L'ACCIDENT DE PIANO
Serrez les dents !
Synopsis du film
Magalie est une star du web sans empathie et sans morale, qui gagne des fortunes en postant des contenus durs et violents sur les réseaux. Un grave accident survenu sur le tournage de l’une de ses vidéos la pousse à s’isoler à la montagne avec son assistant personnel afin de faire un break. Mais l’obstination d’un fan local et le chantage mené par une journaliste vont faire basculer sa vie…

Critique du film L'ACCIDENT DE PIANO
On nous l’avait annoncé, et on le sentait venir au regard des premiers plans : ce Dupieux-là risquait potentiellement d’être quelque peu différent des autres. Peut-être plus accessible dans sa forme et son concept, mais aussi peut-être plus corrosif, plus grinçant dans son contenu. Bonne pioche en fin de compte, à ceci près qu’à ce jour, jamais le plus stakhanoviste des cinéastes français (il semblerait qu’il ait déjà emballé un autre film cette année avec Eric et Ramzy !) ne nous avait à ce point plongé les orbites, les neurones et les zygomatiques dans une telle bassine de misanthropie hilarante. On pourrait toutefois s’interroger : Dupieux aurait-il viré cynique intégral face à un monde devenu si absurde dans ses ramifications éthiques et sociétales qu’il ne serait désormais plus approprié de le revisiter sous un angle surréaliste ? On aurait tort de le croire, ne serait-ce que parce que le bonhomme, toujours prêt à s’amuser de tout (y compris de lui-même), n’a de cesse de fuir tout discours orienté au profit d’une sorte d’exploration objective et rigolarde où la folie zarbie des caractères active le mindfuck et où l’effet de sidération a force de loi. Et surtout, la surprise vient du fait que, pour une fois chez Dupieux, l’institutionnalisation de l’absurde ne mène pas la danse et se fait même prendre de vitesse par un réel tout à fait familier qui ne cesse de prendre son pied à se tirer une balle dedans.
Il ne faudra pas plus de dix minutes à "L’Accident de piano" pour poser le cadre et les bases de son univers, introduire une poignée de personnages et leurs interactions très zarbies, et surtout dévoiler à quel point notre réalité contemporaine est cette fois-ci le seul moteur d’absurdité. Dès les plans d’ouverture, à base de sons stridents et répétitifs de piano qui tapent volontairement sur le système, l'inconfort s'installe en à peine trois plans et deux idées de perspective. Le cadre hivernal et montagnard, très éloigné d’une page blanche symbolique à la sauce "Fargo", impose une banalité déjà suspecte, tandis que la mort et l’enterrement d’un corbeau suggèrent une piste quant au destin de la jeune protagoniste au centre des enjeux. Une protagoniste démente, détestable, merdeuse, totalement hors sol, jamais à court de sarcasmes haineux et de violence verbale pour rabaisser son prochain plus bas que terre, et pour qui chaque ébauche de rencontre, voire chaque début de discussion, n’est qu’une occasion de continuer à creuser sa propre tombe morale. Le jeu prodigieux d’Adèle Exarchopoulos laisse tellement bouche bée que l’actrice en vient à faire passer sa prestation dans "Mandibules" pour le summum de l’incarnation pondérée. C’est par le biais de cette anti-héroïne insensée, épicentre taré d’une galaxie de personnages soumis à sa folie caractérielle ou conditionnés par elle, que Dupieux se lâche comme jamais dans la méchanceté vénère, allant même jusqu’à profiter de l’occasion pour interroger (mieux : véroler) son propre statut d’artiste.
Rien que le statut de youtubeuse qui caractérise cette jeune femme du nom de Magali (rebaptisée « Magaloche » non sans une certaine pointe de narcissisme débile) est déjà une cible sur laquelle les fléchettes de l’ami Quentin ne cessent de pleuvoir. Le plus fort, c’est qu’en lieu et place du cynique de service qui tendrait à cracher dans la main qui le nourrit, le cinéaste n’hésite pas à se mettre lui-même en ligne de mire. Si Magali, née avec une insensibilité totale à la douleur physique, met ici son propre corps à l’épreuve (et en exhibition – par dégoût d’elle-même ?) dans un panel de situations sadiques et complètement absurdes (on vous laisse la surprise !) en héritage direct du programme "Jackass", c’est aussi de là que le film tire une large partie de son humour dévastateur… et aussi un bon paquet de serrages de dents bien sentis ! De même, lorsque Dupieux lâche au détour d’une réplique une considération gonflée sur le statut de l’artiste (en gros, celui qui travaille en ne faisant aucun effort), c’est autant une pique adressée aux râleurs qu’un auto-commentaire sur sa propre mécanique de création – ses films sont suffisamment simples et minimaux en termes de fabrication pour être produits sans difficulté tous les six mois. Même au travers de l’entretien entre Magali et une journaliste pratiquant le chantage avec le sourire et l'amabilité d'une bonne sœur (Sandrine Kiberlain joue très bien les faux-culs), le cinéaste tacle cette obsession de la presse à réclamer des explications et des justifications aux artistes au lieu de simplement partager son ressenti subjectif – on le sent bien dans les débats avec Dupieux qui clôturent les avant-premières de ses films.
Le nombrilisme que le film tance de bout en bout n’est ainsi pas unique mais propagé. Que ce soit dans ce recours à la célébrité via le pratique futile de l’auto-filmage sponsorisé, dans l’attitude des médias vis-à-vis de ceux dont ils sont censés approcher le travail avec respect, ou dans cette hystérie de fans irrespectueux et parasites qui tournent le dos une fois satisfaits, il prend racine de partout, signe d’un regard impitoyable sur un espace médiatique kafkaïen où chacun devient la cible intéressée de l’autre quand il n’est pas pour lui une pauvre marchandise à acheter ou un simple obstacle à éliminer. La virtuosité de Dupieux à jouer avec nos nerfs tourne en tout cas à plein régime : comme on l’évoquait déjà à propos du "Deuxième Acte", son principe du rire à l’état liquide, visant à étirer une situation jusqu’au point de rupture, a pour corollaire celui d’une inquiétude à l’état solide, infusée dans le schéma interne de protagonistes avec un sacré grain dans le cortex. Cela étant dit, à mesure que le jeu de massacre franchit les limites les plus irréversibles, les signes d’une réincarnation rythmique et narrative se font sentir ici et là, via un regard qui se décale ou une situation qui s’affine. La scène finale sur fond du piano jazzy et mélancolique de Chilly Gonzales est en cela une belle invitation à décompresser après être monté aussi haut dans les graves et les aigus. Et aussi la preuve qu’un auteur comme Quentin Dupieux, s’il a toujours le sourire qui grince génialement, a su mettre en exergue cet aphorisme de Félix Leclerc : un piano, c’est un confident qui essuie nos rages.
Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur