LA VERTU DES IMPONDÉRABLES
Lelouch n’est jamais tombé aussi bas…
Ce jour-là à Beaune, il y a de la tension dans l’air : une femme se fait voler sa voiture et son chien sur une aire d’autoroute, un homme se dispute sans arrêt avec son épouse, une autre femme ne supporte plus les infidélités de son mari, un orchestre méconnu se produit pour la dernière fois… Quand soudain, tout bascule. Pour le meilleur comme pour le pire…
Sortie le 13 juin 2020 directement à la télévision sur Canal +
L’affaire avait fait du bruit : en janvier 2018, Claude Lelouch se faisait voler le scénario d’un nouveau film intitulé "Oui et Non", et, convaincu que la douceur de l’inespéré succède toujours à la brutalité de l’imprévu, choisissait de tirer profit d’un événement spontané en accouchant d’un film spontané. Rien de surprenant pour quiconque s’est déjà familiarisé avec la mécanique lelouchienne. Même la recette gagnante de "Chacun sa vie" semble ici se reproduire : encore un tournage à Beaune avec le concours d’étudiants en cinéma, déroulant une intrigue chorale qui fait s’entrecroiser plusieurs histoires intimes sur fond d’une fête des vendanges et d’un festival de jazz. On ne s’attendait pas à ce que ce nouveau film en soit l’exact négatif. Malgré une pandémie du Covid-19 érigée en cause officielle, on miserait plusieurs jetons sur l’impossibilité d’un tel film à trouver le chemin des salles. La raison est double. D’abord cette mauvaise idée de Lelouch d’avoir opté pour un tournage à l’iPhone : se sentir libéré de toute la machinerie d’usage ne le prive pas pour autant de livrer les plans les plus hideux et les moins travaillés de sa carrière – même les derniers films fauchés de Jean-Pierre Mocky ont plus de gueule ! Ensuite, il y a l’idée centrale du projet qui coince d’entrée au détour d’un extrait de la chanson-titre : « Tout est compliqué avant d’être simple ».
Il n’est pas commun qu’un film de Lelouch paraisse pénible en raison de sa simplicité, et c’est surtout parce que cette dernière n’est qu’un simplisme mal déguisé. De ce fait, le titre est une magnifique arnaque : ici c’est le pondérable qui mène la danse et c’est la vertu qui joue du pipeau pendant 84 minutes. Déjà, il faudrait vraiment que Lelouch arrête de caser le titre de son film toutes les deux minutes dans la narration (dialogue, chanson, nom de livre, émission de radio…), surtout quand celui-ci sonne aussi littéraire et pompeux en matière d’intention. La propension de l’homme à convertir un propos prémâché à l’échelle d’une chanson entière ne s’est pas non plus évaporée : non seulement celle-ci tourne ici en boucle jusqu’à nous dégoûter d’aimer le jazz (on a envie de fuir quand le karaoké final démarre), mais elle rabaisse ce grand cinéaste en donneur de leçons imposant à autrui ce qu’il faut dire, croire ou penser. Que Lelouch laisse au public et à la critique le soin de déduire subjectivement le sens du récit, sous peine de récolter le désintérêt de l’un et la colère de l’autre.
Au vu de tout ça, "La Vertu des impondérables" a pour seul exploit d’amplifier la malédiction des "Parisiens", laquelle se répercute sur le casting. Pour un Stéphane de Groodt qui apprivoise naturellement les figures libres propres à Lelouch et qui offre au film sa seule bonne scène (celle de l’aire d’autoroute), les autres déroulent le champ lexical de la déconfiture. Béatrice Dalle n’a rien à défendre, Marianne Denicourt pleure sur un canapé et disserte sur les truites, Elsa Zylberstein singe l’hystérie carabinée, Ary Abittan se tape une serveuse avant de disparaître dans une voiture piégée (!) et Philippe Lellouche joue comme s’il revenait du bar d’à côté. Quant aux Franglaises, on sent que Lelouch a eu envie de transformer Beaune en mini-Rochefort avec leur complicité, allant même jusqu’à citer oralement le film de Jacques Demy (au cas où l’on serait trop bête !). Sauf que sa fanfare de zinzins enfile les sourires figés et les yeux écarquillés comme des perles, beuglant non-stop des aphorismes plus lourdauds et grandiloquents tu meurs.
D’aucuns n’ont pas hésité à voir dans "La Vertu des impondérables" le plus ophülsien des films de Lelouch – comme s’il y avait de la "Ronde" et du "Plaisir" là-dedans ! – ou d’y dénicher un rapport évident avec la théorie du « Chacun a ses raisons » si chère à Jean Renoir. On imagine que ceux-ci ne sont pas allés bien loin dans leur exploration de la filmo lelouchienne : fuir le manichéisme et filmer la complexité des êtres sont des données acquises chez lui depuis des décennies. Et pour les habitués que nous sommes, voir une telle mécanique déclinée sous la forme d’un tricotage choral aussi lâche a quelque chose d’affligeant. Zéro ampleur ici, la faute à des enjeux éparpillés dont les jointures se devinent toujours avec un coup d’avance : un vol de voiture, deux disputes conjugales, un coup de foudre, un orchestre en quête de succès, une patronne de bar en garde à vue, un attentat qui n’en est finalement pas un, etc…
Tout ça pour aboutir à quoi, au final ? Au fait qu’une femme trompée aura enfin son mec pour elle toute seule en allant se recueillir sur sa tombe au cimetière, qu’une troupe musicale aura une maison de disques pour la seule raison qu’elle a vécu un traumatisme médiatisé, et qu’une romancière s’étant fait voler son manuscrit va réussir à réinventer son écriture et sa propre vie suite à cet impondérable. Bien sûr, un livre sera écrit à partir de cette histoire « incroyable ». Bien sûr, il portera le nom de cette chanson jugée « prémonitoire » par la radio, les musiciens, les clochards, les policiers, les pécheurs, les intellos et ma femme de ménage. Et bien sûr, il finira sous la forme d’un film projeté au cinéma et réalisé par on sait qui, le tout pour rendre hommage aux victimes des malheurs de la vie. Hé ben…
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur