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DROIT DE PASSAGE

Un film de Wayne Kramer

Droit de passer… son chemin !

Les USA, terre d’espoir pour des milliers d’émigrés de toutes origines… On suit successivement les destins croisés d’un agent des Services d’Immigration de Los Angeles, de son collègue d’origine iranienne empêtré dans ses problèmes familiaux, d’une avocate humaniste et de son mari qui obtient une carte verte et qui ne l’obtient pas, d’un Israélien et d’une Australienne prêts à tout pour vivre le rêve américain…

La frontière américaine vue non plus comme un horizon, mais comme l’ultime jalon d’un espoir laissé depuis trop longtemps en arrière : « Droit de passage » est un titre trompeur qui voudrait nous faire croire que l’immigration clandestine se paie lors du franchissement alors que, paradoxalement, sa tragédie réside dans l’après. Le film ne nous parle pas de ces dissidents qui tentent de traverser une frontière de plus en plus sécurisée – et matérialisée depuis les années George W. Bush par les fragments du mur construit le long du Rio Grande – mais des Mexicains, Iraniens, Irakiens, Australiens, Israéliens, et tous les autres qui, déjà présents sur le territoire des Etats-Unis, se battent au jour le jour pour atteindre à l’absolu du rêve occidental : devenir citoyen de leur pays d’accueil. Des étrangers comme des rats pris dans une impasse avec, en amont, cette frontière déjà franchie mais toujours angoissante et, en aval, cet horizon d’espérance représenté par la cérémonie de naturalisation à laquelle aspirent les immigrés et enfants d’immigrés. On l’aura compris, « Droit de passage » est un film à thèse, mais qui nous semble s’être trompé d’axiome : il s’agit moins d’un film sur les difficultés des étrangers à vivre aux Etats-Unis (sujet déclaré) que sur la situation interne d’un pays qui ne parvient plus à assimiler les nouveaux venus comme ils le mériteraient (sujet potentiel). Sans doute, la nuance paraîtra subtile, mais elle a son importance.

De fait, dès la première séquence, le doute s’insinue sur le véritable message que souhaite diffuser Wayne Kramer : les services de l’Immigration de Los Angeles débarquent dans un atelier de confection pour un coup de filet facile parmi les clandestins. Asiatiques et Latinos y travaillent dur toute la journée, probablement pour trois dollars six cents, en vue de rembourser les passeurs qui ont si ignominieusement profité d’eux – d’elles, pour être plus exact. Parmi ces agents se traîne la carcasse fatiguée d’Harrison Ford, revenu de ses exploits d’archéologue spielbergien pour remplacer les momies par des « mommies » – des mères de famille qui cousent douze heures par jour pour pouvoir donner une chance à un enfant en bas âge. Brogan / Ford tombe précisément sur l’une d’elles, une Mexicaine jouée par Alice Braga (qui décidément se retrouve souvent perdue dans la jungle, qu’elle soit naturelle dans « Predators » ou urbaine ici) qui le supplie de s’occuper de son jeune fils avant de se faire embarquer. Le temps de quelques secondes, Brogan aura hésité – à la garder cachée, à ne rien dire, à lui prodiguer sa bonne fortune – mais ses collègues, méchants jusqu’aux ongles, eux, ne tergiversent pas. D’ailleurs, le film se termine sur une scène équivalente, bouclant la boucle en soulignant le travail de transmission, lorsque Brogan s’occupe de former un nouveau collègue.

Que dit cette séquence ? Elle observe l’implacable volonté du gouvernement américain, tout entier incarné par ces hommes en uniforme qui mettent à leur travail un zèle comme on aimerait en voir dans toutes les administrations – auquel cas nous n’aurions pas besoin d’attendre six mois pour obtenir une carte d’identité. Elle souligne l’abnégation de jeunes gens dénués de pitié qui prennent un plaisir mal dissimulé à coincer les clandestins sur le fait, profitant d’une pincée de leur petit pouvoir hiérarchique pour décider du sort de leur prochain. Elle formule enfin un pathos peu subtil autour de cette mère innocente et courageuse qui fait tout ça pour offrir à son fiston un avenir meilleur.

Mais l’émotion qui pourrait s’en dégager est quelque peu atrophiée par l’observance de la condition sociale de ces travailleurs immigrés dont la seule lueur d’espoir a pour nom « précarité ». La vraie tristesse n’est pas dans le regard suppliant d’Alice Braga au moment de monter dans le bus ou dans les sarcasmes salaces de quelques troufions sans cervelle ; elle réside surtout dans la topographie d’un atelier tout entier voué à la déshumanisation de ses occupants. En conséquence de quoi nous partons de cette sensation que le réalisateur passe à côté de la cible réelle, qu’il ne traite pas le sujet le plus pertinent – celui d’une Amérique qui échoue à intégrer ses populations immigrées en proposant aux clandestins quelque minable atelier de confection. La miséricorde mielleuse dont fait preuve sa caméra lors de certaines séquences très discutables (la confrontation entre Ashley Judd et l’agent du FBI mériterait une médaille en amer chocolat) fait regretter la froideur visuelle, finalement plus juste, du documentaire.

La structure narrative du film trahit d’ailleurs ce besoin du pathos, bâtie qu’elle est autour de la choralité des protagonistes, à l’instar de ce que proposait Paul Haggis dans le très pondéré et consensuel « Collision ». La comparaison n’est pas sans pertinence ; les deux films partagent de nombreux points communs, ce qui, pour « Droit de passage », n’a rien d’un avantage, tant « Collision » finissait par s’affaler à force de vouloir rester le cul entre deux chaises. Trop de consensus aboutit régulièrement à une annulation pure et simple du message. Pour un peu, ce serait la définition du film à Oscars ; et pourquoi pas ? Sauf qu’il y a quelque chose d’immoral à transformer une réalité brutale en fontaine à larmes. Et comment caractériser autrement un film – « Droit de passage », donc – qui se permet une séquence où la mère et les frères et sœurs d’une jeune musulmane lui disent au revoir en centre de rétention avant qu’elle ne doive quitter le territoire, suite à une rédaction insolente sur l’énonciation terroriste, et sans le père, à qui l’on a défendu de tenir une dernière fois sa fille dans ses bras ?

Quelques séquences réussies donnent toutefois à imaginer ce que le film aurait pu être s’il avait fait le choix de prendre parti – et pas nécessairement au sens politique, sinon dans le choix de la tonalité. Ainsi, l’intrigue qui accompagne le duo d’agents de l’Immigration ,interprété par Ford et Cliff Curtis, méritait mieux que de se trouver mêlé à tant de guimauve ; l’enquête menée par le vieux briscard humaniste au sein de la famille iranienne traditionnelle de son coéquipier atteint son paroxysme lors de la cérémonie de naturalisation tant attendue par les membres de cette fratrie, lorsque la terrible vérité d’un meurtre de sang froid vient rebondir contre les sonorités de l’hymne américain chanté avec le cœur et l’âme par les participants ; alors qu’une famille s’autodétruit, une autre, de dimension nationale, se forme. Là réside le vrai sujet, malheureusement à peine effleuré. Autre lieu, autres protagonistes : la jeune musulmane qui s’apprête à prendre l’avion esquisse, en silence, un dernier message à son père dissimulé dans la foule anonyme. A croire que ce n’était pas si compliqué, à apprécier ces beaux moments, que de faire preuve d’une belle humilité.

Eric NuevoEnvoyer un message au rédacteur

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