HURRY UP TOMORROW

Un film de Trey Edward Shults

The End of The Weeknd

Synopsis du film

En proie à l’insomnie et dévasté par une récente rupture amoureuse, Abel, une star de la musique en pleine tournée mondiale, perd brutalement sa voix en plein concert sous l’effet d’une blessure d’ordre apparemment psychologique. C’est pour lui le début d’une odyssée intérieure à haut risque, amplifiée par l’apparition d’une mystérieuse jeune femme, fan de sa voix et de son talent, qui s’acharne à démêler son existence et à le pousser à affronter ses propres démons…

Critique du film HURRY UP TOMORROW

Au fond, c’était un peu inévitable. D’abord que le résultat soit quasi unanimement conchié – et pas seulement par un fort panel de non-initiés – pour son apparente nature d’objet marketing, visant à accompagner la sortie ultra-médiatisée d’un album éponyme – c’est bien là le genre de démarche qui nous en touche une sans bouger l’autre. Ensuite que la seule omniprésence (et surtout la personnalité) d’une pop-star ayant a priori moins cherché à incarner un rôle qu’à étaler sur grand écran ses paradoxes et ses démons (alors que ses chansons avaient déjà enfoncé le clou depuis une quinzaine d’années) ait finalement pu suffire à enrober le film d’une aura d’autofiction mégalo-vaniteuse, prompte à forcer son spectateur à endosser la lourde panoplie du psychiatre qui se verrait contraint de débourser quinze euros à l’entrée de la séance au lieu d’en recevoir soixante à la sortie. Enfin que les multiples percées visuelles et expérimentales de la chose n’allaient pas manquer d’ouvrir grand la valise à analogies cinéphiles, d’aucuns ne s’étant pas privés de reprocher au réalisateur Trey Edward Shults ("Waves") de se prendre pour le Nicolas Winding Refn du pauvre. Vraiment ?

Revoir "Hurry Up Tomorrow" à tête reposée met les choses au clair : voilà un ovni filmique qui se doit d’être vu deux fois. La première pour laisser passer ce mélange de colère et de frustration né d’une simple erreur de jugement (pourtant légitime en soi), la seconde pour assimiler sereinement la logique mentale du découpage et le troublant effet-miroir qui en résulte. Effort nécessaire, histoire de passer outre tout ce qui peut coincer au premier abord. Par quoi commencer ? Déjà par le pitch, cochant a priori toutes les cases de l’ego-trip masochiste, avec une star qui exhibe plein cadre la double torture qui l’assaille, d’abord celle d’une récente rupture sentimentale dont il ne se remet pas (et dont il paraît responsable), ensuite celle que lui impose une jeune fan pour le moins instable (Jenna Ortega, ici actrice et coproductrice), présentée dès le pré-générique comme une pyromane. Dans la mesure où Abel Tesfaye/The Weeknd conserve ici sa propre double identité de personnalité publique et d’alter ego scénique, on se sent d’abord presque obligé de lire ce film comme la phase 2 d’une vampirisation de la fiction par un artiste en pleine poussée d’introspection maladive, qui plus est après l’avoir vu se la jouer malsain dans une série pseudo-polémique ("The Idol"). En gros, tout semble tendre vers la déconstruction de l’image d’une célébrité rongée par l’autodestruction, chez qui le mal-être et la vie privée chaotique sont corollaires d’une peur panique de l’échec et de la solitude, et qui, par-delà un répertoire musical carburant à l’angoisse et au gouffre affectif, en vient à interroger sa propre toxicité.

« C’est tout ? », aurait-on envie d’ajouter. Parce qu’à ce postulat du pauvre petit artiste à plaindre dans une industrie musicale qui lui pompe le sang et l’âme jusqu’à lui faire perdre pied, on ne devrait en principe répondre que par l’indifférence. Surtout quand, en guise de climax, le malaise s’invite à la fête dans une chambre d’hôtel où, face à son idole qu’elle a pris soin de ligoter au lit et qui chouine à gogo comme un bébé privé de dessert, Jenna Ortega se met soudain à théoriser et à danser sur Blinding Lights et Gasoline ! De ce duel musico-psychanalytique à la "Misery", le chanteur torturé sortira bien sûr victorieux, se reconnectant alors avec son moi intérieur et parachevant a capella une chanson (forcément celle qui donne son titre au film ainsi qu’à un album apparemment conçu comme un « testament introspectif ») censée faire la synthèse de son propre spleen. Faut-il y voir un point culminant amorçant un nouveau départ ou une énième phase créative fouillant jusqu’à l’usure tout un tas de thèmes dépressifs (mélancolie plaintive, trauma enfantin, rupture amoureuse, célébrité aliénante, addictions en tous genres…) ? Dans un cas comme dans l’autre, c’est surtout le point de non-retour qui se fait sentir pour The Weeknd, visiblement désireux de dresser le bilan de son œuvre musicale via une quête de rédemption si forcée et calculée qu’elle en deviendrait artificielle, voire carrément pénible aux yeux de certains. Tout cela constitue très clairement le point critique du film, en tout cas ce sur quoi il paraît logique de l’attaquer.

Sauf que… tout ça, on insiste, constitue surtout la lecture « facile », celle qui s’impose naturellement à notre regard critique. Il n’en va plus de même dès lors que l’on s’efforce de lire entre les lignes et de gratter sous la surface. Quand bien même il reste centré sur une star musicale planétaire et se nourrit bel et bien de son vécu le plus sombre (avec pour origine une très brutale perte de voix en plein concert à Los Angeles il y a quelques années), "Hurry Up Tomorrow" a tôt fait de détourner ce qui semble être son programme de départ pour se réinventer en expérience subjective dont le cobaye est aussi bien le sujet filmé que le témoin voyeur. D’entrée, si l’on doit accepter une quelconque connexion avec le travail de Nicolas Winding Refn, elle sera sous-jacente parce que liée de loin au principe narratif de "Bronson" : un faux biopic mais un vrai film-concept à travers lequel un individu (clairement défini comme un alter ego du réalisateur) met son énigme intérieure sur la table et questionne aussi bien son identité que sa liberté, guettant une possibilité de rédemption par le biais de la création artistique. Sans atteindre le même pic de richesse et de virtuosité, "Hurry Up Tomorrow" mange sensiblement du même pain, et ce en raison du choix de Trey Edward Shults à la réalisation – un jeune cinéaste dont les talents de plasticien et les aptitudes à asseoir la musicalité du montage cinématographique ne souffrent d’aucune contestation.

Fidèle à ses principes d’une mise en scène entièrement subjective parce que connectée au schéma interne d’un protagoniste, Shults opère ici un jeu constant sur le choix des focales et des cadres. Ici, le ratio 1.33 se rapproche au plus près d’un visage afin d’en percer l’âme, l’écran large en 1.85 vise la pure immersion dans le monde créatif de l’alter ego, et le Scope anamorphique accompagne l’état de tension/pression de l’artiste après son choc vocal. Si l’on ajoute à cela l’obstination de The Weeknd à puiser son inspiration dans le 7ème Art (preuve en sont ses clips et ses textes très axés sur le thème de l’enfer urbain), tout porte à croire que lui et Shults ont scénarisé et construit en binôme les bases d’un autoportrait plus universel, plus large, doublé d’une œuvre artistique vérolant les apparats du clip et du produit dérivé. D’autant que The Weeknd est ici accompagné par deux autres stars censées non pas lui servir la soupe à des fins marketing, mais appuyer au contraire la lecture mentale et allégorique de son odyssée. Ainsi, on voit moins une groupie cinglée (Jenna Ortega) et un ami manager méphistophélique (Barry Keoghan) que les parts respectives de féminité et de virilité qui divisent la psyché du héros. Cela se devine surtout grâce au personnage joué par Ortega, dont le trajet libératoire se lit aisément comme le tracé parallèle de celui de The Weeknd. Au fond, lui et elle ne font qu’un, tant leurs souffrances respectives s’avèrent interdépendantes – rien que l’idée de faire jouer l’ex-compagne de l’un et la mère de l’autre par la même actrice (Riley Keough) est un signe qui ne trompe pas.

En outre, le génie visuel de Trey Edward Shults, ô combien explosif dans chaque scène, accouche in fine d’une authentique apnée onirique au sein d’espaces certes familiers mais délestés de tous leurs éléments connotés (il est rare de voir Los Angeles filmé de façon épurée et sans qu’un seul palmier n’apparaisse à l’écran !). Tout n’est alors que symbolique à l’état pur, limpide, puissante, irradiante. Un travelling circulaire qui s’accélère au gré d’un montage quasi épileptique devient signe d’une violente perte de repères. Une maison qui brûle en intro se veut l’incarnation d’un subconscient torturé en quête de purification – effet concrétisé en fin de film lorsque le feu revient dévorer le lit-confessionnal. Un ascenseur détraqué qui fait descendre la star jusque dans une sorte de purgatoire lynchien tutoie les codes du cinéma d’horreur mental, activant de facto l’immersion dans un espace nimbé de réminiscences cauchemardesques de son propre passé. Une fête foraine sur un bord de plage dans une nuit striée de néons refaçonne le réel sous des contours féeriques et planants. Mieux encore : un plan final qui passe du chaos à l’apaisement par la malice d’un changement de ratio rebouclant le récit sur lui-même, et c’est tout à coup le doute qui s’installe quant au caractère réel de tout ce qui a été précédemment vu, perçu et ressenti.

Subjectivité et universalité font ainsi cause commune au sein d’une stupéfiante expérience de cinéma qui, au bout du compte, faisait mine de creuser lourdement l’espace mental d’un produit marketing pour au contraire nous inciter à se perdre allègrement dans le nôtre, avec tout ce que cela comporte de fétiches existentiels, maladifs ou cinéphiles. En cela, "Hurry Up Tomorrow" met finalement à mal tout soupçon de lourdeur que devrait susciter sa vraie-fausse nature d’ego-trip ; le voyage intérieur qu’il structure du début à la fin met ici l’acteur, le réalisateur et le spectateur sur un pied d’égalité, telle une trinité où le dialogue de l’un vers l’autre s’opère par le biais de passerelles infrasensibles parce que drivées par un découpage purement sensoriel. Proposition d’un film-miroir qui trouve résonance dès lors que l’on accepte de passer de l’autre côté d’un miroir à taille variable, perdu à loisir dans un réel transfiguré par les démons intérieurs et les paradis perdus. En s’auto-disséquant aussi frontalement jusqu’à toucher du doigt une vulnérabilité qui n’a rien de chiqué mais tout d’universel, The Weeknd nous regarde tous.

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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