette smala d’artistes a au moins la décence d’exposer plein cadre la passion qui les anime. Cela ne suffit hélas pas à laisser de côté ce lourd sentiment d’assister à un authentique travail de sape, sur lequel bon nombre de géologues ou historiens ainsi que certaines associations de protection du patrimoine (telles que la FFTS) ou de l’environnement auraient sans doute fort à dire.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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