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DARK GLASSES

Un film de Dario Argento

Le retour gagnant du maestro

À Rome, une prostituée nommée Diana devient aveugle suite à l’attaque d’un tueur en série. La jeune femme recueille Chin, un jeune Chinois dont l’existence a elle aussi été marquée par le tueur. Diana et Chin vont alors s’allier pour se débarrasser du dangereux psychopathe…

A l’heure où nous écrivons ces lignes, il semble acté qu’en dépit d’une récente sélection au festival de Berlin, le come-back tant attendu de Dario Argento n’aura droit qu’à une future diffusion sur Canal+, faute d’un distributeur motivé à l’idée de le sortir. Cruelle injustice pour un film sur lequel, ne nous le cachons pas, les attentes étaient aussi élevées que la prudence était de rigueur. Le très décevant "Mother of Tears" avait déjà fait figure de cas de conscience : la position du grand Dario dans le cinéma populaire italien n’étant plus qu’une petite flamme pas toujours simple à garder allumée, la volonté de se montrer un minimum indulgent sur un cinéaste aussi important et révolutionnaire prend souvent le dessus sur l’envie de conchier ses derniers travaux – en particulier un "Dracula 3D" si honteux qu’il nous reste encore en travers de la gorge. Et d’un autre côté, le simple fait de considérer que le « film parfait » n’a jamais existé dans sa filmographie (des scories se sont toujours fait signaler dans le montage ou la direction d’acteurs) nous invite à rester le plus alerte possible, sachant pertinemment que l’errance et la fulgurance peuvent très bien cohabiter dans ses films, les meilleurs comme les pires. Où faut-il situer "Occhiali neri" là-dedans ? Déjà très clairement au-dessus de tout ce que le cinéaste a pu pondre depuis un bon moment. Argento efface ici d’un coup sec ses derniers navets (on en recense au moins cinq) au profit d’un vrai bon giallo (son genre de prédilection), certes sans un gramme du caractère révolutionnaire qui fut le sien à son âge d’or, mais avec une envie de filmer et une virtuosité qui, pour le coup, n’ont rien d’une vue de l’esprit.

Il est clair qu’Argento reste ici fidèle à ses obsessions et peu désireux de s’écarter du registre qui a fait sa gloire. On n’aura donc aucun mal à lire ce nouveau film sous deux angles : d’abord l’envie de s’amuser avec la modestie d’un vieux maître qui n’a plus rien à prouver, ensuite le désir de créer la surprise en tordant quelque peu ce qui a longtemps été son angle de visée. Parce que c’est bien de « vue » dont il est ici question : celle que perd une superbe prostituée italienne (Ilenia Pastorelli, très convaincante) à la suite d’un accident de voiture, lequel fut causé par un mystérieux tueur en série adepte du charcutage de tapineuses, et qui aura aussi envoyé ad patres les parents d’un petit enfant chinois que recueille la fille en question. Jolie inversion du schéma classique du cinéma d’Argento : là où ses protagonistes doivent toujours faire l’effort d’un regard amplifié et tourné vers ce qui est au-delà des apparences (revoyez "Les Frissons de l’angoisse"), l’œil est ici détruit au profit d’une amplification des quatre autres sens. Dès la (splendide) scène d’ouverture du film, cette éclipse solaire qui plonge Rome dans le noir préfigurait déjà tout de cet œil humain destiné à finir aveugle et à se démener tant bien que mal dans l’obscurité. Si Argento ne pousse pas l’idée jusqu’à jouer la carte ultra-radicale de l’écran noir subjectif (encore heureux !), il utilise au contraire la relation maternelle entre l’héroïne et le petit enfant (ici moins le protégé que le protecteur) pour favoriser la renaissance d’une femme qui s’extrait de sa solitude par la sororité, la parentalité et une nouvelle perception du monde extérieur.

Au fond, le récit a parfois l’air de rejouer le "Gloria" de John Cassavetes sous l’angle du giallo, avec une tripotée de meurtres sadiques et sanguinolents pour épicer le tout. On peut certes reconnaître que la structure narrative est assez basique, que le féminisme post-#MeToo est encore plus appuyé par la seule présence d’Asia Argento au casting, que le tueur est d’autant plus ridicule qu’on devine trop vite son identité, et qu’une ou deux scènes (en particulier celle des serpents) souffrent d’un montage un poil bordélique. Mais à côté de ça, Argento soigne ses cadres comme rarement via de belles perspectives symétriques, fluidifie son montage en évitant le plus possible les raccords trop abrupts, ne laisse jamais ses acteurs partir en roue libre, et injecte des zestes baroques dans des scènes où l’on ne s’y attend pas forcément. Même l’absence de Claudio Simonetti à la BO ne se fait jamais ressentir, tant les nappes électro et pulsatives d’Arnaud Rebotini (déjà à l’œuvre sur "120 battements par minute") réussissent presque à égaler les scores ancestraux des Goblin. Un vrai désir de cinéma, c’était tout ce qu’on espérait, et on l’a. La dernière fois que le grand Dario avait à ce point transpiré la grande forme, c’était avec "Le Syndrome de Stendhal". Soit il y a très exactement vingt-cinq ans. Merci maestro, vous nous aviez tant manqué…

Guillaume GasEnvoyer un message au rédacteur

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