Banniere_11_films_de_separation_Saint_Valentin

IN JACKSON HEIGHTS

Un film de Frederick Wiseman

Peinture d'une communauté, en manque de centre de gravité

Une immersion dans Jackson Heights, l’un des quartiers les plus cosmopolites de New York...

Le fameux cineaste documentaire américain nous revient avec son dernier opus, qu'il livre avec une régularité avec laquelle que seul woody allen et son film annuel arrive à rivaliser. Il signe ici son retour dans son pays natal, et plus particulièrement dans un quartier de New-York (le Jackson Heights du titre) après avoir arpenté ces dernières années de nombreuses institutions européennes : l'Opéra de Paris, le Crazy Horse ou la National Gallery de Londres. Frederick Wiseman compte parmi les plus grands documentaristes contemporains. Il est connu pour ses plongées au long cours dans des institutions que Durckheim qualifierait de "totales", en ceci que l'institution observée livre à travers elle, un état de la société toute entière tout en constituant une micro-société autonome et tournée sur elle-même, clef de son homogéneité et de sa cohérence.

Wiseman est ainsi passé maître dans la description et le décorticage du fonctionnement d'une institution, dont il prélève avec sa caméra des blocs de durée comme autant de plans séquences, dénués de tout commentaire via une voix-off, de mise en scéne préméditée ou d'effets de montage signifiants. Ce qui n'exclut pas un travail de montage méticuleux et, au contraire, l'exige, puisque tout l'art de Wiseman consiste à sélectionner dans ses rushs et à rapprocher des séquences, à pointer des situations dont il va suivre les déroulements et à accompagner les trajectoires de personnages qui servent de fils rouges récurrents dans le film. Par ce biais, Wiseman met à jour les mécanismes de pouvoir, donne à voir les relations entre les individus, mais aussi entre les individus et l'institution. Il décrypte ainsi, par la seule force de ses séquences juxtaposées, la nature du territoire institutionnel qu'il explore et nous donne à voir, par exemple, la sécurité sociale américaine, un hôpital psychiatrique, une base militaire lanceuse d'engins nucléaire, une salle de boxe, un musée ou un temple de la danse classique...

On retrouve dans son dernier film tout son talent pour nous présenter les trajectoires d'individus, pour nous faire ressentir et comprendre l'énergie du quartier, pour nous introduire dans les luttes diverses qui agitent ce quartier de NY, creuset d'une immigration tout particuliérement hispanique et singuliérement mexicaine, en proie aux appétits des promoteurs immobiliers qui grignotent peu à peu du terrain et instillent un processus de boboisation larvée faisant muter le quartier au risque d'expulser ses habitants les moins aisés. Le film nous invite ainsi à suivre la lutte de petits commerçants contre un projet de montée en gamme de nouveaux investisseurs soutenus par la municipalité qui souhaite faire évoluer l'image du quartier. Ou comment derrière le miroir aux allouettes d'une modernisation radieuse se cache le spectre de l'expulsion à terme du quartier en raison de la hausse des loyers que ces petits commerçants ne pourront plus assumer. On y croise aussi les témoignages de migrants, racontant dans des réunions de quartiers tant leur arrivée en Amérique que leur insertion au gré des années et des efforts pour faire sa place. On y croise enfin un groupe de transsexuels, minorité visible qui défend pied à pied son droit d'exister et d'occuper l'espace public.

Film intéressant en ce qu'il donne à voir et à penser une communauté d'habitants aussi hétérogéne et inconsistante qu'elle est forte et présente, une communauté sans communauté, faite d'une myriade de communautés (Jackson Heights est connu pour constituer le quartier le plus multi-ethnique de New-York), qui est d'ailleurs (et o combien : le film est traversé de longues séquences où seul l'espagnol est roi : où l'on apprend qu'il est des lieux en Amérique où l'anglais est supplanté) et pourtant tellement d'ici. Wiseman nous invite ainsi à méditer sur ce qu'est une communaté, ce qu'est une minorité.

Pourtant, la force de ce film est aussi sa faiblesse. En effet, cinéaste de l'institution totale, en choisissant l'exploration d'un quartier, Wiseman peine à délimiter son territoire et son sujet. Aussi intéressantes soient-elles, les trajectoires que l'on suit ont du mal à prendre sens et à faire corps. Ce film s'apparente à une juxtaposition d'histoires et de moments, en eux-mêmes passionnants mais trop peu développés par faute d'un temps suffisant accordé à tous. On peine à trouver le coeur du film, balloté d'histoires en histoires sans discerner ce qui les relient entre elles, si ce n'est leur seule inscription dans un quartier dont les limites apparaissent difficilement. Quelques pistes nous y aident pourtant : la présence récurrente du maire, qui assiste aux réunions de chacune des communautés qui font le puzzle du quartier et curieusement, ces bus qui rythment le film et qui dessinent peu à peu le contour du quartier.

Film éclaté, manquant de centre de gravité malgré ou à cause d'une durée conséquente (3h10, soit un quasi-court métrage pour Wiseman cependant), ce sont ces plans de coupe a priori sans intérêt particulier autre que de donner la cadence du film qui finalement sauvent celui-ci d'une dissolution dans un trop plein de pistes et de problématiques sans lien entre elles (immigration, luttes, prédation immobilière, reconnaissance des minorités sexuelles et migratoires, conquête et lutte de pouvoir pour la captation d'un territoire...).

Sans être le film de Wiseman le plus abouti (loin de là), il n'en est pas non plus le plus mauvais (par exemple le si décevant et palot "Crazy Horse" également présenté à Venise il y a quelques années comme ce film-ci l'été dernier) ce dernier opus nous offre une agréable plongée dans la cocotte minute de Jackson Heights à la rencontre de personnages truculents (la transsexxuelle) ou de problématiques contemporaines (comment lutter et faire face au phénoméne de boboisation, qui se rejoint avec la question de l'identité d'un quartier). Il ouvre en tout cas l'appétit pour se précipiter sur la réédition de ses documentaires dans une édition somme en plusieurs volumes retraçant sa carriére (éditions Blaq out, les volumes 1 et 2 sont sortis). Plusieurs heures passionnantes vous attendent. Courez vous les procurer.

Nicolas Le GrandEnvoyer un message au rédacteur

Laisser un commentaire