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LE PREMIER HOMME

Un film de Gianni Amelio

Quand Camus rencontre Gamblin…

Août 1957. Jacques Cormery, écrivain de renom, revient à Alger alors que la menace du FLN et l'animosité des Français d'Algérie grondent. Au cœur des événements, il tente d'intervenir pour prôner l'indépendance, rêve d'une coexistence pacifique entre Français et Arabes, et se souvient de son enfance à Alger...

Adaptation du roman inachevé d'Albert Camus, "Le Premier Homme" est un vibrant hommage à cet auteur majeur disparu prématurément, qui a su créer un pont entre deux pays aux rapports si complexes : la France et l'Algérie. Gianni Amelio retranscrit avec brio l'ambiance des premiers temps du conflit algérien, une période trouble où les idéaux sont encore possibles. Jacques, l'écrivain, croit en l'Homme, en la possibilité d'une compréhension et d'un enrichissement mutuel, au delà des différences religieuses et culturelles. Sans pour autant être un pur idéaliste, il se fait porte-parole de la détresse des Algériens et comprend la juste volonté d'émancipation d'un peuple colonisé depuis plus d'un siècle. "Le Premier Homme", c'est l'histoire d'un combat et d'une soif de justice qui, toute sa vie durant, a animé Albert Camus.

Le film dépasse le simple statut de chronique pour se concentrer sur le sensible et l'humain. L'Histoire est inéluctablement en marche mais sert de toile de fond à une profonde réflexion sur la question identitaire, à travers le vécu d'un homme entre deux terres, entre deux cultures. "Le Premier Homme" est un film sur la mémoire, une mémoire à la fois individuelle et collective, qui se réactive à un moment charnière de l'existence du personnage. Passé et présent s'entremêlent dans la chaleur d'Alger à travers des incursions par petites touches dans le passé du personnage, autant de moments qui en font l'homme qu'il est devenu, français mais algérien de cœur. Véritable modèle d'intégration de cette double identité, il navigue sans cesse entre deux terres, refusant de choisir. Combattant l'injustice sous toutes ses formes, Jacques, interprété par un Gamblin criant de vérité, se fait le héraut du respect et de la tolérance. Mais dans cette période trouble, ses choix s'avèrent de plus en plus complexes et ses idéaux moraux sont mis à rude épreuve.

Amelio respecte l'esprit de l’œuvre de Camus en centrant l'action sur ses personnages et les relations qui les unissent dans un contexte de crise (comme c'était déjà le cas dans "La Peste"). Par une réalisation d'une grande sobriété et une réelle justesse de ton, Amelio entre dans l'intimité des personnages, modelant la matière même du souvenir. À travers les yeux d'un enfant en pleine construction identitaire, le spectateur est invité lui aussi à s'ouvrir à la beauté de la différence, à la compréhension de l'Autre. L'humanisme de Camus n'est jamais loin mais Amelio ne se veut jamais moralisateur. Il se contente de livrer avec une grande pudeur les relations intimes entre les uns et les autres, et tente de comprendre sans juger.

Le film met aussi en avant la question de la transmission et de l'amour filial. Jacques, qui agit comme un double autobiographique de Camus, n'a pas connu son père. Lucien Auguste Camus, d'origine algérienne, meurt en 1914 durant la bataille de la Marne alors que son fils n'a qu'un an. L'auteur ne cessera dès lors de rechercher les traces de cette filiation perdue. Comme Jacques dans le film, le jeune Albert ne connaîtra son père qu'à travers des photographies, propices à l'image d'un père fantasmé et d'une sorte de réappropriation de cette identité secrète. "Le Premier Homme" est à la fois un témoignage de cette éternelle solitude due à ce vide impossible à combler et un hommage à ce père idéal disparu. Ce père symbolique pousse l'écrivain à se dépasser pour faire ce qui est juste et aider son prochain, en mettant sa soif de justice au service d'une cause.

On peut alors déplorer un développement trop faible dans la relation de substitution qui s'est créée entre Jacques et son professeur et maître à penser, qui nous aurait donné davantage de clefs de compréhension quant au parcours et au cheminement spirituel du personnage. Mais l'accent est mis sur la relation mère-fils, la mère pied-noir servant de liant avec les racines algériennes du personnage, ces mêmes racines qui le poussent à comprendre la colère des Algériens. Cette mère adorée ne voudrait pour rien au monde quitter cette terre d'adoption devenue la sienne. Elle est un modèle pour Jacques, modèle d'humanité et d'humilité. Elle si étrangère à son monde a compris l'essentiel : l'amour de sa terre et des autres. Grâce à elle, il se rappelle les raisons de son combat : permettre aux hommes de vivre libres et en paix tout en condamnant la violence sous toutes ses formes, qu'elle soit exercée au nom de l’État français ou entretenue par les attentats du FLN.

Par l'affrontement et l'avènement de la barbarie humaine, la guerre d'Algérie a brisé les idéaux d'Albert Camus. Sans rien perdre de sa lucidité, il a voulu dépeindre avec une nostalgie, qu'on retrouve dans le film d'Amelio, une Algérie du cœur dont la face allait bientôt changer à tout jamais. Mort en 1960, Camus ne verra jamais la fin de cette guerre fratricide qu'il combattit avec une rare ferveur.

Tristan GauthierEnvoyer un message au rédacteur

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