REFLET DANS UN DIAMANT MORT
Déflagration scopique
Synopsis du film
John D, un septuagénaire vivant dans un hôtel de luxe de la Côte d’Azur, est intrigué par sa voisine de chambre qui lui rappelle ses heures les plus folles sur la Riviera durant les années 60. À cette époque, il était espion dans un monde en pleine expansion et plein de promesses. Un jour, cette voisine disparaît mystérieusement… et replonge John face à ses démons : ses adversaires d’antan sont-ils de retour pour semer le chaos dans son monde idyllique ?

Critique du film REFLET DANS UN DIAMANT MORT
Que peut bien désigner ou symboliser ce fameux « diamant mort » ? Quelque chose de beau et de pur qui aurait soudain perdu son aura, comme un corps humain mort ou un quelconque objet de fétichisme fracturé en mille morceaux ? Un œil humain intégrant dans sa pupille réflectrice l’image de ce(lui) qui l’a tué ? Ou alors, lecture cinéphile oblige, un cinéma qui n’existerait plus ? Cet angle-là n’est pas seulement appuyé par la multitude de partis pris déployés par Hélène Cattet et Bruno Forzani tout au long de leur nouveau film. Il s’impose surtout à nous de par notre désir ferme de saluer et de préserver toute expérience de cinéma fuyant les modes les plus conformistes du moment pour renouer avec une certaine forme de pureté originelle – celle-là même dont notre art préféré aurait été privé depuis trop longtemps. En outre, derrière ce titre sonnant comme un écho plus ou moins direct à un film signé John Huston ("Reflets dans un œil d’or") ou à un ouvrage de référence consacré au mondo ("Reflets dans un œil mort"), semble déjà se nicher une lecture ouvertement diffractée et scopique d’un genre et/ou d’un enjeu narratif… Voilà déjà quelques pistes théoriques nécessaires avant de jouir sensitivement des mille reflets aveuglants d’un authentique diamant de cinéma, taillé sur mesure pour la salle obscure et les spectateurs en mal de sensations fortes.
Face à leurs deux premiers films ("Amer" et "L’Étrange couleur des larmes de ton corps"), il semblait de bon ton de voir dans le style d’Hélène Cattet et Bruno Forzani une proposition de cinéma unique en son genre, exclusivement cimentée autour de la dimension sensorielle du giallo à la sauce Bava ou Argento : revival de ses images archétypales, érotisation des chairs humaines, éjaculations de sang vermillon, fétichisme des gants de cuir et des armes blanches… Il aura pourtant fallu attendre l’année 2017 et leur adaptation de Jean-Patrick Manchette ("Laissez bronzer les cadavres") pour saisir l’extraordinaire parallaxe nichée derrière cette démarche. Qu’importe le genre abordé (giallo, western, polar : moins des moules figés que des matières à re-sculpter soi-même), cette précieuse entité à deux têtes cherchait surtout à en plier les codes pour mieux tendre vers un idéal de mise en scène : mettre le « sens » en perspective à force de mettre les « sens » à rude épreuve par le biais du découpage. D’où leur goût des images violentes et sensuelles, retranscrit via un langage tranché et tranchant qui agence ses plans tout en aiguisant leurs effets, qui fait mine de privilégier la figuration pour mieux transcender l’incarnation, qui soumet son audience à une série de chocs sensitifs découlant d’un rythme tour à tour ralenti ou accéléré. En procédant ainsi, Cattet et Forzani peuvent s’émanciper d’un genre désormais plus amer qu’acide (parce que basé sur des codes trop remâchés) en le faisant imploser à foison, pour ne pas dire à répétition, afin que l’étrange couleur des larmes de ses codes puisse briller à tout jamais sur son cadavre fétichisé et magnifié.
