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DOGORA

Un film de Patrice Leconte

Au commencement étaient l'image et le son…

Dogora se situe en marge de la fiction et du documentaire et ne comporte pas d'histoire. Ni démonstration, ni récit, ce nouveau film de Patrice Leconte est davantage une expérience émotionnelle et sensorielle. Dans Dogora, l'image et la musique (composée par Etienne Perruchon) s'embrassent et font sens l'une pour l'autre ; aucun dialogue, aucune visée didactique ne viennent alourdir ou dénaturer cette symbiose qui nous ramène à une sorte d'essence du cinéma.

Ceux qui iront voir Dogora en craignant un énième film expérimental suintant la prétention et l'intellectualisme recevront sans doute un électrochoc. Car Dogora respire la simplicité, l'humilité originelle qui saisit un réalisateur quand il se laisse émerveiller par ce qu'il filme. Ce film est le fruit de deux chocs esthétiques vécus par Leconte et qu'il a ensuite réussi à synthétiser dans cette œuvre : l'un musical, survenu quand il a découvert la musique d'Etienne Perruchon, et l'autre visuel, éprouvé lors de son voyage au Cambodge où il a été bouleversé par l'esthétique et la poésie qui pouvaient transparaître d'une banale scène de rue.

Dogora est donc un film avant tout sensitif, qui ne dit pas mais suggère, qui donne corps à la matière au point qu'un plan serré sur un jean peut avoir mille résonances chez le spectateur : une réminiscence tactile, la pensée du chemin parcouru par le vêtement de sa fabrication là-bas, si loin, par des mains inconnues, jusqu'à nos grands magasins ou encore une réflexion sur le capitalisme…Chaque scène est un frisson nouveau, une expérience intime à laquelle la bande son donne une intensité extrême. La musique d'Etienne Perruchon n'est pas un support à l'image, elle ne fait pas corps avec le film mais est le film à proprement parlé.

Dogora s'ouvre d'ailleurs sur une scène de concert filmée en noir et blanc qui donne dès la 1 ère seconde la coloration impressionniste du film : les visages des musiciens sont floutés, seuls les traits du chef d'orchestre nous apparaissent et au milieu des multiples lignes créées par les archets et les bras tendus, se détache l'ovale des bouches des chanteurs. Dans cette scène comme dans toutes celles qui suivent, la mise en scène est d'une rigueur et d'une inventivité remarquables: photographie, angles de prise de vue et cadrages sont autant d'éléments qui témoignent de la parfaite maîtrise technique atteinte par Leconte.

Et c'est grâce à cette maîtrise que le film se distingue du documentaire ; Leconte joue de la subjectivité de l'image et un même objet peut prendre une connotation totalement différente selon le champ, le cadrage ou la lumière choisis. A cet égard, plusieurs séquences rappellent les « Correspondances » de Baudelaire ; l'une d'entre elles s'arrête sur des arbres « saignés » dont on extrait le latex et évoque tout à la fois la féminité, l'abandon physique et une certaine sensualité. Mais là où le réalisateur aurait pu céder à l'outrance, il préfère le pointillisme, la discrétion, et l'on sent une profonde prise en compte du spectateur, de sa sensibilité et de ses attentes.

L'homme est d'ailleurs un élément central de Dogora, au travers surtout de l'enfant, dont Leconte parvient à capter la contradiction essentielle : celle de l'extrême vulnérabilité mêlée à une profonde force, souvent exprimée dans leurs regards. Ainsi, des enfants laveurs de voiture apparaissent tout d'abord comme une armée se préparant à un pillage ; ils sont casqués de chapeaux et de bandanas et les breaks sur lesquels ils trônent soulèvent des nuages de poussière. Mais lorsqu'ils remarquent la caméra, leurs regards butés se figent et laissent apparaître une immense fragilité.

Décrire Dogora n'est donc pas chose aisée tant chaque plan mérite commentaire et chaque élément fait sens au sein d'une œuvre dense mais exceptionnellement unitaire. Peut-être suffit-il alors de dire que ce film offre des moments de grâce et une vision extrêmement sensible des paysages et des moments de vie qui sont ceux du Cambodge, mais pourraient être ceux de n'importe quel endroit de la terre où le regard de l'artiste peut se poser.

Delphine MuhlbacherEnvoyer un message au rédacteur

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