À ce stade, que pouvait être le stade suivant d’une telle montée en puissance pour ces têtes chercheuses du paysage cinématographique actuel ? Les paris étaient lancés. Et alors qu’on attendait la concrétisation d’un projet de pinku-eïga animé (c’est toujours prévu, on a hâte !), "Reflet dans un diamant mort" nous remet fissa à genoux en s’aventurant dans un territoire pour le moins inattendu, à savoir celui de la mise en abyme. Au-delà de références clairement assumées au fumetti à la sauce "Diabolik" (avec tout ce que cela comporte de fétiches visuels ou plastiques), le film épouse les contours d’une narration mémorielle, revisitant les codes du film d’espionnage (dont James Bond) en partant d’une situation évoquant "Mort à Venise" de Visconti. Dès la scène d’ouverture où un vieil homme (Fabio Testi), revisite progressivement son passé d’espion à mesure qu’il observe une jeune femme depuis la terrasse d’un hôtel de la Riviera, les dés sont jetés. Le spectateur est piégé – il le sait d’entrée et il en jouit d’avance. Le genre devient un « diamant » dont chaque reflet lumineux sera une invitation à éveiller le(s) sens pour mieux nous aveugler sur le sens pris par la narration. Le labyrinthe cinéphile est activé avec l’option « fantasme » pour lézarder chaque amorce potentielle d’un passé plus ou moins avéré. Et la déflagration scopique peut ainsi s’amplifier comme jamais, réitérée en boucle avec des effets secondaires sans cesse renouvelés et persistant encore longtemps après la projection.
Fidèles à leurs fétiches visuels, ici recrachés avec soin et régularité (postures iconiques, gros plans leoniens, cadrages en amorce, split-screen en cascade, répliques aussi succinctes et violentes que des rafales d’Uzi), Cattet et Forzani font certes mine de prolonger leur goût d’une fuite onirique par le biais d’une fétichisation de tout ce qui s’invite dans leur cadre (vêtement, architecture, objet, arme, corps, peau, sang, sueur…). La nouveauté vient de ce vertige identitaire qui n’a de cesse de taper l’incruste pour faire tout s’embrouiller et se télescoper façon kaléidoscope. Le masque cache une peau qui, une fois lacérée, dissimule potentiellement un autre masque sous lequel se niche peut-être une autre peau (et ainsi de suite…). Le personnage archétypal (espion, agent secret, tueur masqué) n’est au fond que la carapace de l’interprète – forcément interchangeable – qui tente de s’en imprégner sur le moment ou de la réinterpréter a posteriori – on sent ici et là un regard cruel sur la « face cachée » du 7ème Art. Le look physique ou vestimentaire qui appuie le relief d’autrui via sa posture peut travestir une autre fonction des plus fatales – prosternation totale devant ces idées folles de longue chevelure féminine dissimulant des hameçons ou une robe Paco Rabanne reconfigurée en arme mortelle ! Le scénario d’un film peut lui-même casser son apparente linéarité pour dévoiler sa nature métatextuelle, dont on épluche les strates du récit à la manière d’un oignon. Et au final, le réel n’est qu’une surface plastique et/ou abstraite que la caméra, nourrie aux effets de désorientation propres à l’art optique et aux jeux de colorimétrie, frôle à toute vitesse pour mieux la déformer.
Cette vertigineuse mise en abyme, en soi parfaitement lisible si l’on accepte l’idée d’une mise en scène faisant primer la sensation sur la certitude (c’est en acceptant de se perdre et d’en ressentir les effets qu’il est possible de trouver son propre fil d’Ariane), aide enfin à cerner encore un peu plus l’âme centrale de ce précieux tandem de cinéastes. Loin de vouloir à tout prix amplifier les fétiches du giallo d’un film à l’autre, ces alchimistes charnels du langage filmique sont bel et bien à rapprocher de l’art vertigineux d’un certain Satoshi Kon, et il aura fallu attendre ce quatrième film – de très loin le plus abouti – pour prouver à quel point ils pouvaient en égaler le génie. D’abord par la seule force d’une narration stéréoscopique en écho direct avec la narration en mouvement perpétuel de "Millennium Actress", mêlant la résurgence des souvenirs d’une incarnation archétypale (ici la figure de l’agent secret) avec celle des étapes d’une cinéphilie en ébullition. Ensuite en faisant en sorte qu’au sein d’une simple scène, voire d’un simple plan, il ne soit plus possible de différencier le cinéma et la vie, conséquence directe d’une parfaite symbiose entre vérités et fantasmes. Enfin en usant d’un vaste enchevêtrement de perceptions et de textures (visuelles et sonores) pour encourager à des visions répétées – on peine à mesurer la portée des niveaux de lecture imbriqués là-dedans. Ce triple pari n’est pas simplement tenu jusqu’au bout, il transcende nos espoirs les plus fous. Avec ce chef-d’œuvre ultime, Hélène Cattet et Bruno Forzani ont tout pulvérisé sur leur passage.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur